Luchino Visconti: celui qui ouvrit les portes du Néoréalisme entre beauté et Résistance
Partie 5
Entre réalisme et mélodrame : Senso et Le notti bianche
Visconti, après l’expérience cinématographique de « Bellissima », continue avec ses expérimentations théâtrales mettant en scène d’abord « L’Auberge » de Goldoni au Théâtre La Fenice de Venise, puis « Trois sœurs » de Anton Tchekhov au Théâtre Eliseo de Rome, en renversant en même temps la récitation maniérée des éditions précédentes des spectacles et leur chorégraphie baroque. Le réalisateur se rapproche d’un réalisme cru, essentiel, moderne, qui le conduit aussi à faire évoluer sa vision cinématographique. Elle s’éloigne de plus en plus de l'époque néo-réaliste désormais arrivée à son terme et qui se transforme avec le début de comédies qui continueront à être produites dans les années à venir par l’industrie cinématographique italienne.
Luchino Visconti s'oriente de plus en plus vers une réappropriation du mélodrame qui trouvera son point d’aboutissement dans « Senso ». Il tourne d'abord l’épisode « Anna Magnani » dans « Siamo donne » (1953). Le film collectif est basé sur une idée de Cesare Zavattini qui voulait démystifier la figure de la diva, en engageant quelques grandes actrices pour raconter des épisodes privés de leur vie.
Nous sommes à Rome en 1943 et Anna Magnani doit se rendre au théâtre pour un spectacle. Mais elle a une dispute avec le chauffeur de taxi qui veut lui faire payer le transport du chien. L’actrice se refuse parce qu’il est de petite taille, et il naît ainsi de cet incident une série d’imprévus qui l’amèneront en retard au théâtre. Bien que considéré comme un travail mineur, en fait, le court-métrage renverse complètement les théories zavattiniennes et Visconti construit un portrait sanguin et vrai de l’actrice romaine avec une performance digne de sa grandeur. La diva Magnani est "authentique" parce que populaire, vraie femme. Le court-métrage sert de jonction avec la deuxième période du cinéma viscontien, où la mise en scène théâtrale se mêle à celle du quotidien. La séquence à l’intérieur de la caserne des carabiniers où l’on constate la taille de l’animal donnant raison à l’actrice est une scène naturelle, avec la cour où les militaires se montrent comme pour assister à un spectacle. Cette séquence s’oppose à la scène finale du théâtre, où la Magnani chante une chanson populaire, jouant une vendeuse de fleurs. Le théâtre de la vie se greffe sur le théâtre de la fiction.
En synthèse, Visconti évoque les thèmes qu’il aborde dans la grande fresque de « Senso » (1954). Situé à Venise en 1866 pendant la troisième guerre de l’Indépendance, l’histoire raconte un amour impossible entre la belle Comtesse Livia Serpieri (Alida Valli) et le lieutenant autrichien Franz Mahler (Farley Granger) ; amour né sur la scène du théâtre de la Fenice pour sauver le cousin de Livia, le marquis patriote Ussoni (Massimo Girotti) qui a défié Franz en duel. Dans le théâtre est en scène « Il Trovatore » de Giuseppe Verdi et quand il y a le solo du ténor qui incite les hommes aux armes, les patriotes irrédentistes lancent des tracts qui acclament à l’unité nationale et à l’éloignement des forces d’occupation. La séquence initiale est un véritable chef-d’œuvre de mise en scène et de cadrage par le réalisateur. La représentation de « Il Trovatore » se fond avec ce qui se passe dans la réalité, mais toujours à l’intérieur du théâtre, comme pour souligner le côté mélodramatique de l’action, le spectacle excessif face à un épisode toutefois mineur de protestation. La caméra se déplace horizontalement et verticalement, en partant de la scène et en encadrant le public dans la salle et le long des scènes et des galeries bondées de spectateurs. Les militaires autrichiens sont assis dans les premières rangées et sont symboliquement "attaqués" par les acteurs armés en face et inondés par les tracts et les cris de protestation du public d’en haut. Déjà ici, nous avons en résumé ce que sera l’affrontement armé sur le terrain entre les troupes autrichiennes et italiennes.
Cette première partie de « Senso » renferme deux styles de grande élégance qui se retrouveront tout au long du film. Le premier est la théâtralité du mélodrame, puisque tous les intérieurs sont toujours aménagés comme si on était en présence d’une représentation sur scène (la maison de la Serpieri, la villa de campagne, la chambre en location à Vérone où Mahler vit) mais aussi les extérieurs tels que les « calli » vénitiennes ou les rues nocturnes de Vérone dans les séquences finales sont filmés comme sur une scène naturelle. Le deuxième style est le reflet du miroir qui dénote la duplicité des deux personnages : d’une part, la femme qui, par une passion folle trahit les idéaux du Risorgimento et l’amour pour son cousin, de l’autre celle de Mahler qui est en réalité amorale, lâche, dévoué seulement à l’argent qui se fait donner par les femmes, trahissant l’image d’officier et de galant qu’il devrait représenter.
