Licenciements chez Molex: «Le jugement nous donne raison, mais c’est trop tard»
10 AOÛT 2016 | PAR MATHILDE GOANEC
Victoire au goût amer pour les anciens salariés de Molex, en Haute-Garonne. La justice a reconnu mardi que leur licenciement n'était pas justifié par des raisons économiques. Entretien avec un ancien syndicaliste de chez Molex, Thierry Bonhoure.
Mardi 9 août, la cour d’appel de Bordeaux a reconnu que le licenciement des 191 salariés de l’usine Molex de Villemur-sur-Tarn, en Haute-Garonne, intervenu en 2009, était injustifié. Un jugement qui confirme la décision des prud’hommes, en 2014, mais réduit le montant des indemnités versées au titre des dommages et intérêts à 7 millions d’euros, au lieu des 10 millions d’origine. Victoire en demi-teinte donc, puisque la cour d’appel a également suivi un jugement précédent de la Cour de cassation, qui a refusé de reconnaître dans le groupe Molex Inc le co-employeur des salariés du site de Villemur-sur-Tarn, le dégageant ainsi de sa responsabilité dans cette affaire.
Cette décision, saluée par les salariés eux-mêmes, n’en pose pas moins question quant à l’incapacité des pouvoirs publics à peser sur le devenir de la plupart des grands sites industriels, a fortiori quand ils sont détenus par des capitaux étrangers. Continental, Goodyear, Moulinex, Mory-Ducros, la liste est longue de ces sociétés qui ferment des usines, sans réelle justification économique, avec pour seule conséquence une sanction judiciaire, forcément a posteriori. Le gouvernement, malgré la fréquence de ces procès gagnés par les salariés, a même assoupli les règles du licenciement économique dans la loi présentée par Myriam El Khomri, adoptée en juillet. En prenant le problème dans l’autre sens : si ces groupes perdent leur procès, c’est que la loi est mal faite.
Thierry Bonhoure était technicien qualité chez Molex. Il assure que cette décision prouve que « la cause était juste ». L’ancien délégué syndical FO (Force ouvrière), cheville ouvrière du combat mené un an durant par les salariés contre la fermeture de l’usine, se fait néanmoins peu d’illusion : « Ça se reproduira, même si on a fait, en se serrant les coudes, un peu bouger les lignes. » Entretien.
Quelle est l’importance d’un tel jugement, au-delà de la réparation financière ?
Thierry Bonhoure : C’est la question de fond qu’il pose. Est-ce qu’il y avait un motif économique à la fermeture de l’usine ? Est-ce que la société était en danger en termes de compétitivité ? Le tribunal a répondu « non ». Le licenciement était « sans cause réelle et sérieuse » et qu’en aucun cas nous ne mettions en danger le groupe Molex. Le jugement nous donne raison, mais c’est trop tard. Même si par ce jugement, on reconnaît aussi le combat que nous avons mené pour nos emplois. Pour nous, c’est quand même une victoire, même si elle a un goût amer.
Notre combat, depuis le début, était de faire reconnaître le co-emploi et que les motifs pour la fermeture ne tenaient pas ; que ceux qui ont pris la décision de fermer l’usine soient condamnés, ce que les prud’hommes de Toulouse ont fait dans un premier temps, au titre du co-emploi. La cour d’appel de Toulouse a fait de même, mais cette décision a été cassée en Cour de cassation. L’affaire est donc repartie à zéro et a été délocalisée à Bordeaux. Cette fois-ci, le licenciement a bel et bien été reconnu injustifié, même si la cour d’appel, conformément à la Cour de cassation, n’a pas retenu le groupe Molex comme co-employeur.
Elle a aussi diminué le montant des indemnités de 10 à 7 millions d’euros versés en indemnités au titre des dommages et intérêts ?
Il y a deux raisons à cela selon moi : la société américaine Molex a donc été dédouanée du « co-emploi », et comme la filiale a été depuis liquidée, ce sont les AGS [organisme patronal qui garantit les salaires en cas de disparition de sociétés – ndlr] qui vont payer. Cela a pu jouer sur la clémence de la cour d’appel sur le montant des indemnités. Ensuite, c’est une vision personnelle mais la loi sur le travail, avec cette idée de plafonner les indemnités, était quand même en toile de fond de ce jugement.
