Roberto Saviano: «Comme Salvini, Macron criminalise la solidarité avec les migrants»
Dans un entretien accordé à Mediapart, le journaliste et écrivain Roberto Saviano revient sur la situation politique en Italie et les positions « néofascistes » de Matteo Salvini, ministre de l’intérieur. Il dénonce la politique migratoire de l’Union européenne qui participe, selon lui, à la montée des extrêmes.
Principal opposant à Matteo Salvini, Roberto Saviano ne cesse depuis la nomination au gouvernement du leader de la Ligue, parti d’extrême droite, d’alerter sur ses dérives néofascistes. Comme nous le relations dans un précédent article, il est le premier, en Italie, à avoir dénoncé les propos xénophobes et les initiatives du ministre de l’intérieur contre les migrants. Sur les réseaux sociaux et dans les médias italiens, il fustige la propagande anti-migrants de Matteo Salvini, faite de « mensonges et de fake news ».
Il s’inquiète des réponses apportées par l’Union européenne contre les souverainistes, de la politique migratoire, sécuritaire et d’austérité économique, creusant les inégalités, qu’elle met en œuvre. Surnommé par Roberto Saviano, « Ministro della malavità », ministre du « milieu », de la « mafia », Matteo Salvini a annoncé avoir déposé plainte en diffamation contre lui.
L’écrivain antimafia (auteur notamment de Gomorra : Dans l'empire de la camorra et deExtra pure : Voyage dans l'économie de la cocaïne) ne s’en émeut pas. « Je suis fier de figurer parmi ses ennemis. Retirons à Matteo Salvini la possibilité de continuer à semer la haine. Qui ne le fait pas maintenant sera coupable pour toujours. »
Dans l’optique des prochaines élections européennes en mai 2019, Matteo Salvini tisse des alliances avec l’extrême droite, en recevant par exemple, le 28 août, Viktor Orbán, premier ministre ultraconservateur hongrois. Il prend pour cible Emmanuel Macron. L’Europe d’Emmanuel Macron et Angela Merkel peut-elle faire rempart à celle d’extrême droite de Salvini-Orban ?
Roberto Saviano. Face à Matteo Salvini, Viktor Orbán, et à tous ceux que l’on peut qualifier de « souverainistes », l’Union européenne, dont le destin est dans les mains d’Angela Merkel et Emmanuel Macron, n’a qu’une seule voie possible : défendre une politique migratoire tournée vers l’accueil et respectant des exigences de solidarité.
Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Ils ont fait le choix d’une politique migratoire sécuritaire et très restrictive. Nous l’avons vu avec le Diciotti, navire des garde-côtes italiens [dont le débarquement des passagers était bloqué par Matteo Salvini, dans le port de Catane, en Sicile] et les négociations interminables entre les pays européens pour accueillir 177 migrants. Emmanuel Macron offre à Matteo Salvini la possibilité de dire : « Vous me critiquez mais vous faites la même chose. »
À l’issue de sa rencontre avec Orbán, Salvini déclare : « Sur l’immigration, nous demandons la collaboration aux pays frontaliers, à commencer par la France. [Emmanuel Macron] passe son temps à donner des leçons aux gouvernements étrangers alors qu’il devrait être le premier à faire preuve de solidarité en rouvrant la frontière à Vintimille. »
Si le président français ne s’impose pas en tant qu’avant-garde d’un nouveau modèle de gestion des flux, il restera un gestionnaire critiquable par les populistes et il sera jugé sur cela.
Cette histoire, celle de la Méditerranée, des migrants, c’est toute l’histoire de l’incapacité des gouvernements dits de gauche qui ont reproduit la même politique que la droite. C’est une histoire pas seulement italienne mais européenne. Les gouvernements sociaux-démocrates ont adopté la même politique que la droite en se disant :« Nous n’allons pas nous faire battre par la droite et pour cela nous allons devenir tout aussi intransigeants. »
En Italie, Matteo Salvini a poursuivi l’œuvre de Marco Minniti, ministre de l’intérieur du gouvernement précédent (Parti démocrate). Il a lui-même annoncé sa volonté de fermer les ports italiens et a négocié en Libye avec des milices pour retenir les migrants. Ces accords ont contribué à ce que certains ex-trafiquants deviennent des garde-côtes. Mais cela n’est pas seulement l’œuvre de Marco Minniti, c’est celle de l’Union européenne.
Les négociations entre l’Italie et la Libye ont été rendues possibles parce que précédemment l’Allemagne avait passé un accord avec la Turquie pour fermer la route des Balkans. En 2016, la Turquie a reçu de l’Union européenne près de 6 milliards d’euros sur trois ans, et la Libye, 800 millions d’euros pour bloquer les flux migratoires.