Pendant presque tout la durée du film, en outre, la Serpieri utilise des voiles et des tulles qui arrivent à couvrir son visage complètement, comme pour cacher sa vraie nature de femme qui sacrifie sa propre morale et les idées de liberté (exprimées au contraire sans hésitation au visage découvert au début du film).
Tiré d’un récit de Camillo Boito, le scénario complexe est écrit par le même Visconti avec Suso Cecchi d'Amico et la collaboration de Carlo Alianello, Giorgio Bassani, Giorgio Prosperi et de Tennessee Williams et Paul Bowles qui soignent en particulier les dialogues des deux amants, qui greffent le mélodrame personnel des deux personnages à l’intérieur d’un décor historico-culturel plus vaste.
Visconti se sert des costumes de Marcel Escoffier et de Piero Tosi et des décors d’Ottavio Scotti qui reconstruisent dans le détail le cadre historique dans lequel les personnages se déplacent. « Senso », visuellement, est une magnifique synthèse de la peinture du XIXe siècle avec des références à Francesco Hayez, Giovanni Fattori et au mouvement des « Macchiaioli », où l’on peut admirer les compositions soit dans les intérieurs des palais et des villas, soit dans les extérieurs des campagnes. Mais surtout, la fusillade final de Mahler sur les murs de Vérone la nuit à la lumière des torches reprend les toiles du peintre espagnol Francisco Goya. Cette utilisation de la musique et de la peinture élargit le souffle culturel du film, la rendant riche du point de vue expressif et élargissant au maximum les potentialités du moyen cinématographique.
Le mélodrame pour Visconti devient ainsi l’art national véritable et original à opposer à une politique pauvre, périphérique, face aux événements européens de l’époque qui représentent par translation celle de l’actualité historique du réalisateur. Si la lutte pour l’unité nationale était tout à fait secondaire par rapport aux mouvements historiques européens et mondiaux, tout comme l’Italie d’après-guerre était un pion à l’intérieur du front occidental dans la politique mondiale des deux blocs (américain et soviétique), ce qui reste comme expression nationale originale est le mélodrame, forme de réalisation d’un esprit artistique concret et original. Du reste, la conscience de la nation est loin d’être formée, ainsi que l’idée d’un bien public, et tout se résout en passions individualistes, véritables fins en soi qui ne conduisent qu’à la trahison et à la tragédie finale, ainsi que dans le fond le Risorgimento est défini comme une "révolution trahie".
Mais « Senso » est aussi une œuvre de grande inspiration scénique. Il reste un exemple, plus unique que rare, dans le cinéma italien, la représentation sans rhétorique des batailles du Risorgimento, en particulier la défaite à Custoza des troupes du général Alfonso La Marmora contre celles d’Alberto d’Autriche. Tout en étant vaincu, le Royaume d’Italie annexe la Vénétie en profitant de l’alliance avec les Prussiens qui battent les Autrichiens à Sadowa en les forçant à la capitulation. Les séquences sur le champ de bataille de Custoza rendent de façon réaliste le mouvement chaotique et peu organisé des troupes italiennes du fait d'incompréhensions entre La Marmora et le général Enrico Cialdini, en faisant vivre au spectateur le caractère dramatique de ces moments. Visconti privilégie des cadrages dans des champs longs en évitant les gros plans, en soulignant l’inutilité de cette bataille sanglante. Le film, principalement pour cette raison, est frappé par la censure précisément pour l’esprit révolutionnaire, qui contraint la coupe des scènes où l’état-major empêche l’intervention des patriotes civils par peur d’un tournant démocratique. Et c’est aussi une des raisons du boycott du film à l’Exposition du Cinéma de Venise en réduisant les probabilités de l’attribution du Lion d’Or. Mais cela ne l’empêche pas de devenir l’un des chefs-d’œuvre reconnus pas seulement de Visconti, mais du cinéma italien.
Dans un article paru sur « L’Europeo » en 1966 Luchino Visconti affirme :
"Cinéma, théâtre, opéra : je dirais que c’est toujours le même travail. Malgré l’énorme diversité des moyens utilisés. Le problème de faire vivre un spectacle est toujours le même. C'est plus d’indépendance et de liberté dans le cinéma, bien sûr, et dans le cinéma le discours devient toujours très personnel : on est beaucoup plus auteur en faisant un film, même s’il s’agit d’un film de d'adaptation littéraire. Mais il faut aussi dire que le cinéma n’est jamais de l’art. C’est un travail d’artisanat, parfois de premier ordre, plus souvent de deuxième ou de troisième ordre".
