Les syndicats attaquent la réforme du code du travail par la face juridique
Le calendrier est très serré mais la CGT va multiplier les recours devant le Conseil d'État contre les ordonnances Macron. FO pourrait faire de même et attend deux décisions du Conseil constitutionnel sur la précédente loi El Khomri.
Contester la légalité même de la réforme du droit du travail, jusque devant les plus hautes autorités juridiques françaises. La CGT, fermement opposée aux ordonnances Macron, publiées le 23 septembre au Journal officiel, dépose ces jours-ci plusieurs recours devant le Conseil d’État, pour tenter d’arracher une décision qui invaliderait au moins une partie de la réforme. Elle sera peut-être rejointe par Force ouvrière, qui refusait de défiler contre les ordonnances jusqu’à y être obligé par sa base, mais qui a dit il y a un mois déjà qu’une contestation juridique était envisageable. Selon nos informations, FO doit trancher dans le courant de la semaine prochaine, après une réunion juridique sur le sujet, jeudi 12 octobre.
Le calendrier est pour le moins serré : l’Assemblée devrait démarrer l’examen du projet de loi de ratification définitif de la réforme le 20 novembre, et une fois le texte ratifié par le parlement, les ordonnances auront la force d’une loi. Or, la CGT entend justement profiter du fait qu’elles soient placées, jusqu’à la ratification, sur un plan juridiquement inférieur à la loi, celui des simples décrets. Le Conseil d’État, l’instance suprême du droit administratif français, a en effet le pouvoir de vérifier si le contenu d’une loi n’est pas contredit par un décret. Il pourrait donc étudier si les ordonnances ne dépassent pas les intentions de la loi d’habilitation, qui a donné le pouvoir au gouvernement de les rédiger, dans un cadre strict.
« Le temps qui nous est imparti est court, l’objectif est que le Conseil d’État se prononce avant la ratification par le parlement des ordonnances », confirme Fabrice Angeï, le secrétaire confédéral CGT en charge du dossier. Lundi 2 octobre, la direction du syndicat a validé le principe du recours aux tribunaux, et les recours seront envoyés « très prochainement ». Car une fois que les ordonnances auront pris la force de loi, il faudra attendre que des cas précis, portés par des salariés, surgissent devant les tribunaux pour pouvoir à nouveau solliciter les hautes autorités judiciaires. « Il s’agit d’un levier complémentaire, en appui de la mobilisation dans la rue. Nous ne lançons pas ces recours parce que les manifestations ne fonctionneraient pas », insiste Fabrice Angeï.
La direction nationale de la CGT a déjà été doublée par un trublion, l’avocat spécialisé dans la défense des salariés Fiodor Rilov, qui agit au nom d’une vingtaine de sections CGT locales ou spécialisées (notamment la fédération Info'com et les sections syndicales de CGT Énergie Paris, Goodyear, Marks & Spencer, et certains syndicats d’hôpitaux publics). L’avocat a déposé dès le 28 septembre trois recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État, doublés de deux questions prioritaires de constitutionnalité, dont le Conseil d’État devra juger du sérieux, avant de les transmettre ou non au Conseil constitutionnel.
« Il faut tout mettre en œuvre pour mettre en échec ces réformes », déclare Fiodor Rilov, qui insiste sur les transformations en cours : « Il ne s’agit pas seulement d’une réduction de garanties pour les droits des salariés, mais d’un renversement complet. Depuis un demi-siècle, le droit du travail était un arsenal destiné à protéger les droits des salariés, et il devient aujourd’hui un ensemble de règles spéciales au service de l’employeur. » L’avocat ne dit pas autre chose que le gouvernement lui-même : en présentant les ordonnances, le 31 août, la ministre du travail Muriel Pénicaud se réjouissait qu’il s’agisse d’un « projet de transformation du code du travail d’une ampleur inégalée ».
Les recours qu’il a déposés visent d’abord le fait que la loi d’habilitation autorisait certes le gouvernement à réduire le périmètre d’appréciation des difficultés économiques d’une entreprise (pour le lancement d’un plan social) au simple périmètre national, mais qu’elle lui imposait également de mettre en place des mesures pour éviter qu’une multinationale puisse créer artificiellement ces difficultés en France. Or, les ordonnances ne prévoient finalement rien en ce sens.
Ils attaquent aussi le fait qu’un salarié refusant que son contrat de travail soit modifié suite à la conclusion d’un accord collectif établi dans l’entreprise soit licencié pour « cause réelle et sérieuse ». C’est-à-dire qu’il ne pourra pas contester ce licenciement devant les prud’hommes. « Le droit social d’aujourd’hui permet d’imposer des décisions qui ne seraient pas permises si le contrat de travail était simplement régi par le code civil, comme tous les autres contrats en France », s’indigne Fiodor Rilov. Il rappelle que nulle part ailleurs, le droit n’autorise le signataire d’un contrat à en modifier les termes suite à la conclusion d’un autre contrat, avec un autre signataire. Or, désormais, un salarié pourra se voir imposer des modifications de son contrat de travail après qu’un accord d’entreprise a été conclu entre le chef d’entreprise et les représentants du personnel, y compris concernant sa rémunération, son lieu et son temps de travail.
