Rassemblement au port du fret devant l'Ile longue en janvier 2025 avec Shigemitsu Tanaka, survivant de Nagasaki
Rassemblement au port du fret devant l'Ile longue en janvier 2025 avec Shigemitsu Tanaka, survivant de Nagasaki
Dirigeant de Nihon Hidankyo, organisation de survivants japonais des bombes A et H lauréate du Nobel de la Paix 2024, Shigemitsu Tanaka prône la fin des armes nucléaires. À 84 ans, il observe avec effroi l'essor d'un bellicisme global.
Axel Nodinot, L'Humanité, 14 février 2025
Il avait 4 ans, mais se souvient encore de ce 9 août 1945, quatre-vingts ans plus tard. Le jeune Shigemitsu Tanaka jouait dans le jardin familial avec son petit frère et son grand-père. « Papi, papi, l’avion ! » se rappelle-t-il avoir crié quand le bombardier B-29 états-unien a survolé la vallée de Nagasaki. Le pilote avait déjà largué « Fat Man », la bombe atomique qui a tout ravagé sur 4 kilomètres carrés à la ronde.
« À peine l’avais-je entendu qu’un nuage blanc a tout soufflé », se remémorait l’octogénaire lors d’une conférence de presse organisée par le Mouvement de la paix et la CGT. « Tanaka-senpai » (l’aîné) est encore en forme pour son âge. Sûrement parce qu’il refuse de quitter ce monde sans l’avoir vu débarrassé de ses 9 500 ogives nucléaires, partagées par neuf pays. Ce combat, mené avec ses camarades de Nihon Hidankyo, la confédération japonaise des organisations des survivants des bombes A et H, leur a valu le prix Nobel de la Paix 2024.
Ainsi que la reconnaissance de tous ces hibakusha (les survivants et leurs descendants), qui veulent qu’on se souvienne des « trois catastrophes » : Hiroshima, Nagasaki et 1954, quand les États-Unis testent la bombe H, « mille fois plus puissante que la bombe atomique », dans le Pacifique.
« Ma mère se demandait s’ils étaient vraiment humains », se rappelle-t-il, montrant d’horribles photos de paysages désolés, d’enfants gravement brûlés ou malformés à cause des radiation
s. « Plus jamais ça », que ce soit au Japon ou à Crozon, en Bretagne, où Shigemitsu Tanaka a imploré la France, quatrième puissance nucléaire, de démanteler ses ogives.
Comment, vos camarades et vous-même, avez-vous ressenti le fait d’avoir reçu le prix Nobel de la paix 2024 ?
Évidemment, nous avons été extrêmement émus lorsque nous l’avons appris, ainsi que lors de la réception de ce prix Nobel à Oslo. Et nous avons conscience de notre responsabilité quant à la nécessité de renforcer encore notre mouvement pour l’abolition des armes nucléaires. Lors de la conférence de presse dans la capitale norvégienne, nous avons pu voir qu’il y avait des journalistes du monde entier devant nous.
Ça a vraiment été le moment où nous avons réalisé que les irradiés et les hibakusha étaient enfin mis sur le devant de la scène. Maintenant, nous sommes vraiment reconnus. Je le vois dans ma ville de Nagasaki, où j’habite toujours. Il y a maintenant beaucoup plus de demandes de la part des médias, depuis l’attribution du prix Nobel à Nihon Hidankyo.
Cet événement bouleverse beaucoup de choses. Par exemple, au sein du conseil de la préfecture de Nagasaki, il y a des élus du Parti libéral démocrate (PLD, parti de droite nationaliste du premier ministre Shigeru Ishiba – NDLR). Bien qu’ils soient très militaristes et proches des États-Unis, nous leur demandons depuis des années de plaider pour la ratification du traité sur l’interdiction des armes nucléaires (Tian). Ils s’y opposaient fermement, ça ne les intéressait pas. Juste après l’attribution du prix Nobel de la paix, ce sont ces élus PLD de Nagasaki qui ont proposé aux élus de l’opposition de porter cette résolution !
Le 8 janvier, les membres de Nihon Hidankyo rencontraient justement le premier ministre japonais Shigeru Ishiba. Qu’en retenez-vous ?
Oui, nous étions sept délégués de la confédération. C’est peut-être la seule et unique fois que nous avons ressenti que nous étions reçus par quelqu’un qui ne se réjouissait pas de cette attribution. D’abord, nous ne sommes restés que trente minutes. En plus, nous n’avons eu droit qu’à un verre d’eau !
Nous avons parlé, surtout pour leur demander, au premier ministre et au gouvernement, de participer à la ratification du Tian, d’améliorer les indemnisations des hibakusha, qui sont largement insuffisantes. Mais, sur ces questions, il n’a même pas daigné nous répondre. En fait, il ne nous a pas vraiment écoutés. Nous avons l’impression que cette reconnaissance ne lui plaît pas.