Pourquoi la cour d’appel n’a-t-elle pas retenu le groupe Molex.Inc comme employeur ?
C’est lié à un revirement de la jurisprudence. Mais là encore, je crois que le contexte politique joue un rôle. Nous sommes dans une période très impactée par le chômage et le gouvernement craint tout ce qui peut être un frein à l’investissement des sociétés étrangères en France. Cette histoire du co-emploi, on le sait, fait grincer des dents, les entreprises souhaitent pouvoir licencier sans que cela ne leur coûte trop cher. Sauf que les AGS, c’est plafonné, ce qui explique peut-être que le montant des dommages et intérêts ait été revu à la baisse. Les salariés recevront environ six mois de salaires en plus, ce qui n’est pas énorme pour une société comme Molex. Mais surtout, ce n’est pas en définitive Molex Inc. qui va payer car la filiale qui nous employait a été, depuis, liquidée par le groupe.
Dans toute cette histoire, qu’est-ce que Molex a finalement dû payer pour la fermeture de votre ancienne usine ?
Dans le genre, c’est un cas d’école. Une enveloppe d’une trentaine de millions d’euros avait été déterminée pour le plan social en 2009. Mais quand le groupe a liquidé sa filiale, l’intégralité du plan n’avait pas encore été financée. Et donc Molex n’a pas payé les 4 ou 5 millions restants. Et ce, même s’il y avait eu un engagement du groupe auprès du gouvernement, à l’époque représenté dans ce dossier par Christian Estrosi et Christine Lagarde. Sur le plan de la revitalisation, Molex s’était engagé à laisser une partie des machines et de l’usine aux futurs repreneurs, et à leur fournir au début un certain nombre de commandes pour garantir du chiffre d’affaires, ce qui a été fait.
La reprise par d’anciens salariés a donc fonctionné ?
Oui, des cadres et des techniciens ont monté un projet de reprise de l’activité, au départ avec une douzaine de personnes. Aujourd’hui, ils sont une soixantaine, avec 45 ex-Molex qui ont été embauchés.
Pourquoi le raisonnement sur le motif économique, que tient le tribunal aujourd’hui, n’a-t-il pas pu empêcher les licenciements à l’époque ?
On touche là aux limites du système. Une entreprise, c’est de la propriété privée. Même si pour pouvoir licencier, il faut justifier de motifs économiques, la loi est mal faite. On doit attendre le jugement a posteriori pour reconnaître que les critères n’y sont pas. Est-ce qu’il ne pourrait pas y avoir une juridiction pour examiner la situation en aval ? À chaque fois, nous sommes condamnés à attendre une réparation financière, quand l’entreprise a déjà plié bagages.
La direction générale du travail est quand même censée donner son point de vue ?
Seulement sur les moyens mis en place pour le plan social, au regard des moyens de l’entreprise ! Sur le motif, elle n’a rien à dire. Avec nos experts, nous avons fait valoir nos arguments à tout le monde, à la justice, au gouvernement, pour qu’ils fassent contrepoids de cette décision prise aux États-Unis. On travaillait par exemple pour PSA, pour Renault, eh bien, on aurait pu mettre la pression par le biais des clients ! On a essayé, on s’est bien battus mais c’est usant. Nous avons tenu un an. À un moment, tu te retrouves avec le couteau sous la gorge. Soit tu rentres dans le jeu pour négocier un bon PSE, soit tu continues avec le risque de tout perdre ! Un combat comme ça c’est long, ça met les nerfs à vif.