Incertitude autour des QPC
En lançant cette procédure devant le Conseil d’État, Rilov s’ouvre surtout la possibilité de soumettre en parallèle des QPC, qui peuvent être déposées seulement si un contentieux est déjà en cours. Le Conseil d’État devra donc décider si des dispositions des ordonnances sont inconstitutionnelles. Pour la vingtaine de sections CGT, elles le sont sans conteste. L’imprécision des paramètres à prendre en compte pour évaluer les difficultés économiques d’une entreprise, et autorisant la mise en place d’un plan social, seraient ainsi contraires à la liberté d’entreprendre, garantie par la Constitution. La possibilité de modifier les contrats de travail grâce à un accord collectif altérerait quant à elle le principe constitutionnel de la liberté contractuelle.
Cette procédure à double détente est une ruse juridique : pour Fiodor Rilov, si le Conseil d’État finit par examiner les recours après que les ordonnances auront été ratifiées, il ne pourra plus s’en saisir, car elles auront acquis la force d’une loi. Cependant, il sera tout de même tenu d’examiner les QPC et devra choisir de les transmettre, ou non, au Conseil constitutionnel, qui aura ensuite trois mois pour décider si elles sont valides.
Du côté de la direction confédérale de la CGT, la stratégie est différente. Le syndicat tentera de faire accepter au Conseil d’État d’examiner des « référés suspension », que l’instance doit examiner dans les deux semaines, notamment en cas de violation des libertés fondamentales. Ces derniers jours, l’analyse juridique était encore en cours quant à la possibilité ou non de déposer des QPC visant particulièrement des ordonnances, une décision du Conseil constitutionnel datant de 2012 étant notamment examinée à la loupe.
Quoi qu’il en soit, les thèmes des recours devant le Conseil d’État sont clairs. « Nous nous sommes concentrés sur les points politiquement les plus graves, et juridiquement les plus sûrs », explique Anaïs Ferrer, la responsable du service juridique du syndicat. Dans sa ligne de mire, « le contournement des organisations syndicales dans l’entreprise », notamment par la mise en place du référendum d’entreprise à l’initiative de l’employeur ; le licenciement pour cause réelle et sérieuse du salarié qui refusera la modification de son contrat de travail par un accord collectif ; et la barémisation des indemnités prud’homales.
Autant de points qui contreviennent, estime le syndicat, aux libertés fondamentales, déjà reconnues comme telles dans des décisions juridiques précédentes ou dans des textes garantissant les droits des salariés. Sur son blog Mediapart, la juriste Marie-Laure Morin, ancienne conseillère à la chambre sociale de la Cour de cassation, détaille les droits fondamentaux écartés par la réforme du code du travail.
La CGT entend exposer au Conseil d’État que les ordonnances violent la convention n° 158 de l’Organisation internationale du travail, qui encadre les règles du licenciement, sur le même point que celui soulevé par Fiodor Rilov : le licenciement en cas de refus de la modification du contrat de travail par un accord collectif. Par ailleurs, le syndicat va tenter de démontrer que le référendum d’entreprise et plus largement le« contournement des organisations syndicales » est contraire à une décision de 1996 du Conseil constitutionnel (dont l’explication est disponible ici en PDF), et à une autre convention de l’OIT, numéro 98.
La barémisation des prud'hommes menacée
Surtout, la CGT va soulever un sérieux point de droit, jugé hautement dangereux pour le gouvernement par un très respecté professeur de droit du travail. Il porte sur un point symbolique de la réforme voulue par Emmanuel Macron : la barémisation des indemnités prud’homales. Celle-ci pourrait bien être contraire à la Charte sociale européenne, un texte dépendant du Conseil de l’Europe, tout comme la Convention européenne des droits de l’homme, et s'appliquant au droit français. Un sujet jugé tellement stratégique que Fiodor Rilov, dans une nouvelle salve juridique, vient de lancer, lundi 9 octobre, un recours sur ce thème avec les mêmes arguments.
Interrogé par Mediapart sur ce point, le ministère du travail est resté muet. Du côté de Matignon, on ne se déclare « pas inquiet », parce que « le barème ou un équivalent existe de longue date dans de nombreux pays européens, également soumis à la charte sociale ». Et pourtant. Mediapart a déjà décrit ici ce mécanisme qui pourrait aboutir à une invalidation du plancher et du plafond obligatoire pour les indemnités que les prud’hommes accordent en cas de licenciement jugé illégal.
Il a été détaillé par le syndicat des avocats de France (SAF), mais l’origine du raisonnement provient d’un article publié en septembre dans la revue spécialisée Droit social, par Jean Mouly, ancien professeur à l’université de Limoges, et grand spécialiste du droit des licenciements (l’article est à lire en intégralité sous l’onglet Prolonger).
