Précarité à la SNCF: les prud’hommes plutôt que le CDI
11 AOÛT 2016 | PAR MATHILDE GOANEC
À la SNCF, entreprise publique, la précarité gagne les salariés. Comme ailleurs, les CDD à répétition deviennent un mode de gestion du personnel, quitte pour la direction à payer des indemnités prud’homales plutôt que d’embaucher.
L’action tient de la bravade. Farid (nom d’emprunt), soutenu par une grappe de militants FO et CGT, s’est présenté au travail comme d’habitude le 31 juillet dernier, au pôle opérationnel Paris-Nord-Picardie de la SNCF. Le service, qui jouxte la gare du Nord, gère les arrivées et les départs de trains, ainsi que la régularité du trafic. Mais l’entrée de la petite troupe dans le bâtiment est stoppée illico. Le badge du jeune homme a été désactivé depuis la veille au soir et Farid est refoulé dès le rez-de-chaussée.
L’ex-employé garde un sourire quasi permanent accroché au visage, enchaîne les« merci, merci beaucoup » et les poignées de main aux syndicalistes qui l’accompagnent. Son amertume est pourtant réelle. Farid a enchaîné sept CDD à la SNCF depuis janvier 2015. Il faisait, selon ses collègues, très bien l’affaire, à tel point qu’il était programmé au « planning » pour tout l’été. La direction de la SNCF commet cependant une erreur, qui grippe la machine. Au mois de juillet, un huitième CDD parvient à Farid, mais avec du retard. Cela fait une quinzaine de jours que l’employé travaille sans contrat, ce qui le requalifie automatiquement en CDI, selon une jurisprudence ancienne de la Cour de cassation.
« Faut croire que je suis un optimiste naïf car, quand j’ai appris qu’il y avait un problème avec mon contrat, je n’étais pas du tout dans une logique d’affrontement, raconte Farid.Les syndicats eux-mêmes espéraient que l’on trouverait une solution à l’amiable, comme cela avait pu arriver dans le passé. » Ils y croient d’autant plus que des documents et des mails circulant en interne font état, à plusieurs reprises, du salarié comme d’un excellent élément. Une prime, non obligatoire et attribuée aux résultats, lui a même été offerte les mois passés.
« J’ai attendu un peu que mon chef rentre de vacances, j’étais prêt à accepter un poste en 3×8, à aller travailler en Picardie si besoin, l’essentiel étant de continuer à faire un métier qui me plaisait », poursuit Farid. Mais la réponse de la SNCF à cette erreur manifeste est un énième contrat antidaté, un neuvième CDD pour le mois d’août, ainsi que cette phrase, en forme de fin de non-recevoir : « Ils m’ont dit que je n’avais qu’à attaquer aux prud’hommes, pour toucher des indemnités supplémentaires. » Interrogée sur ce cas précis, la direction de la SNCF n’a pas répondu à nos questions.
Les syndicats maison n’en reviennent pas. « C’est d’autant plus révoltant que l’erreur est manifeste et que derrière ils produisent un faux, assure Christophe Jocquel, secrétaire fédéral FO Cheminots. Dix ans plus tôt, la SNCF l’aurait passé direct en CDI, surtout que son travail correspond à un besoin. Lorsque j’ai plaidé son cas cette fois-ci, la direction juridique m’a envoyé sur les roses. » Un autre salarié de la SNCF a subi le même sort l’an passé : il a été mis dehors après avoir effectué une dizaine de CDD, et ce, malgré plusieurs jours passés en CDI de facto faute de contrat. « Des gens qui travaillent sans contrat après la date d’échéance de leur CDD, c’est très fréquent, souligne le secrétaire fédéral. La SNCF fait comme les autres, elle s’assoit sur le droit du travail et pense que ça se réglera par une indemnisation aux prud’hommes. »
Le secrétaire général de la fédération cheminots de FO pose le même diagnostic que son collègue, accusant la SNCF de jouer sciemment avec la règle : « Même si elle perd aux prud’hommes, elle préfère payer une amende pour non-exécution de la sanction plutôt que de réintégrer les gens, estime François Graza. La SNCF compte également sur l’usure. Les procédures sont longues, les salariés se lassent et cherchent du boulot ailleurs. »
Pour les syndicats, la filière RH (ressources humaines) de l’entreprise publique « est cassée », ce qui entraînerait une flopée d’erreurs. « Depuis la réforme ferroviaire [votée en 2014 – ndlr], la SNCF a explosé en mille morceaux, explique un délégué syndical CGT.La pénurie de personnel touche aussi la RH, l’encadrement, avec des gens qui ne sont pas toujours correctement formés ou qui n’ont plus la culture maison. » En effet, depuis la mise en œuvre de la modernisation de la SNCF, l’un des objectifs de la direction était d’atteindre un effectif de 40 % de cadres contractuels (CDD ou CDI), et donc « non statutaires », selon la CGT citée par L’Humanité en 2012. « Résultat, aujourd’hui, ils ont un jeune qui bosse, qui fait bien son travail, et on le fout dehors. Le manque de responsabilité, de solidarité, qu’ils nous reprochent à longueur de temps, ils l’appliquent », peste un militant.
La SNCF n’est plus, depuis longtemps, une entreprise 100 % cheminots. La part des recrutements des salariés en contrat de droit privé a augmenté ces dernières années pour se stabiliser autour de 26 % selon les chiffres de 2014. Le recours à l’intérim a lui aussi beaucoup augmenté. L’entreprise dispose même, depuis 2011, de sa propre agence d’intérim filialisée (SNCF InterServices). La direction, dans sa communication officielle, assure cependant que le recrutement « au statut » restera prioritaire. Cette question a d'ailleurs fait l'objet d'un accord majoritaire signé en 2015 par la CGT et Sud rail.
Farid a, lui, tenté deux fois de passer en CDI, en passant les concours interne et externe de la SNCF. Son doctorat en sciences sociales a vraisemblablement posé problème. « J'ai dit que j'étais prêt à signer une renonciation de diplôme pour être embauché quand même, mais la direction n'a pas voulu. Finalement, en juin et juillet, deux CDI ont été recrutés en externe, à bac +2 et bac +3. Tout le mois d'août, je devais d'ailleurs en former un sur mon poste. » La même mésaventure, racontée par Midi Libre, est arrivée à Séverine Chalbos. Tout en cumulant des dizaines de CDD durant plusieurs années, la jeune femme prépare un doctorat en sociologie. Au moment d’être titularisée en 2013, la sanction tombe : elle est surqualifiée pour le poste. « Paradoxalement, je reste toujours motivé pour travailler à la SNCF, conclut Farid. J'y ai découvert une forme de solidarité qui n'existe pas forcément ailleurs, des gens que je ne connaissais pas sont venus m'aider. C'est tout un monde qui est mis à mal, et qu'il faut préserver. »
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