La nomination du nouveau patron d’Air France scandalise les syndicats
Air France-KLM s’est doté jeudi 16 août d’un nouveau patron, le Canadien Benjamin Smith, un choix salué par le gouvernement. Les syndicats sont scandalisés par les conditions de sa nomination, comme par l’augmentation spectaculaire de sa rémunération en plein conflit sur les salaires. Ils s'inquiètent aussi de sa méconnaissance du terrain social français.
« Faire une consultation sur le nom du nouveau dirigeant d’Air France un 16 août, avec une partie des administrateurs à la plage, et dans le même temps annoncer un triplement de son futur salaire, c’est totalement scandaleux… » L’heure n’est pas, d’après ces propos de Karine Monsegu, cosecrétaire générale du syndicat CGT Air France, au chaleureux « welcome » pour Benjamin Smith. L'ancien numéro deux d’Air Canada arrive à la tête de la compagnie aérienne française, à l'issue d'un conseil d'administration extraordinaire ce jeudi.
Sa nomination comme nouveau directeur général d’Air France-KLM est même jugée« inconcevable » par la plupart des syndicats, hormis la CFDT, premier syndicat pour le personnel au sol, qui ne s'est pas encore exprimée. « À la veille d’une intersyndicale, tout ceci n’est évidemment pas de nature à nous calmer », met en garde Karine Monsegu. Une réunion intersyndicale est prévue le 27 août à Paris et l’hypothèse d’une grève semble à nouveau sur la table, après plusieurs semaines d’une contestation déjà très âpre dans l’entreprise ce printemps.
Tout en haut de la pile des mécontentements, le salaire du futur directeur général fait figure de symbole : Benjamin Smith devrait toucher 3,3 millions d’euros chaque année, soit trois fois plus que son prédécesseur Jean-Marc Janaillac, qui a démissionné de son poste en mai dernier. Un gros coup de pouce qui passe mal, alors que les salariés réclament depuis des mois une augmentation de salaire de 6 % pour simplement suivre, selon eux, l’inflation. En vain.
La note gonfle même encore un peu, car le conseil d’administration d’Air France-KLM a également décidé de conserver Anne-Marie Couderc (présidente par intérim après le départ de Jean-Marc Janaillac) dans ses fonctions, pour une rémunération de près de 100 000 euros par mois. Soit au bout du compte, pour deux dirigeants au lieu d’un, un coût presque quatre fois plus élevé que sous Janaillac.
Pour Benjamin Smith, il s’agira d’une hausse de près d’un quart de son salaire canadien, comme le calcule Libération, obtenue en compensation de la perte de ses stock-options. L’homme semble avoir l’habitude de gérer ce type de paradoxe. En 2012, alors que la compagnie demandait à tous ses salariés une baisse de la rémunération pour compenser des pertes colossales, la quasi-totalité des actionnaires d’Air Canada avait augmenté les dirigeants de 10 %, Benjamin Smith compris.
La méthode choisie pour cette nomination du nouveau patron d'Air France ne paraît pas faire davantage consensus. Un conseil d’administration extraordinaire s’est réuni le lendemain du 15 août, soit au plus fort de la torpeur estivale, sans que l’ensemble de ses membres ne soit présent. Les administrateurs vacanciers ont donc été joints par téléphone, « les pieds dans l’eau », ironise Karine Monsegu, qui ne comprend pas une telle urgence alors que la compagnie est engluée depuis des semaines dans ces histoires de nominations.
Restent le profil de Benjamin Smith et, surtout, sa nationalité canadienne. Selon l’intersyndicale, « il est inconcevable que la compagnie Air France tombe dans les mains d’un dirigeant étranger ». Le fait est bel et bien inédit, le groupe Air France-KLM, constitué en 2004, ayant toujours eu à sa tête un dirigeant français.
Se défendant de toute xénophobie mal placée, les syndicats soulignent que tous les pays font, pour leurs compagnies aériennes nationales, preuve « de protectionnisme acharné », dans un contexte de « guerre économique ». Et que le dialogue social à la française ne s’apprendra pas « en trois jours ». Philippe Evain, responsable du puissant et controversé syndicat des pilotes d’Air France, interrogé jeudi sur Europe 1, redoute surtout son « peu de connaissances juridiques ne serait-ce que sur le droit du travail, peu de connaissances économiques sur l'état du marché et de la concurrence et peu de connaissances sur les relations et le dialogue social ».
En clair, les syndicats craignent l’arrivée d’une gestion « à l’anglo-saxonne » pour dynamiter la compagnie aérienne française, encore paralysée au printemps par treize jours de grève, en conflit depuis le mois de février sur les salaires et depuis décembre pour le personnel de la maintenance. « Qu’il soit canadien, américain ou martien, ce n’est pas le problème, assure Karine Monsegu. Mais le modèle social vendu outre-Atlantique ne nous fait pas rêver. Et nous en avons assez des directions hors-sol, qui ne comprennent pas ce qui se passe sur le terrain. Le départ de Janaillac en a fait l’éclatante démonstration. »
Bon connaisseur de l’aérien, il pourrait s’attaquer au modèle social d’Air France
Le 4 mai, les salariés d’Air France avaient voté contre l’accord proposé par leur PDG par référendum à plus de 55 %, en plein cœur d'un conflit social houleux. Jean-Marc Janaillac, pensant l’emporter, avait tenté un coup de poker en mettant sa démission dans la balance. Il a quitté Air France la queue entre les jambes, entraînant dans sa défaite le gouvernement, qui s’était prononcé pour l’accord, et même la CFDT, qui avait appelé à soutenir le plan du PDG.