L’analyse de Jean Mouly est limpide : « Un recours pour excès de pouvoir contre l'ordonnance instituant une barémisation des indemnités prud'homales, avant sa ratification, aurait toutes les chances de se conclure par une annulation de celle-ci par le juge administratif. » C’est bien le chemin qu’entend suivre la CGT. Dans le détail, elle pourra s’appuyer sur deux décisions franchement obscures, dont l’impact potentiel était resté inconnu même des spécialistes avant la parution de l’article de Droit social, il y a quelques semaines.
En septembre 2016 (mais la décision n’a été publiée que fin janvier 2017), la Finlande a été condamnée par le Comité européen des droits sociaux, l’organe de contrôle de la Charte sociale européenne, pour avoir imposé un barème limitant à 24 mois de salaire maximum les indemnités prud’homales. Or, la France impose désormais un plafond de 20 mois maximum, pour un salarié ayant au moins 29 ans d’ancienneté dans l'entreprise. Le plafonnement finlandais contrevient, a décidé le Comité, à l’article 24 de la Charte sociale européenne, qui concerne les licenciements.
Mais comment être sûr que cette décision pourrait s’appliquer en droit français ? Après tout, ce n’est pas la première fois qu’un organisme international condamne la France : rien qu’en août 2016, l’OIT l'a fait à la demande de FO, sur les modalités de désignation du délégué syndical. Sans effet. Plus ennuyeux encore, le Comité européen des droits sociaux a déjà jugé que l’Hexagone contrevenait à la Charte sociale, en son article 2, concernant l’existence des forfaits-jours. Cela n’a pas empêché notre pays,« loin de mettre le droit interne en conformité avec le texte européen », d’« aggrave[r] un peu plus le régime juridique de ce forfait au détriment des salariés », rappelle Jean Mouly.
Le gouvernement paraît donc avoir raison de ne pas afficher d’inquiétude. Mais il y a en fait un problème juridique de taille. Dans un arrêt méconnu, daté du 10 février 2014, le Conseil d’État a précisément estimé que l’article 24 de la Charte sociale européenne pouvait « être utilement » évoqué devant les tribunaux français et que ses stipulations« ne requièrent l'intervention d'aucun acte complémentaire pour produire des effets à l'égard des particuliers ». Autrement dit, il peut être cité sans contrainte devant un juge, et doit s'appliquer en droit français.
Selon Jean Mouly, la conclusion devrait être inévitable, pour peu que le Conseil d’État accepte de se pencher sur la question : « Il suffirait qu'un recours contre l'ordonnance portant barémisation des indemnités prud'homales soit introduit devant le Conseil d'État pour que celui-ci soit amené à se prononcer sur sa conformité à l'article 24 de la Charte. (…) Il lui serait ensuite bien difficile d'affirmer que l'ordonnance contestée est conforme à l'article 24 de ladite Charte. »
Le Conseil constitutionnel entre bientôt dans la danse
Le gouvernement devrait donc scruter avec une certaine fébrilité les décisions à venir du Conseil d’État. Mais avant cela, il devra porter son regard vers le Conseil constitutionnel. Hasard du calendrier, l’autre instance juridique suprême va en effet donner son avis dans les deux semaines sur des points qui concernent de très près la réforme du code du travail. Cette fois, il ne s’agit pas des ordonnances, mais de la loi El Khomri, adoptée à l’été 2016 après des mois de contestation.
Le Conseil constitutionnel doit trancher avant la fin du mois sur deux QPC déposées par Force ouvrière contre les décrets d’application de la loi. L’audience publique se tient mardi 10 octobre. Il s’agira, d’une part, de savoir si le référendum d’entreprise est conforme à la Constitution (même si, dans sa version « El Khomri », il ne pouvait être convoqué que par les syndicats, alors que les ordonnances offrent cette possibilité à l’employeur), et, d’autre part, de déterminer la constitutionnalité du licenciement automatique du salarié en cas de refus de la modification de son contrat de travail par accord collectif. Dans la version prévue par la loi El Khomri, les cas de recours à ces accords étaient plus limités que dans celle instituée par les ordonnances, mais la question de fond n’est guère différente.
« Nous sommes de ceux qui défendent fermement le contrat de travail et ses protections », rappelle Didier Porte, le secrétaire confédéral FO en charge du code du travail. Il dit attendre « avec intérêt » la position du Conseil constitutionnel, « même si ses décisions sont de plus en plus politiques ». Surtout, il indique que FO, bien qu’ayant longtemps abordé avec bienveillance le processus de concertation qui a abouti aux ordonnances, ne s’interdit pas d’entrer dans la danse de la contestation juridique. La décision sera prise en bureau confédéral la semaine prochaine, après une étude technique. « Nous l’avons fait pour la loi El Khomri et on reste dans la même logique : si cela est possible, nous le ferons », affirme Didier Porte. La balle est désormais dans le camp des juges.