Cet après-midi, un documentaire accablant dénonçant l'insertion de l'agriculture dans la mondialisation financière et les logiques d'appropriation capitaliste des ressources naturelles a été projeté à La Salamandre avec un accès gratuit à l'occasion de la Semaine de la Solidarité Internationale et à l'initiative de l'association "Peuples Solidaires".
Une soixantaine de personnes ont pu découvrir ce documentaire pédagogique et poignant d'Alexis Marant (diffusé préalablement sur Arte en avril 2010, 90 mn) qui nous a fait voyagé de la bourse de Chicago et du congrès de l'agro-business dans un hôtel de luxe à New-York aux campagnes éthiopiennes, uruguayennes, argentines, en voie de bouleversement profond, en passant par les salons ministériels d'Adis Adeba, d'Arabie Saoudite, et les bureaux parisiens de gestionnaires de fortune sans scrupules.
On y voit comment après la crise des subprimes et les secousses financières de 2007-2008, les matières premières agricoles ont fait l'objet de toutes les convoitises des spéculateurs, ce qui a amené de gros entrepreneurs à se positionner pour acheter des centaines de milliers d'hectares de terres cultivables dans les pays en voie de développement afin d'y déployer une agriculture intensive polluante visant l'exportation, en négociant des contrats hyper avantageux avec des Etats faibles, corrompus, et dirigés par des élites acquises au néo-libéralisme, quitte au passage à exproprier les paysans ou à bafouer le droit coutumier qui accordait la jouissance de terre pour leurs élevages, leur culture, leur vie ou leurs cultes, aux populations locales.
Le capitalisme a fait son entrée remarquée sur la scène historique en Angleterre au XVIème siècle avec le phénomène des enclosures dénoncé par Thomas More dans son Utopia, ce mouvement d'expropriation des paysans par les bourgeois ou nobles devenus gros propriétaires terriens en brisant la proprité collective traditionnelle. Par la suite, le capitalisme a toujours renforcé sa domination sur l'ensemble des pans de la vie humaine en absorbant ses marges, les zones de l'économie rustique ou de propriétés traditionnelles qui l'ignoraient. Ce mouvement historique atteint aujourd'hui un stade tragique pour les hommes et l'environnement avec la destruction programmée de l'agriculture paysanne vivrière auto-centrée par la décentralisation du néo-colonialisme, jusqu'ici l'apanage des occidentaux. La concurrence mondiale des économies et les objectifs d'augmentation de la production alimentaire justifient ces acquisitions agressives des entrepreneurs internationaux du foncier des pays pauvres.
Comme ceux du Nord, les investisseurs des pays du sud parient actuellement sur le renchérissement des denrées alimentaires et de la terre liés aux coûts croissants des énergies, au développement des agro-carburants, à l'épuisement des capacités des sols et à l'augmentation de la population mondiale, en annexant des parties entières de pays qui comptent encore 60 à 80% de paysans, souvent déjà mal nourris, qui n'ont plus d'autres ressources que de travailler à la tâche pour des salaires de misère afin d'augmenter les profits d'investisseurs lointains ou de s'exiler en ville où ils auront le plus grand mal à acheter les denrées alimentaires importées ou vendues au prix du marché mondial.
On voit ainsi dans ce documentaire un gros capitaliste indien sans état d'âme qui produit dans de grandes serres en Ethiopie des centaines de milliers de roses pour le marché européen et se positionne également en louant des régions entières pour produire de l'huile de palme ou de riz basmati qui seront exportés jusqu'à des ports soudanais et stockés en attendant qu'ils aient acquis des prix intéressants sur les marchés mondiaux. Ces concessions sont accordées de manière gratuite les premières années par un gouvernement qui réprime les contestations des paysans-éleveurs et villageois et entend jouer à fond la carte de l'ouverture au libre-échange et aux investisseurs étrangers pour posséder (dit-il, mais on peut aussi penser à des dessous de table qui fluidifient les relations avec les investisseurs...) le capital et l'innovation technique nécessaires à l'industrialisation du pays.
L'Ethiopie, comme le Rwanda ou d'autres pays d'Afrique de l'est, va jusqu'à répondre aux convocations sur son territoire des princes et hommes d'affaire saoudiens qui entendent s'approprier ses terres pour faire face à l'épuisement des nappes phréatiques en Arabie Saoudite du fait d'une agriculture utilisant des techniques d'irrigation intensives. Des gestionnaires de portefeuilles financiers en Europe, aux Etats-Unis, en Afrique, au Japon, en Australie, en Chine, et dans bien d'autres pays riches encore, achètent des propriétés immenses en Amérique du Sud pour y produire, avec des plantes transgéniques et une utilisation des sols qui les épuisent à court terme, quand elle ne conduit pas à de la déforestation massive, des aliments d'élevage (soja, maïs), mouvement d'acquisition foncière qui fait monter les loyers de la terre pour les agriculteurs locaux et les met au chômage du fait du court massif à la mécanisation.
