La fusion entre Fincantieri et Naval Group, l’autre dossier entre la France et l’Italie
En dépit des tensions diplomatiques, le nouveau premier ministre italien avait une bonne raison de se rendre à l’Élysée : discuter de l’avancement du projet de rapprochement entre les chantiers publics navals italiens Fincantieri et les anciens arsenaux français Naval Group.
n dépit des tensions diplomatiques entre la France et l’Italie sur l’immigration, il y avait une bonne raison pour que le nouveau premier ministre italien rencontre, malgré tout, Emmanuel Macron ce vendredi 15 juin à l’Élysée. Pas plus que son prédécesseur, Giuseppe Conte ne veut laisser passer la chance historique que lui offre le gouvernement français actuel : réaliser une fusion entre les chantiers navals italiens Fincantieri et Naval Group (ex-DCNS).
Alors que le groupe public naval italien a déjà récupéré 50 % des chantiers de Saint-Nazaire pour 80 millions d’euros – les actifs du chantier sont estimés entre un et deux milliards d’euros –, le gouvernement français propose de prolonger la coopération en y adjoignant les anciens arsenaux militaires. « C’est le gros lot offert par la France pour faire oublier le clash avec l’Italie au moment de l’affaire STX France », grince un proche du dossier. Le gouvernement français avait alors violemment froissé Rome, en annonçant en juillet 2017 la pseudo-nationalisation des chantiers de Saint-Nazaire pour s’opposer à la prise de contrôle de Fincantieri.
Le dossier est complexe. Pourtant, côté français, on semble pressé d’aboutir : les deux gouvernements espèrent, selon nos informations, pouvoir annoncer ce grand projet en octobre, à l’occasion du salon Euronaval. Le sujet est quasi exclusivement discuté par l’Élysée, sous la direction d’Alexis Kohler, et par Bercy ; le ministère de la défense, pourtant le premier concerné, semble jouer les supplétifs, afin de contourner l’opposition de l’armée.
Dans un premier temps, le rapprochement se ferait par un échange de participations de l’ordre de 10 % : Thales, actionnaire à hauteur de 35 % de Naval Group, aux côtés de l’État, actionnaire à hauteur de 62 %, serait appelé à rétrocéder 10 % aux Italiens. Par la suite, les échanges de participations pourraient monter à 35 % ou davantage, au fur et à mesure que des programmes communs seraient élaborés. Il s’agirait de concevoir et de réaliser en commun de nouveaux bâtiments de surface, de mutualiser les efforts de recherche et de développement, de réaliser des synergies – en d’autres termes, des économies – grâce à la mutualisation des achats.
Le nom du projet est déjà tout trouvé. Pour le gouvernement, il s’agit de construire un « Airbus de la mer ». Le seul nom fait déjà frémir nombre d’observateurs, qui redoutent que l’Airbus de la mer ne devienne l’équivalent de l’Airbus du rail entre Siemens et Alstom. « Un nouveau bradage industriel français se prépare », dénonce une partie de l’encadrement et des salariés de Naval Group, qui multiplient les alertes auprès de tous les experts et décideurs politiques. À leurs côtés, de nombreuses voix, tant du côté industriel que militaire, se font entendre pour dénoncer ce mariage qui n’a rien d’égal, où DCNS risque de passer sous contrôle italien, désintégrant au passage la filière industrielle maritime ou ce qu’il en reste.
Car même si Fincantieri affiche un chiffre d’affaires (5 milliards d’euros) plus gros que Naval (3,7 milliards), les compétences entre les deux groupes sont loin d’être équivalentes. D’un côté, le groupe italien est d’abord et surtout un constructeur de bateaux de commerce et ne fabrique pas de coques de navire militaire. De l’autre, DCNS a grandi en développant des bateaux militaires totalement intégrés, à l’image des frégates Fremm (celles vendues pour plus d’un milliard d’euros par Sarkozy aux Russes).
Il s’appuie sur une coopération poussée avec Thales en matière de système d’armement et d’électronique embarquée, désormais beaucoup plus importants que les bâtiments. De plus, c’est DCNS qui conçoit et fabrique les sous-marins nucléaires, la partie la plus importante de la dissuasion française. C’est toute cette intégration, cette filière industrielle qui, selon des connaisseurs du dossier, est menacée, au risque de laisser la défense nucléaire orpheline car coupée du reste de l’entreprise, de ses recherches, de ses travaux.
Dans les discussions en cours, selon nos informations, c’est Fincantieri qui demande la direction des opérations. Le président du groupe italien, Giuseppe Bono, s’estime en position de force après avoir remporté au Qatar un contrat de cinq corvettes équipées, son premier grand contrat de ce type, obtenu semble-t-il après de nombreuses concessions et marchandages. S’appuyant sur ce succès, le groupe italien revendique aussi d’avoir le contrôle de certains marchés d’exportation substantiels comme le Brésil, bien que Naval Group y soit un fournisseur important et de longue date. De même, il pousse pour être le maître d’œuvre des futurs programmes, en s’appuyant sur ses fournisseurs et ses sous-traitants.
