Dix millions d’œufs contenant des traces d’un insecticide toxique, le Fipronil, ont été disséminés sur les étals européens. Retour sur l’éclosion d’une affaire où le manque de transparence des gouvernements impliqués inquiète.
Martin V.d.B et Mathijs I. avaient cru trouver la poule aux œufs d'or, ils ont finalement provoqué le scandale des œufs contaminés. Comme le raconte Marc Metdepenningen sur Le Soir, site d’information de Belgique francophone, les deux chefs d’entreprise néerlandais de la société Chickfriend avaient séduit leurs premiers clients lors des « Journées agricoles de Venray », une foire consacrée aux techniques de l’élevage intensif. Ils proposaient aux éleveurs avicoles un produit révolutionnaire, débarrassant les poules de leurs poux rouges pendant huit mois, quand les meilleurs insecticides leur promettaient au maximum trois mois de tranquillité. Avec en plus, une odeur de menthol et d’eucalyptus qui couvrait les effluves de l’insecticide traditionnellement utilisé.
Potion magique
Car les poux rouges sont les ennemis jurés des éleveurs et de leurs poules. L'invasion des parasites qui se nourrissent du sang des poules perturbe la ponte, et peuvent même mener les volailles jusqu’à une mort par épuisement. Les petites bêtes, très colonisatrices, se reproduisent en une semaine. Leur élimination, et l'utilisation fréquente d'un insecticide, est indispensable à la vie du cheptel. La nouvelle de l’apparition de ce produit se répand donc chez les éleveurs de volaille de la région, et Chickfriend conquiert une grande partie du marché néerlandais (180 élevages), ainsi que cinquante élevages belges. Les deux entrepreneurs refusent de révéler la recette de leur potion magique aux éleveurs qui la leur demandent.
Le pot aux roses est découvert outre-Quiévrain le 2 juin, à l’occasion d’un contrôle de routine de l’agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (AFSCA) dans un pondoir : le produit miraculeux, appelé DEGA16, est en fait un insecticide traditionnel allongé au Fipronil. Cette molécule, apprend-on dans un article du Monde, est un insecticide synthétisé par Rhône-Poulenc, et commercialisé depuis 1993 sous la marque Régent. Mais en 2003, le produit est soumis à un moratoire européen, mis en cause pour sa toxicité pour les abeilles.
10 millions d’œufs
D’où vient ce poison ? L’enquête des inspecteurs de l'Afsca les mène sur la piste de Poultry Vision, une société basée à Weelde, en Belgique toujours, qui fournissait à Chickfriend le produit miraculeux. Poultry Vision se ravitaillait auprès de la Societatea Nationala Institutul Pasteur, située en Roumanie. Si l’on ne sait pas encore si Chickfriend était consciente de la dangerosité du DEGA16, les factures retrouvées à la Poultry Vision attestent du fait que la société agissait en connaissance de cause, explique De Telegraaf. Les 3 000 litres d’insecticides, acquis pour 108 000 euros, y apparaissent sous le nom de « Fypro-rein ».
Le 19 juin, l’Afsca belge avertit son homologue néerlandais. Les Pays-Bas bloquent leur production avicole le 22 juillet, après l’identification de quatre élevages suspects. Entretemps, le 20 juillet, les autorités belges informent les États membres et la Commission européenne au travers du réseau d’alerte européen (RASFF). Trop tard. Dix millions d’œufs potentiellement contaminés sont disséminés majoritairement entre les Pays-Bas, la Suisse, la Belgique, l’Allemagne ou encore la Suède. Les Échos indiquent que la grande surface Aldi a retiré tous ses œufs de la vente en Allemagne, quand Lidl, Rewe et Penny ont choisi de ne détruire que les œufs néerlandais. Les deux principaux supermarchés de Suisse les ont imités, tout comme quatre chaînes en Belgique.