Ce business est logique, froid, rationnel, comme les hommes qui s'en servent pour s'enrichir: il conduit à l'exode rural, à la desespérance et à l'appauvrissement des ruraux des pays pauvres, comme à une insertion toujours plus grande des circuits alimentaires occidentaux dans les échanges mondiaux qui se fait au détriment des agriculteurs tout en dégradant de manière irréversible les écosystèmes. La souveraineté et la sécurité alimentaires des peuples sont bafouées dès lors que la moindre variation du marché mondial des matières premières les met à la merci des famines. L'augmentation des capacités de production n'est en aucun cas orienté vers les besoins des hommes les plus nécessiteux de cette planète.
Les moyens de cette politique conduite quasiment mondialement qui condamne à la malnutrition un sixième des hommes sont l'impérialisme des Etats les plus puissants internationalement qui défendent à l'OMC ou dans des négociations bilatérales leurs investisseurs par les moyens d'une sacralisation du libre-échange et d'une condamnation sans appel de la protection des marchés intérieurs et de la défense de l'agriculture paysanne.
On peut en retirer de ce film et de l'intéressant débat qui lui a succédé, animé par des bénévoles de peuples Solidaires, quelques réflexions:
-dans le contexte actuel de domination des logiques capitalistes dans les Etats occidentaux ou les économies émergentes du sud (Chine, Inde, Brésil...), il semble illusoire d'attendre d'accords mondiaux, de conventions internationales, une protection de l'agriculture vivrière des pays pauvres et des intérêts des populations les plus déshéritées de la planète au nom de la lutte contre la faim. Ainsi, au sommet de Rome en 2009, organisé par la FAO et financé par l'Arabie Saoudite, le seul chef d'Etat du G20 présent était celui du pays hôte, et c'est à Khadafi qu'il est revenu de dénoncer le nouvel âge, agricole, de l'impérialisme... Bien nourrir la population mondiale ne nécessiterait pourtant en soutien à la recherche et aide publique qu'à peine 10% (si je me souvient bien de la proportion indiquée dans le film, mais c'est peut-être moins encore) des dépenses d'armement mondiales actuelles.
L'aide humanitaire, la sensibilisation du consommateur et la promotion du commerce équitable, s'ils ne s'accompagnent pas de mesures contraignantes pour le développement des circuits courts, d'une agriculture écologique et relocalisée, et d'une régulation moins inéquitable du commerce des denrées agricoles, ne seront pas non plus d'une efficacité globale garantie. En particulier, les consommateurs ont tendance, surtout avec la crise, à aller toujours vers les produits à bas coût. Dès lors, seuls à mon sens les combats de lutte des classes (mais les paysans ont souvent du mal à s'organiser contre les élites urbaines pour faire valoir efficacement leurs intérêts ) et la défense politique des intérêts du grand nombre dans chaque pays, avec pour mot d'ordre le droit au partage de la terre et à la sécurité alimentaire, peuvent permettre de résister à cette annexion des biens publics pour le profit des investisseurs et des entrepreneurs de l'agro-business mondialisé. Dans des pays d'Amérique latine comme la Bolivie, le peuple a pu mettre dehors des gouvernements au service de l'oligarchie nationale et mondiale: c'est donc possible, et cela provoque des effets de contagion. Autre exemple: à Madagascar, en pleine période d'émeutes de la faim, le précédent président est tombé parce qu'il avait vendu pour une bouchée de pain (mais de grosses sommes d'argent virées sur son compte en banque par derrière) presque un tiers des surfaces cultivables du pays au groupe coréen Dawoo...
L'enjeu de la terre et de l'alimentation peut donc amener les populations à se révolter contre des gouvernements n'ayant que peu ou pas du tout de sens de l'intérêt général.
Remercions en tous cas la Salamandre et les bénévoles de l'association Peuples Solidaires de Morlaix-Saint Pol de Léon pour avoir oeuvré à la prise de conscience de ce phénomène d'accaparement des terres au niveau mondial, par le jeu d'un vaste monopoly financier qui ne fait que commencer, phénomène qui rappelle l'exigence de la lutte - et sa portée mondiale- contre ce système inhumain qui fait passer l'argent avant les besoins humains et les solidarités indispensables.