Cependant, peu de choses relient l’ancien patron français à Benjamin Smith, choisi pour lui succéder. Jean-Marc Janaillac, énarque et haut fonctionnaire, a fait comme nombre de grands dirigeants français une bonne partie de sa carrière en politique, multipliant les allers-retour à la tête d’agences publiques ou d’entreprises variées, allant de l’Office de tourisme et des congrès de Paris au groupe Pierre & Vacances-Center Parcs. Avant d’arriver à la tête d’Air France, il n’avait à son CV qu’une expérience de trois années à la direction de la compagnie AOM French Airlines, disparue en 2003.
Benjamin Smith connaît lui très bien l’univers des compagnies aériennes, il n’a fait quasiment que ça toute sa vie : après plusieurs années passées à travailler comme agent au sein du service clientèle d’Air Ontario, il a fondé une agence de voyages, avant d’entrer chez Air Canada pour y gérer successivement deux compagnies aériennes à bas coût, Tango puis Rouge, des filiales low cost d’Air Canada. Comme nombre de dirigeants canadiens de haut niveau, il maîtrise le français en plus de sa langue maternelle, l’anglais.
Malgré ce CV plutôt flatteur sur le plan technique, des doutes planent quant aux motifs de son transfert en France. L’intersyndicale y voit l’ombre « d’un groupe industriel concurrent », Delta Airlines, compagnie américaine actionnaire à hauteur de 9 % du groupe Air France-KLM depuis un an.
Delta Airlines, selon La Tribune, a fortement soutenu la candidature de Benjamin Smith, au détriment d’autres noms sur la table, comme l’ancien directeur financier de Veolia Philippe Capron, néanmoins néophyte en matière d’aviation, Thierry Antinori, ancien d’Air France passé chez Lufthansa et Emirates, ou encore Fabrice Brégier, ex-président d'Airbus Commercial Aircraft.
C’est un secret de polichinelle : KLM, l’entité néerlandaise du groupe dont fait partie Air France, pousse depuis des années pour une réforme profonde de la compagnie française, lui reprochant des marges beaucoup trop faibles, notamment en raison de son modèle social. Selon le représentant des pilotes actionnaires au conseil d’administration du groupe, Paul Farges, interrogé par BFM, la mainmise de KLM sur Air France par le biais de Delta Airlines présente le « risque de détournement des flux de clientèle d’Air Francevia l’aéroport d’Amsterdam pour des raisons de coûts ».
L’État, toujours actionnaire à plus de 14 % du groupe, ne semble pas s’être particulièrement ému d’un possible cheval de Troie au sein d’Air France. Selon l'AFP, il a voté en faveur de la nomination de Benjamin Smith lors du conseil d'administration extraordinaire du 16 août. Bruno Lemaire, ministre de l’économie, interrogé jeudi lors d’un déplacement au Pays basque, a estimé que le Canadien avait un « excellent profil »et remplissait les trois « conditions » que le gouvernement avait posées en préalable à la« fiche de poste » du futur dirigeant : la bonne connaissance du secteur aérien, la connaissance de la compétition internationale et de l’expérience dans une grande compagnie.
Dans la biographie de Benjamin Smith, déployée depuis que son nom circule dans le cénacle français, reviennent également à la fois son savoir-faire et son appétence pour le low cost, ce que redoutent fortement les syndicats, mais également sa capacité à gérer les conflits sociaux. En effet, il a participé, en 2015 et 2016, à la signature d’accords d’entreprise pour les 6 500 agents de bord d’Air Canada et 700 agents d’Air Canada Rouge, les salariés consentant à des efforts en échange d’une révision des salaires et de leur participation si les objectifs financiers étaient atteints par la compagnie.
Mais cet accord a une histoire, qui débute en 2012. À cette époque, Air Canada est au plus mal, les chiffres sont désastreux. La direction prévoit de baisser drastiquement les salaires des pilotes, s’engageant dans un bras de fer féroce avec ces derniers. Elle menace même d’un lock-out, pratique assez courue au Canada comme aux États-Unis, sorte de “grève patronale” qui consiste à fermer une entreprise sous la menace d’un mouvement de grève des salariés.
Le conflit a pris une telle ampleur que le parlement canadien, sous la houlette du gouvernement fédéral dirigé à l’époque par le très conservateur Stephen Harper, fait voter en urgence une loi spéciale qui interdit toute grève au sein de la compagnie aérienne nationale, qualifiée pour l’occasion de secteur économique « essentiel ».
En vertu de cette loi, direction et syndicats sont désormais appelés à régler leurs différends devant un “arbitre fédéral” qui a donné, en 2012, raison à Air Canada sur la négociation salariale, affaiblissant de fait durablement la position des salariés de l'aérien canadien. Point d’arbitre en cas de nouvelle grève chez Air France, ce qui risque fort d'arriver puisque aucune négociation n'a repris depuis le départ de Jean-Marc Janaillac. Benjamin Smith va devoir s'y habituer : en France, on joue encore sans filet.