Les éditions La Découverte ont publié une édition augmentée et réactualisée d'un essai de Sylvain Cypel, journaliste, correspondant du journal "Le Monde" en Israël (il y a couvert la seconde Intifada en 2001-2003) et aux Etats-Unis (de 2007 à 2013), ancien directeur de la rédaction de l'hebdomadaire "Courrier international", dont le père, comme le rappelle Sylvain Cypel dans son introduction, militant juif sioniste de gauche né en Ukraine et émigré en France, a vu une grande partie de sa famille exterminée pendant la Shoah après l'opération Barbarossa.
Nous avions écouté avec grand intérêt Sylvain Cypel invité par l'AFPS Centre-Finistère à l'espace Glenmor de Carhaix avec Leïla Shahid, Claude Léostic, Taoufiq Tahani, Jean-Pierre Jeudy, et Georges Cadiou le 3 octobre 2015 et la lecture de cet essai qui est une mine d'informations sur la politique et la société israélienne et décrit bien sa dérive raciste, fasciste, et colonialiste décomplexée, est à la fois éprouvante, car n'invitant pas à l'optimisme, mais aussi nécessaire pour comprendre ce qui se joue actuellement et comment Israël sert aussi de laboratoire pour les extrêmes-droites suprématistes partout dans le monde.
Cette édition d'un essai écrit en 2019 et publié une première fois en 2020, est complétée par une introduction courageuse, dense et lumineuse consistant en une analyse de la guerre israélienne à Gaza et des suites de l'attaque du Hamas du 7 octobre.
Sylvain Cypel rappelle en particulier "la caution donnée par Netanyahou à de nombreux racistes, antisémites, inclus".
"Ainsi, écrit-il, fin novembre 2003, en pleine guerre à Gaza, Elon Musk, le patron d'X, l'ex-Twitter, débarquait en Israël. Il fut acclamé par les dirigeants israéliens et les colons. Or le milliardaire est perçu aux Etats-Unis comme un fabricant de fake news et accusé d'antisémitisme dans la communauté juive... "qu'Israël embrasse Elon Musk est une repoussante trahison des Juifs, des morts comme des vivants" a titré Haaretz qui rappelait qu'avant le 7 octobre, le magnat "avait adopté la thèse du complot citée par Robert Bowers, l'auteur de la tuerie de Juifs américains la plus meurtrière de l'histoire" (ce carnage fut perpétré par un raciste blanc dans une synagogue de Pittsburg le 27 octobre 2018).
Netanyahou n'hésite jamais à qualifier l'ennemi de "nazi"... tout en cultivant les thèses des suprématistes blancs".
A propos du Hamas, Sylvain Cypel écrit:
"On sait peu que Benyamin Netanyahou créa en 1979 le Jonathan Institute, un club de réflexion qui contribua beaucoup à l'émergence du néoconservatisme américain. Dès l'époque, le "terrorisme" devient chez lui une catégorie uniforme, un "axe du mal" universel face aux "sociétés libres". Quant au terroriste, défini comme antinomie du "combattant pour la liberté", il constitue " une nouvelle race d'hommes qui ramènera l'humanité aux temps préhistoriques"... Face à lui, il n'y a rien à comprendre ni à discuter. (...)
L'historien israélo-britannique d'Oxford Avi Shlaim a répondu en termes simples à l'argumentaire des partisans de l'éradication du Hamas. Le Hamas, écrit-il, "n'est pas une pure et simple organisation terroriste, comme Israël et ses alliés occidentaux ne cessent de le répéter. C'est un parti politique doté d'une aile militaire dont les attaques contre les civils constituent des actes terroristes. (...). Et c'est un mouvement social de masse, une part importante du tissu de la société palestinienne, qui reflète son aspiration à la liberté et à l'indépendance.
L'échec de l'OLP à atteindre la liberté et le statut d'état explique en grande partie son influence croissante".
Si on nie cette réalité, on ne comprend rien à ce qui se passe entre Israéliens et Palestiniens qui est un conflit entre un État colonial et un peuple qui conteste sa domination. Le Hamas, parti islamique-nationaliste, est dominé par une idéologie plaçant la pratique de l'islam et la lutte armée pour la libération nationale au cœur de sa doctrine...
Benyamin Netanyahou a tout fait pour... préserver le pouvoir du Hamas sur Gaza!
L'historien israélien Adam Raz a amplement documenté cette stratégie de l'ennemi utile. Lors d'une réunion de son parti en mars 2019, Netanyahou déclarait: "Ceux qui veulent empêcher la création d'un Etat palestinien doivent soutenir le renforcement du Hamas (...).