Cette déclaration apparaît comme une dévalorisation du cinéma en tant que septième art, en la réduisant à un simple artisanat. Et il peut sembler étrange pour quelqu’un comme Visconti, plus connu pour ses productions cinématographiques. Mais ce qui importe dans cette déclaration, ce sont trois concepts. Le premier est que, de toute façon, le réalisateur d’un film est un "auteur" autonome et peut donc, en tant que tel, exprimer sa poétique. Le second, pour Visconti, le mélange - et l’influence - entre cinéma, théâtre et opéra est évident et se répercute dans tous ses films. Le troisième aspect est le discours sur l’art et l’artisanat.
Il est indubitable que le cinéma est un ensemble d’autres arts : photographie, peinture, écriture, sculpture, théâtre, poésie; tout comme l’aspect collectif de l’équipe technique pour réaliser un film est déterminant. Le décor, la construction du décor, les costumes, bref, tout ce qu’on appelle le profilmique, sont faits par de grands artisans, par des personnes qui utilisent l’esprit, les mains et la passion. Et l’artisanat élevé frôle l’art. Art et artisanat dans le cinéma se mêlent et à plus forte raison dans celui de Visconti, où la recherche du détail, de l’objet, de leur disposition, de la scénographie et des costumes n’est jamais secondaire. Un discours qui a conduit beaucoup à accuser Visconti d’être une esthète formaliste.
Mais dans la réalité, le cinéma de Visconti est complexe et contradictoire dans son opération de fusion entre culture et spectacle, né de la crise personnelle et sociale de ces années, où les ferments innovateurs allaient diminuer.
"Nuits blanches" (« Le notti bianche »), sorti en 1957, est comme le signe emblématique de cette vision du cinéma - et de cette crise. Le film naît d’une production indépendante, dont font partie Visconti lui-même, Suso Cecchi D'Amico, Marcello Mastroianni et Franco Cristaldi, qui, pour surmonter les difficultés d’ordre économique traversée par le cinéma italien, décident de s’autofinancer, en fondant CI.AS (Cinématographique associée).
S’inspirant du récit homonyme de Dostoïevski, sur proposition de Suso Cecchi d'Amico, Visconti écrit le scénario ensemble, bouleversant l’original, transportant l'histoire à notre époque, dans un lieu qui pouvait être n’importe quelle ville italienne.
Marcello Mastroianni joue le personnage de Mario, tandis que le personnage de Natalia est confié à l’actrice Maria Schell, rencontrée par Visconti peu avant le tournage, et qui récite de mémoire les répliques en ne connaissant pas l’italien. Précisément par le type d’histoire d’amour contrasté, aussi bien aléatoire que littéraire, Visconti, en utilisant Mario Chiari et Mario Garbuglia, cherche à donner corps aux événements des deux personnages en s’appuyant sur la scénographie, en faisant construire une ville miniature dans le studio 5 de Cinecittà et en demandant à Giuseppe Rotunno de créer une photographie « d'atmosphère », en tournant en nocturne et en jouant sur les ombres et les lumières artificielles. Considéré comme une œuvre mineure, « Le notti bianche » remporte le Lion d’argent à l’Exposition du Cinéma de Venise en 1957, pour sa reconstruction où l’élément théâtral et scénographique devient prépondérant.
Un travail grandiose, de haut artisanat, justement, apprécié pour la capacité de rendre réel ce qui n’est pas. Pour Visconti, le film est aussi l’occasion d’explorer des voies nouvelles, inhabituelles. Une fois de plus, le mélange de cinéma, de théâtre et de littérature devient un terrain pour se détacher d’un style traditionnel et maniériste de l’époque, de la comédie à l’italienne et d’un néoréalisme désormais disparu et assimilé aux films qui traitent de sujets où le protagoniste est « le peuple », mais caricatural et avec un style maniériste. De plus, « Le notti bianche » devient le contrepoids positif de « Senso » : si dans ce dernier nous avons des personnages remplis d’inquiétude existentielle, où l’amour conduit à la ruine, dans « Le notti bianche » Visconti décrit des personnages qui croient en l’espoir, en attente de l’amour véritable, et Natalia est à la fin récompensée par l'union avec l’homme qu’elle aime et qui s’était éloigné. Inversant les attentes avec une fin heureuse, cette vision "néoromantique" dicte le dépassement définitif du néoréalisme par Visconti (après Bellissima), de plus en plus conscient que la route à parcourir est celle d’un réalisme où la culture et l’analyse politique-sociale sont des éléments essentiels.
Andréa Lauro, 28 avril 2020