Affaire européenne
En France, seulement cinq établissements d'ovoproduits ont reçu des œufs contaminés. Un seul éleveur du Pas-de-Calais a utilisé le fameux insecticide dans ses poulaillers, et les œufs qui en sont issus ont été interceptés avant leur mise sur le marché. « L'Union européenne estime qu'il n'y a aucun risque pour le consommateur s'il ingère moins de 0,009 mg/kg au cours d'un repas ou d'une journée. Pour une personne pesant 60 kg, cela représente 0,54 mg, soit environ huit des œufs présentant la plus forte concentration de Fipronil », indique Le Courrier Picard dans un article détaillé sur les effets de la molécule. Ainsi, seule l’ingestion d’œufs par des enfants pourrait leur faire dépasser le seuil réglementaire, sans que cela soit automatiquement synonyme d’empoisonnement.
Cette affaire d’œufs contaminés est néanmoins prise très au sérieux par les dirigeants européens. Les députés écologistes belges, et notamment Georges Gilkinet, se sont retournés contre leur nouveau ministre de l’agriculture Denis Ducarme, lui reprochant de n’avoir pas tiré la sonnette d’alarme dès juin, plutôt que d’attendre jusqu’à fin juillet. Les responsables belges se sont d’abord défendus en expliquant qu’ils préservaient ainsi le secret de l’instruction. Mais surtout, le ministre de l’agriculture belge a produit dans la matinée du 8 août un rapport de l’Afsca indiquant que les Pays-Bas avaient connaissance depuis novembre 2016 de traces de Fipronil dans les œufs de certaines de leurs exploitations, explique Le Parisien. « Quand un pays comme les Pays-Bas, un des plus gros exportateurs d’œufs au monde, ne transmet pas ce genre d’information, ça pose vraiment problème », a déclaré Denis Ducarme lors d’une audition publique extraordinaire devant des députés belges à Bruxelles. Christian Schmidt, le ministre de l'agriculture allemand, furieux, a déclaré dans un entretien avec le quotidien Bild : « Au regard de ce que l'on sait, quelqu'un a clairement procédé avec une énergie criminelle pour frelater [des œufs] avec un produit interdit. (...) J'attends des autorités compétentes qu'elles élucident [ce dossier] rapidement et minutieusement. En particulier la Belgique et les Pays-Bas en ont ici l'obligation. »
« Quid des pizzas et de la mayonnaise ? »
Le député Jean-Marc Nollet, peu convaincu par les explications de son ministre de l'agriculture, a répliqué en produisant la facture de « Fypro-rein » datant de mai 2016. « Potentiellement depuis le mois de mai 2016, le Fipronil est présent dans nos exploitations agricoles. Dire comme le ministre Ducarme le fait qu'il n'y a plus de problème parce que les exploitations ont été fermées, c'est faux. C'est vrai pour juillet 2017 mais pas pour avant », dénonce le parlementaire selon la RTBF, avant d’interroger : « L'entreprise en question, qui a été livrée, est actuellement bloquée mais elle a effectué nombre d'opérations dans des exploitations agricoles depuis mai 2016. Pour l'instant, on ne discute que de la partie visible de l'iceberg. Quid des produits dérivés, les pizzas, la mayonnaise ?»
La faible toxicité du Fipronil est une chance au vu de l’étendue de la catastrophe que cela aurait pu être avec un produit plus nocif. Mais cette affaire met en lumière la lenteur des autorités sanitaires à déceler les anomalies dans la production, le manque de transparence des gouvernements impliqués quand il s’agit de rendre public un scandale sanitaire susceptible de mettre en difficulté leurs entreprises, quand bien même la santé de leurs populations pourrait être en jeu. Ce qui n’est pas très rassurant.
Quant aux deux chefs d'entreprise, ils auraient peut-être dû réviser « La poule aux œufs d'or », de Jean de La Fontaine, dans le texte :
L’avarice perd tout en voulant tout gagner,
Je ne veux, pour le témoigner,
Que celui dont la Poule, à ce que dit la Fable,
Pondait tous les jours un œuf d’or.
Il crut que dans son corps, elle avait un trésor.
Il la tua, l’ouvrit, et la trouva semblable
A celles dont les œufs ne lui rapportaient rien.
S’étant lui-même ôté le plus beau de son bien.
Belle leçon pour les gens chiches :
Pendant ces derniers temps, combien en a-t-on vus,
Qui du soir au matin sont pauvres devenus
Pour vouloir trop tôt être riches ?
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