Thales a tout de suite vu le danger. Il craint de ne plus être le fournisseur exclusif de la défense française et de se retrouver exclu ou en position minoritaire des futurs contrats au bénéfice de son concurrent italien, Leonardo. « Nous sommes davantage qu'un actionnaire, puisque nous avons apporté en 2007 nos systèmes de combat en échange d'une montée dans le capital du constructeur naval, afin de partager notre destin. Quand on fait la frégate FTI avec Naval Group, c'est comme pour le Rafale avec Dassault, c'est une alliance à la vie, à la mort », a expliqué fin mai le PDG de Thales, Patrice Caine, lors de son assemblée générale. Et pour asseoir son opposition à ce projet, il menace de ne pas céder une seule action de Naval Group s’il ne récupère pas ses systèmes de combat.
La demande est jugée inacceptable par le gouvernement et par le PDG de Naval Group, qui veulent à tout prix voir aboutir l’opération. Ceux-ci cherchent par tous les moyens à tordre le bras au président de Thales. Car sans lui, rien ne peut se conclure.
« Macron a remis en cause la doctrine de la France sur la défense »
Cela fait longtemps que la France souhaite un regroupement des capacités de construction navales en Europe, afin de réduire les coûts de développement et les surcapacités. Pendant des années, les gouvernements allemand et français ont regardé si un rapprochement était possible entre leurs chantiers navals. Le projet n’a jamais pu aboutir. « Il aurait fallu sacrifier soit Kiel, soit Cherbourg. Aucun des États n’était prêt à un tel sacrifice », explique un connaisseur du dossier. L’idée a donc été enterrée.
En parallèle, des conversations ont été engagées avec l’Italie, sans que cela n’aille très loin. Jusqu’à ce que Hervé Guillou soit nommé président de DCNS en 2014. Ingénieur de l’armement, passé chez EADS où il a travaillé aux côtés de Tom Enders, alors président de la branche défense (Cassidian, devenu Airbus Defence & Space), avant de reprendre lui-même la présidence de cette unité, Hervé Guillou rêve dès son arrivée chez DCNS – qu’il renomme Naval Group – à une grande alliance européenne.
Il commence donc à travailler sur des hypothèses de rapprochement avec le groupe public italien Fincantieri. Plusieurs scénarios sont alors évoqués sous le nom de Magellan, Magellan +, Magellan ++, qui échafaudent un rapprochement plus ou moins poussé avec Fincantieri. Mais le projet capote. Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la défense de François Hollande, s’oppose à ce rapprochement, considéré tant par les militaires que par les industriels comme une perte de compétences et de contrôle dangereuse pour la défense.
L’arrivée d’Emmanuel Macron change radicalement la perspective. Sous l’influence d’Hervé Grandjean, concepteur de son programme de défense dans le cadre de la campagne présidentielle, devenu conseiller industriel au ministère de la défense, le président de la République n’a plus du tout la même approche des questions stratégiques.
« Peu de personnes y ont pris garde. Mais lors de son intervention au Bourget [le 20 juin 2017], Emmanuel Macron a totalement remis en cause la doctrine traditionnelle de la France en matière de défense. Tandis que jusqu’alors tout reposait sur la conception de l’autonomie nationale stratégique, il a parlé de compétences partagées, de dépendance mutuelle. En gros, on partage tout avec les autres Européens, au nom d’une défense commune qui risque de ne jamais exister. En matière de défense, les Européens ne sont d’accord sur rien. Et il n’y a que la France qui mette ses compétences en partage. Tous les autres les conservent soigneusement », dénonce un opposant à ce changement de doctrine.
Ce jour-là, tous les observateurs relèvent qu’Hervé Guillou est au premier rang pour écouter le discours présidentiel du Bourget. Il attend son heure, qui ne tarde pas à venir. Alors que le conflit avec Rome s’envenime en juillet 2017, après l’annonce de la nationalisation de STX, le président de Naval Group s’empresse de ressortir son dossier Magellan et d’aller le vendre auprès du gouvernement.
Proposer une grande alliance avec Fincantieri dans le domaine militaire maritime, voilà la bonne solution pour sortir par le haut de la brouille diplomatique avec le gouvernement italien et amener Fincantieri à accepter des concessions sur Saint-Nazaire comme le demandent les grands clients du chantier, à commencer par MSC. Dès sa visite à Rome début septembre, Bruno Le Maire, qui est chargé de déminer le dossier, commence à parler de ce projet. L’idée est tout de suite acceptée par le gouvernement italien : il n’en espérait pas tant, surtout à de telles conditions.
Depuis, le projet de rapprochement chemine rapidement. Outre l’opposition de Thales, le seul vrai point d’achoppement semble être la bataille des égos entre le président de Naval Group et Fincantieri, l’un et l’autre réclamant tout le pouvoir. C’est ainsi que se décide la politique industrielle et de défense française pour le gouvernement. Au vu des précédents d’Alstom, de Technip ou de Saint-Nazaire, menées avec la même logique par Emmanuel Macron, il y a tout à craindre.