Les États européens auraient pu introduire des visas, stabiliser des routes légales pour éviter que les flux migratoires ne passent par des pays comme la Libye, mais c’est tout le contraire. L’Europe ne donne plus de visas à l’Afrique, encore moins à l’Afrique subsaharienne.
Ce qui signifie que l’Union européenne n’a pas facilité les voies légales de l’immigration mais a contribué à renforcer in fine les trafics de migrants et la clandestinité.
La France criminalise la solidarité, comme le fait le gouvernement Salvini-Di Maio [vice-président du Conseil et leader du Mouvement Cinq Étoiles]. Je pense, par exemple, à Benoît Ducos, ce guide de montagne, interpellé par la police française en mars pour avoir porté secours à une migrante enceinte à la frontière franco-italienne. Si l’Europe d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel continue cette politique migratoire, elle ne sera en rien différente de celle des souverainistes, Matteo Salvini et Viktor Orbán. C’est bien ce qui se passe maintenant. Et c’est terrible.
La société civile et ceux qui, en France, pensent qu’Emmanuel Macron pourrait être un rempart face à l’extrême droite du Rassemblement national, doivent défendre l’idée selon laquelle le gouvernement ne sera pas jugé sur le nombre de migrants qu'il aura réussi à rejeter, ou sur la peur de l’étranger qu’il aura alimentée – d’autant que sur ce terrain, ses adversaires politiques sont bien plus habiles et directs –, mais au contraire sur les droits qui auront été donnés aux migrants. Parce que donner des droits aux autres, c’est en rajouter à ceux qui en ont déjà et non en soustraire.
Aujourd’hui, la situation est telle que l’Union européenne fait le jeu de Matteo Salvini, qui peut dire : les Français et les Allemands rejettent les migrants. Pour Matteo Salvini, la situation est parfaite. Elle laisse libre cours à sa propagande, voire lui donne de quoi se nourrir.
Le Mouvement Cinq Étoiles reste dans l’ombre de la Ligue sur les questions migratoires et la propagande de Matteo Salvini occupe la scène médiatique, en occultant de la sorte les problèmes économiques du pays. Vous déconstruisez quotidiennement les fausses informations sur l’immigration véhiculées par Matteo Salvini. Mais pour le moment, votre discours semble inaudible…
L’Italie est dévastée par des décennies de berlusconisme, d’anti-berlusconisme et de récession. Les partis classiques, de droite comme de gauche, ont perdu toute crédibilité et la politique a laissé place à la communication politique, la vulgarisation. Les Italiens sont écrasés par cette communication qui se fait dans les émissions de télévisions et sur les réseaux sociaux. C’est l’ère de la surenchère, de la provocation et non plus de la réflexion. Celui qui harangue les foules, qui attise la colère des citoyens est assuré d’occuper le devant de la scène. Le bouc émissaire est tout trouvé : le migrant.
Cette réalité n’est pas propre à l’Italie. L’Europe a commis les mêmes erreurs de communication. Les migrants sont pris comme variable ajustable des politiques économiques néolibérales au niveau européen. La France, l’Allemagne vivent des crises comparables à l’Italie mais la différence est que ces pays ont encore une administration, une cohésion sociale. L’Italie s’écroule et le pont de Gênes en est un triste symbole. Après vingt ans de berlusconisme, par la suite Monti et Renzi (Parti démocrate) n’ont pas su faire mieux. Ces années de médiocrité et d’incompétence ont précipité le pays dans une corruption sans fin, sans garde-fous possibles.
Vous faites référence aux politiques d’austérité et pointez du doigt une responsabilité européenne.
J’ai toujours peur de faire la comparaison avec les années vingt du siècle dernier, mais il est vrai que la ressemblance est impressionnante car à la suite de la faillite des politiques socialistes, les droites radicales héritent de la rage, de la colère des peuples.
On le voit au niveau européen avec les politiques d’austérité qui n’ont contribué qu’à précariser le travail avec toujours des inégalités plus grandes. Si l’Europe devient un magma économique, nous n’avons plus d’espoir. Elle a oublié l’Italie, pourtant l’un de ses pays fondateurs. Le sud de l’Italie, dont la situation économique et institutionnelle est comparable à celle de pays comme la Tunisie, se situe déjà en dehors de l’Europe.
Dans la meilleure des hypothèses, l’Europe est devenue une communauté qui essaie de conserver son niveau de démocratie minimal, acceptable, afin d’éviter des dérives autoritaires et des conflits et, dans le pire des cas, elle reste un pacte économique qui tient mal.