Cela fait partie de notre stratégie: séparer les Palestiniens de Gaza de ceux de Judée-Samarie" (la Cisjordanie). Son conseiller, le général Gershon HaCohen, enfonçait le clou: "Disons la vérité. La stratégie de Netanyahou est d'empêcher l'option à deux États. Il fait donc du Hamas son partenaire le plus proche. Le Hamas est ouvertement un ennemi. Secrètement c'est un allié". Reste que la charte du Hamas adopté à sa naissance, en 1988, "est antisémite", écrit le professeur Shlaim. L'idéologie qui préside à l'éducation des enfants sous sa direction est un mélange d'ignorance profonde du judaïsme et d'antisémitisme atavique - exactement comme le sont en Israël les cours dans les écoles rabbiniques de la mouvance sioniste-religieuse, qui diffusent un racisme borne à l'égard des musulmans. La conception religieuse du Hamas s'accompagne d'une conception politique aussi problématique. Dans le combat anticolonialiste il a fait de la "lutte armée" son moteur indispensable.
Le Fatah palestinien, créé par Arafat en 1959, avait vu dans la guerre d'Algérie le modèle absolu. Et longtemps le modus operandi des nationalistes palestiniens se résuma à l'action terroriste.
Une fois l'OLP mise hors jeu après l'échec des négociations de paix israélo-palestinienne et une seconde intifada déclenchée fin 2000, le Hamas s'appropria la succession dans cette méthode de combat. Sa révolte aboutit à un échec politique sur toute la ligne.(...). Fatah et Hamas, les dirigeants palestiniens, à la grande différence, par exemple, de l'ANC en Afrique du Sud - n'ont jamais eu recours à la mobilisation populaire. Pourtant la seule victoire palestinienne a été obtenue à l'issue d'un grand mouvement populaire, organisé hors du contrôle de Yasser Arafat: ce fut la première Intifada (1987-1993) qui vit finalement l'OLP, préalablement qualifiée de "nazie" en Israël, être reconnue par le gouvernement israélien... Le Hamas n'a pas compris que le terrorisme, comme arme centrale de la libération nationale, avait fait son temps. Parce que le monde a changé, en particulier le monde bipolaire n'est plus. Si le 7 octobre 2023 a remis la Palestine au cœur des enjeux du Moyen-Orient, il a aussi apporté aux Palestiniens le plus grand malheur qui leur soit advenu depuis la Nakba, offrant à Israël l'occasion de réaliser ses espoirs les plus fous: mener enfin leur expulsion définitive de leur territoire ou, plan B, les écraser pour longtemps".
Sur la société israélienne et les suites du 7 octobre, Sylvain Cypel écrit aussi:
" En 70 ans, la société israélienne a beaucoup évolué: le racisme et la mentalité coloniale s'y imposent désormais très profondément. Sa jeunesse, génération après génération depuis 1967, lorsque Israël s'empara des Territoires palestiniens aujourd'hui encore occupés, apprend aux check-points la pratique du suprématisme juif. (...)
Dans une société où la frange mystique et ultra nationaliste parvenue quasi au faîte du pouvoir, a le vent en poupe, les thèses insérant l'attaque du Hamas dans une perspective messianique font flores. Tout ce qui advient était "écrit".
A les croire, les écritures sacrées autorisent tous les crimes en retour: l'entrée des Hébreux en Terre promesse n'a-t-elle pas commencé, selon le Bible, par un grand massacre perpétré à Jéricho? Dès lors, l'appétence génocidaire se manifeste. Je dis l'appétence tant qu'elle n'est pas suivie d'effet définitif. Mais le ministre du Patrimoine, Amihai Eliahou, à la question faut-il "lancer une bombe A sur la bande de Gaza pour tuer tout le monde?" répond: "c'est une option". Et d'ajouter: "Quiconque brandit un drapeau palestinien ne devrait pas continuer à vivre". Eliahou est un membre du parti raciste Otzma Yehudit (Puissance juive). Plus modéré, Yisrael Katz, ministre de l'énergie (Likoud) s'oppose seulement à toute aide humanitaire envers les Gazaouis. Un général de réserve, Giora Eiland, propose de les exterminer en diffusant des virus mortels. "Après tout, de graves épidémies au sud de la bande de Gaza nous rapprocheront de la victoire et réduiront le nombre de décès parmi nos soldats", écrit-il dans Yedioth Aharonoth, le quotidien le plus lu d'Israël. Ces déclarations ahurissantes mais explicites ne suscitent aucun scandale en Israël -hors de ses marges atterrées. L'idée la plus formulée est celle d'une nouvelle grande expulsion des Palestiniens.