Lors de l’aller-retour en Scandinavie, nous avons pris la compagnie aérienne scandinave SAS Airlines. Celle-ci a vu que nous étions en classe économique et a tout de suite réagi en disant : « Mais ce n’est pas possible, on va vous mettre en business ! »
Donc nous avons pu revenir au Japon plus confortablement. Cela pour vous dire que nous sommes beaucoup mieux traités et considérés à l’étranger que dans notre propre pays. Il faut savoir que de tout temps et jusqu’à maintenant le gouvernement japonais s’est toujours comporté de cette manière envers les irradiés et les hibakusha, sans jamais nous considérer.
Nous commémorons cette année les 80 ans des bombardements de Hiroshima et de Nagasaki. Votre combat pour la mémoire est-il prégnant au sein de la société japonaise, en dehors du gouvernement, notamment chez les jeunes générations de l’archipel ?
Quatre-vingts ans après ces bombardements, il est vrai que la mémoire s’estompe un peu chez les jeunes générations. Les années qui ont suivi, beaucoup d’efforts ont été faits pour l’éducation à la paix, mais le gouvernement ne fournit plus autant d’efforts désormais.
Cette question est mise de côté, nous avons donc un peu peur que notre mémoire, celle des bombardements et de la guerre, disparaisse. La question de la transmission est évidemment très importante pour nous, c’est pourquoi nous essayons de témoigner le plus possible, de raconter ce que nous avons vu, ce que nous avons vécu.
Malgré tout, la mémoire a été entretenue par des monuments, des expositions, des activités menées par exemple par Gensuikyo (une ONG japonaise contre les bombes A et H – NDLR). Chaque année, nous prenons également part à la conférence internationale contre les bombes A et H à Hiroshima et Nagasaki.
Ce sont les efforts des associations, des gens, des hibakusha de la 2e et de la 3e génération qui permettent tout de même cette transmission. L’université de Nagasaki, par exemple, est le seul endroit au monde qui dispose d’un centre de recherche travaillant aux moyens d’abolir les armes nucléaires. Il y a aussi des séminaires qui sont conduits auprès des lycéens pour transmettre nos témoignages et étudier les bombardements atomiques. C’est en fait la question la plus importante pour nous.
Plus largement, on observe une volonté de remilitarisation du Japon chez les derniers gouvernements de droite. Que pensez-vous de cette remise en question de la Constitution pacifique ?
C’est absolument incroyable. Avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, l’empire du Japon a tué des millions de personnes lors de ses invasions en Asie. Entre 2 et 3 millions de soldats japonais sont également morts. On s’était donc dit, à l’époque, « plus jamais la guerre ».
C’est pourquoi la Constitution pacifique est très importante pour les Japonais. Je pense qu’encore aujourd’hui la majorité d’entre eux veut conserver ce texte fondamental. Par contre, parmi les élus de la nation, de droite notamment, il y a effectivement de plus en plus une volonté de changer la Constitution pour pouvoir faire la guerre. C’est aussi l’alliance avec les États-Unis qui les pousse à se réarmer.
Même les soldats des Jieitai (les Forces japonaises d’autodéfense – NDLR) sont mécontents, beaucoup veulent les quitter, et les jeunes ne souhaitent pas forcément y travailler. Heureusement que, lors des dernières élections, le PLD a perdu sa majorité au Parlement.
Le détricotage de la Constitution est progressif, sous la houlette des gouvernements de droite. L’administration Shinzo Abe de 2012 à 2020 a décrété que le Conseil des ministres pouvait désormais changer les lois. Ils en ont donc profité pour autoriser le déploiement des membres des Jieitai sur les zones de conflit.
Ensuite, les années de Fumio Kishida (2021-2024) ont vu le budget militaire augmenter considérablement, et Shigeru Ishiba (depuis 2024) continue cette œuvre néfaste. Il veut que la défense compte pour 2 % du PIB japonais d’ici à 2027 (contre environ 1 % d’habitude – NDLR). Cela représenterait le double du budget de l’éducation et 10 % du budget de l’État !
Cette militarisation est malheureusement à l’œuvre partout, en Asie-Pacifique mais aussi dans le monde entier. Du haut de vos nombreuses années d’expérience à prôner la paix, comment inverser la tendance ?
Je ne suis pas homme politique, je ne suis qu’un hibakusha ! Mais, effectivement, j’observe l’état du monde, où de plus en plus de forces veulent consolider leur arsenal et leur dissuasion militaires. Même à l’intérieur de chaque pays, on a l’impression que les gens et les dirigeants cherchent les divisions, les conflits.
Ce sont des conséquences de la montée de l’extrême droite, un peu partout dans le monde. Nous, qui sommes à l’opposé de leur vision, devons promouvoir le dialogue et la solidarité. C’est comme cela que les gens se connaîtront, se comprendront et seront en paix.
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