De mon point de vue, le cœur du désastre politique européen est dans le systèmeoffshore. Chaque pays a son coffre-fort. La France a le Luxembourg, l’Espagne a l’Andorre, l’Allemagne le Liechtenstein, tout le monde a la Suisse et jusque récemment la capitale du recyclage mondial est Londres.
Qu’est-ce que cela signifie ? Que ce ne sont que les « idiots » qui paient leurs impôts. Car toutes les multinationales passent par des paradis fiscaux. L’Union européenne laisse perdurer, voire favorise cette évasion fiscale. Bien sûr d’autres politiques sont possibles. On aurait pu faire des accords avec les entreprises, conditionner les remises fiscales à l’investissement. Mais non, c’est une tout autre voie qui a été choisie.
Ce système participe forcement à la montée des extrêmes qui peuvent facilement s’emparer de la colère et de la frustration des populations. En Italie comme en France, les partis classiques de droite et de gauche sont moribonds.
En Italie, le Mouvement Cinq Étoiles de Luigi Di Maio et la Ligue de Matteo Salvini se déclarent « ni de droite ni de gauche ». Ce n’est rien d’autre qu’une logique de droite et c’est dangereux. D’ailleurs, Matteo Salvini est en train de faire une OPA sur le Mouvement Cinq Étoiles et se rapproche des argumentations néofascistes, référence idéologique qu’il apprécie et affiche.
Ce combat que vous livrez contre Matteo Salvini a pris la forme d'un face-à-face. Le risque est de conforter le ministre de l'intérieur dans le rôle du tribun d’un fantasmatique peuple en colère contre celui supposé de l’intelligentsia.
En Italie, certains disent que la bataille entre Matteo Salvini et moi est une affaire personnelle. Je le sais et je le revendique. Parce que Salvini n’est pas un adversaire politique car c'est un ennemi de la démocratie. Il en compromet les règles par sa parole et par ses actes.
Dans l'état actuel des choses, je ne prétends pas parler à ceux de l’autre camp, acquis à la Ligue. Aujourd’hui la priorité, c’est de reconstruire un discours partagé et une communauté de ceux qui s’opposent à cette politique anti-immigrés. Il s’agit de renouer les fils d’une gauche orpheline que le Parti démocrate ne représente plus du tout. La partie démocratique du pays est tellement dispersée qu’il faut d’abord la ressouder. Et seulement par la suite, une fois ce travail urgent fait, on pourra avoir l’ambition de proposer une alternative à l’inévitable déception que le gouvernement Salvini-Di Maio produira sur les classes populaires qui, à ce jour, le soutiennent.
Vous avez surnommé Matteo Salvini le « ministre du milieu », propos pour lesquels il vous poursuit en diffamation et déclare : « J’accepte toutes les critiques, mais je ne permets à personne de dire que j’ai aidé la mafia, une merde que je combats de toutes mes forces (…) » Quelle relation entretiennent Matteo Salvini et la Ligue avec la mafia ?
Salvini tente de discréditer mes propos et de me réduire au silence. Mais ce n’est pas sa plainte qui me fera taire.
« Ministre du milieu », c’est en référence à une expression employée par Gaetano Salvemini pour dénoncer le clientélisme, l’affairisme. [Gaetano Salvemini, homme politique, antifasciste, engagé dans la lutte contre la corruption, avait dénoncé, en 1910, la collusion entre les entreprises et les hommes politiques en particulier dans le Sud.]
Matteo Salvini a tout d’un « ministre du milieu ». Il excelle dans l’art de la manipulation à travers des mécanismes horripilants de spéculations sur les migrants, qui ne peuvent se défendre. Il joue avec la colère populaire qu’il attise en les abreuvant d’une propagande faite de mensonges. Et il détourne ainsi toute l’attention des Italiens de thèmes centraux, économiques et sociaux, au cœur même de leurs préoccupations quotidiennes, en proposant une solution à tous leurs problèmes : le migrant.
Il ne peut le faire au niveau économique puisque ses propositions avantagent les entreprises et les plus favorisés. [Lors de la campagne électorale, la Ligue défendait une réforme fiscale pour alléger les impôts dont les principaux bénéficiaires étaient les plus privilégiés et proposait une amnistie fiscale pour les fraudeurs.]
L’autre raison pour laquelle j’ai utilisé cette expression tient précisément à l’affairisme de l’extrême droite. La Ligue est l’héritière de ce qu’a été la Démocratie chrétienne, et ensuite Forza Italia, dans le vote mafieux. Dans les territoires où la mafia parvient à détourner les votes, la Ligue est le parti de référence.