Ce qui est compliqué à gérer pour les syndicats, c’est la concomitance du combat contre la fermeture et du processus de négociation d’un plan social le plus honorable possible…
Oui, le risque, c’est qu’ils se mettent tout de suite en liquidation. Et là, t’as plus que tes yeux pour pleurer parce que les salariés vont toucher le minimum. Sans compter le risque de faire aussi capoter la reprise d’activité. Donc même si on n’était pas d’accord, il a bien fallu que l’on donne, en tant que CE, notre avis sur le plan social. Et c’est ça qui enclenche le processus de fermeture. Ce qu’on voulait, c’était récupérer toute l’activité, et ça, on n’a pas réussi. Mais savoir qu’une soixantaine de personnes travaillent toujours, c’est mieux que rien. Ce qui nous semblait impossible, c’est que l’outil de production meure. On ne sait jamais, peut-être qu’un gros marché peut arriver, c’est pour ça que c’est important de ne pas détruire complètement le potentiel industriel.
La loi « Florange », sur l’obligation de reprise des sites rentables, adoptée en 2014, version allégée de la proposition de loi sur l’interdiction des licenciements boursiers, aurait-elle, en 2009, changé la donne ?
Non. Même aujourd’hui, si un employeur veut fermer, il peut fermer. Ça lui coûtera seulement plus ou moins cher, selon le combat que vont mener les salariés. Nous avons aussi eu la chance d’avoir les médias avec nous, ce qui nous a bien encouragés. Et à un moment aussi le gouvernement a pris les choses en main. Sans ça, ça aurait été la bérézina.
Qu’est-ce que vous avez obtenu à l’époque de ce PSE ?
Pas moins de 36 000 euros pour chacun des salariés, même avec peu d’ancienneté. Et neuf mois de reclassement. En moyenne, les salariés sont partis avec deux ans de salaires. Ça s’explique aussi parce qu’une grosse partie des employés avaient pas loin de trente ans de maison. Sur le reclassement, ce n’était pas trop mal, mais une quarantaine de salariés au moins n’ont pas pu retrouver un emploi, même si certains sont à la retraite aujourd’hui. En clair, cela a été très difficile pour ceux qui avaient une cinquantaine d’années, surtout que beaucoup n’avaient connu qu’un seul employeur et étaient autodidactes. Dans ce contexte, c’est compliqué de retrouver un emploi qualifié. Beaucoup ont retravaillé mais au prix de sacrifices : une grosse baisse de salaire, ou des kilomètres pour aller au boulot à Toulouse ou Montauban.
Est-ce que les politiques ont fait ce qu’il fallait ?
Non, je ne crois pas. À cette époque, de l’argent avait été versé à Peugeot et Renault dans le cadre d’un plan de réindustrialisation. Notre usine faisait partie de leurs sous-traitants. Nous pensions qu’il aurait fallu insister pour que, en échange de cet argent, il soit aussi fait pression pour passer commande à Molex. C’était quand même de très gros clients pour l’entreprise, ça avait du poids. Mais nous étions constamment dans l’urgence, c’était difficile de prendre du recul. À vrai dire, avant d’être Molex, l’usine appartenait à Snecma, aujourd’hui Safran. Or l’état était actionnaire à 30 % de la Snecma. Quand elle a décidé de vendre notre site, Molex l’a emporté. Mais si le gouvernement avait eu une vision industrielle, il aurait peut-être dû s’opposer à ce rachat. On aurait pu constituer un groupe de connectique de taille critique, avec Framatom (aujourd’hui Areva) par exemple, pour résister aux fluctuations du marché.
Vous pensez toujours que la fermeture aurait pu être évitée ?
Honnêtement, nous, les salariés, restons convaincus que Molex voulait nous lâcher dès le début. Quand Snecma a vendu, officiellement, ils ont accepté de jouer le jeu et de ne pas fermer tout de suite. Mais c’est Ponce Pilate ce groupe, en réalité, ils s’en lavaient les mains. Il n’y a jamais eu de développement de l’activité. On nous a transformés en vilains petits canards, et la décision de fermer l’entreprise a donc ensuite été plus facile à faire avaler. Le site ne les a jamais intéressés, tout ce qu’ils voulaient, c’était notre portefeuille de clients, pour rentrer chez PSA notamment. Et c’est exactement ce qu’il s’est passé.