Des dirigeants du Likoud, le parti de Netanyahou, et la totalité de l'extrême-droite coloniale l'exposent sans frein. Le député du Likoud Ariel Kallner s'exclame: "Un seul but: la Nakba! Une Nakba qui eclipsera celle de 1948!". Le 2 janvier 2024, Betzalel Smotrich, invite par la chaîne de télévision 14, explique que les deux millions de Gazaouis étant collectivement des assassins potentiels de Juifs, la seule option est de les expulser. Les Européens devront les accueillir. Smotrich est ministre des Finances et charge de le gestion "civile" des Territoires palestiniens. Les Palestiniens, on les met en cage et on les déplace comme des objets. La pensée coloniale à son zénith".
"Dans cette ambiance (ou les Palestiniens d'Israël sont menacés, ceux de Cisjordanie harcelés par les colons et l'armée - 300 ont été tués entre le 7 octobre 2023 et le 5 janvier 2024, et les voix pacifistes et anticoloniales en Israël intimidées) une partie modeste mais croissante de Juifs israéliens prend du champ. Ils partent, ou disent à leurs enfants de partir. Ces Israéliens sont souvent "progressistes, éduqués, travailleurs et laïques". Ils "abandonnent une fois pour toutes leur foi dans le projet national appelé Israël". Certains fuient les "psychopathes" qui dirigent ce pays, d'autres, plus souvent, partent pour avoir une vie meilleure, moins hystérique, plus pacifiée".
Sur la complicité des gouvernements américains et européens avec les massacres de masse en cours à Gaza, Sylvain Cypel écrit:
"En France, le président Macron suit son homologue américain à la trace. En visite en Israël, fin octobre 2023, il propose pour éradiquer le Hamas une alliance avec la France et les États-Unis comme en Irak et au Sahel! On voit d'ici Netanyahou hilare, raconter son offre à ses généraux. Que Macron continue ses papotages, tant qu'il nous laisse faire ce qu'on veut. De sa proposition, il ne reste rien. (...). Dans les médias, la solidarité avec Israël est restée prédominante. Et les tentatives de faire taire les voix en défense des Palestiniens se sont multipliées. Le gouvernement, dans un premier temps, a autorisé les manifestations pro-israéliennes et en a interdit certaines en défense des Gazaouis. La Hasbara avait restauré la prééminence de cette idée qu'Israël représente "le bastion avancé" de la civilisation face à la barbarie arabo-musulmane. En France et partout en Europe, une droite "décomplexée" vogue sur cette vague-la. (...) Que diront les historiens dans cinquante ou cent ans? Que cette guerre à Gaza fut emblématique d'une époque où Israël aura joué un rôle clef dans la légitimation d'un nouvel ordre mondial fonde non plus sur le droit, mais sur la force? Ou au contraire qu'elle aura symbolisé les derniers hoquets du colonialisme? Le 12 décembre 2023, l'assemblée générale de l'ONU votait, à une écrasante majorité, une résolution appelant au cessez-le-feu à Gaza. Les Etats-Unis votaient contre, et seules neuf autres nations lui suivaient; c'est dire l'isolement américain. (...).
Joe Biden et Antony Blinken passeront à la postérité comme ceux qui ont permis à Israël de perpétrer l'un des plus grands massacres et déplacements de population des débuts du XXIe siècle, à la dimension de ceux perpétrés par le syrien Assad contre son propre peuple et par le saoudien Mohammed ben Salmane (MBS) au Yémen. (...). Dans un monde où la xénophobie et le racisme prolifèrent de nouveau, et en conséquence l'attraction pour les hommes et les régimes "forts", Biden, et Macron à sa suite, ont suivi la voie qui les renforce plus encore, entraînant leurs pays dans le soutien à un État, Israël, devenu une incarnation, précisément, des politiques racistes et coloniales. Ils ont capitulé devant les théories éculées du "choc des civilisations" que l'on voit revenir au grand galop. Biden, Macron et l'"Occident" en général seront les grands perdants de cette faillite. En donnant quitus à Netanyahou, en acceptant sans ciller les bombardements et le déplacement de 2 millions d'êtres humains, eux et leurs semblables n'ont pas seulement perdu toute légitimité à donner aux autres des leçons, ils ont aussi pavé la voie de leurs adversaires... Qui croira à la sincérité de Biden la prochaine fois qu'il dénoncera de nouveaux crimes de guerre russes en Ukraine? A l'heure où j'écris ces lignes, on ne sait pas si Donald Trump reviendra au pouvoir et si Marine Le Pen y accédera. Mais si cela advient, on saura qui auront été les porteurs d'eau"
Sylvain Cypel, introduction à " L' État d'Israël contre les Juifs", La Découverte, édition augmentée et réactualisée parue en mars 2024 (La Découverte, 13€)