Les déclarations de Matteo Salvini concernant son prétendu combat contre la mafia sont de purs mensonges.
Lors de sa campagne, il s’est rendu à Rosarno, l'un des fiefs de la mafia, en Calabre, où il a remporté la majorité des suffrages. Dans ses meetings, on retrouvait les membres de la famille Pesce, famille historique de la 'Ndrangheta, mafia calabraise. Vincenzo Gioffrè, l’élu de la Ligue à Rosarno, a fait des affaires, via ses sociétés avec les membres du clan Pesche et du clan Belloco. Je pourrais multiplier les exemples à l’infini tant les rapports entre la Ligue et la 'Ndrangheta sont décennales.
Qui sont ceux qui exploitent vraiment les migrants ? Les mafias. Tout d’abord, les mafias libyennes et syriennes gèrent leur traversée. Mais sur le territoire italien, en particulier dans le Sud, ils travaillent sous la mainmise des « caporali », des « caporaux », recruteurs de « main-d’œuvre », au service d’exploitants agricoles. Ce système informel et parallèle, pilier de la récolte des tomates, est lié aux organisations criminelles. Si Salvini a à cœur, comme il le déclare, le destin des migrants, il s’intéresserait au sort de ces travailleurs, issus de l’immigration, abandonnés entre les mains de ces « caporaux » et utilisés comme esclaves dans les campagnes. La mafia gère toute la filière, de leur recrutement à la gestion des camps où ils dorment.
Il existe une loi contre ce système mais Salvini ne fait rien bien sûr pour l’appliquer.
L’exemple de Riace est tout aussi édifiant. Situé au cœur du trafic de cocaïne de la région de Locride, ce village de Calabre a été déserté par ses habitants. À la fin des années quatre-vingt-dix, un maire génial, Mimmo Lucano, commence à accueillir des migrants qui ont reconstruit les maisons abandonnées, qui ont redonné vie à Riace, où il n’y a aucun ghetto. C’est un exemple d’humanité et de cohésion sociale qui rend possible une politique migratoire tournée vers l’accueil.
Que fait Salvini ? En déplacement dans les terres de la 'Ndrangheta, il déclare que Mimmo Lucano est « un nul », et qu’il ne se rendra à Riace qu’une fois que le maire aura changé. Salvini a annoncé qu’il couperait les fonds du système de protection pour demandeurs d’asile et réfugiés (Sprar), aide économique nécessaire au fonctionnement de Riace. Là encore, le gouvernement précédent (Parti démocrate) avait ouvert la voix en mettant fin aux aides du Centre d’accueil extraordinaire (CAS).
Comme vous le signalez, les politiques des gouvernements précédents ont préparé le terrain aux extrêmes, en Italie comme en Europe…
Matteo Salvini est la réponse aux politiques migratoires et néolibérales des gouvernements précédents.
Il faut que les pays membres de l’Union européenne changent radicalement de politique, sans cela ils ne parviendront pas à endiguer la montée des néofascistes, des souverainistes. Il faut, notamment, régulariser les immigrés clandestins et réfléchir à une réglementation sur les visas en cessant de donner de l’argent aux mafias libyennes. Ces fonds, reversés à de véritables geôliers, pèsent sur notre budget. Il faut que tous les pays européens s’engagent sur une politique commune d’accueil. Sans cela, nous verrons arriver au pouvoir d’autres « Salvini » ou « Orbán ».
Mais l’Europe s’est déjà faite à l’idée que l’Italie était perdue. Le chef de l’État français a parlé d’« irresponsabilité et de cynisme » concernant le refus de Salvini d’accueillir les migrants, un autre membre de son parti [Gabriel Attal, le porte-parole de La République en marche] a déclaré que la position de Salvini le faisait « vomir ». Là encore, il ne s’agit pas de politique mais de communication qui peine à cacher finalement que ni la France, ni l’Union européenne n’ont su mieux faire.
L’Union européenne a enterré la vision politique du manifeste de Ventotene et de ses pères fondateurs. Rappelons que dans ce manifeste, il était question de faire barrage aux dérives fascistes. Plus de 70 ans après, l'Union européenne doit trouver une réponse face aux dangers des néofascistes, des « souverainistes ».
[Le manifeste de Ventotene, écrit en juin 1941, défend un fédéralisme européen. Déportés sur l’île de Ventotene pour leur combat contre le fascisme, ses auteurs, Altiero Spinelli, Ernesto Rossi et Eugenio Colorni, prônent une « révolution européenne » pour dépasser la « crise de civilisation moderne », révolution qui doit être sociale afin de permettre l’émancipation de la classe ouvrière et garantir de meilleures conditions de vie.]