À partir de ce vendredi et jusqu’au 1er juin, ce sont presque un milliard d’électeurs indiens qui sont attendus aux urnes pour élire leurs députés. Une vingtaine de partis progressistes se présentent en coalition contre le BJP de Narendra Modi, majoritaire à l’Assemblée et tenant d’une politique nationaliste, islamophobe et de plus en plus autoritaire.
Le dispositif est titanesque. Pendant plus de six semaines, 969 millions d’Indiens devront se rendre au million d’urnes du pays pour choisir leurs députés, représentés par quelque 2 700 partis nationaux ou locaux. Pour assurer la logistique du scrutin, pas moins de 15 millions d’assesseurs sont mobilisés.
Il serait pourtant téméraire de parler de l’Inde comme de la « plus grande démocratie au monde », tant le Bharatiya Janata Party (BJP), au pouvoir depuis 2014, en dévoie les principes. Sous la houlette de Narendra Modi et de ses ministres extrémistes tels qu’Amit Shah à l’Intérieur, le parti qui s’est approprié la couleur safran prône une Inde hindoue, parlant hindi, contre les minorités musulmanes et chrétiennes du pays.
Shaji N. Karun, fameux réalisateur indien, analyse la société indienne sur la Toile. « Si vous regardez le cinéma des années 1970, il n’y avait pas d’histoire de vengeances religieuses. Désormais, le cinéma indien dégrade les gens, suit les discours politiques, et les réalisateurs et journalistes qui veulent plus de démocratie sont silencieux », déplore l’auteur de Piravi, mention d’honneur du Festival de Cannes en 1989.
Modi veut étendre son pouvoir au Parlement
Cette année, le BJP compte glaner 400 des 543 sièges de la Lok Sabha, la chambre basse indienne, contre 301 en 2019. Et, pour un troisième mandat, Narendra Modi n’hésite pas à mobiliser ses ouailles suprémacistes. Comme le 22 janvier, lors de l’inauguration du temple de Ram – une divinité prisée des hindous – à Ayodhya, sur les ruines d’une ancienne mosquée. « La nation est en train de créer la genèse d’une histoire nouvelle », y avait prophétisé Modi.
Mais le discours extrémiste hindou « n’a pas réussi à réellement mordre sur l’électorat dans le Sud, où les partis régionaux ou d’opposition sont au pouvoir », observe Olivier Da Lage, chercheur à l’Iris et spécialiste de l’Inde. « La fracture Nord-Sud n’est pas nouvelle, continue-t-il. Elle tient à des différences essentiellement linguistiques et culturelles. Le gouvernement essaye de favoriser la langue hindi qui n’a rien à voir avec les langues du Sud, c’est perçu comme une sorte d’impérialisme du Nord. »
Outre le progressisme des populations des cinq États du Sud – Kerala, Karnataka, Tamil Nadu, Andhra Pradesh et Telangana –, le BJP sera aussi opposé à une coalition inédite de 26 partis baptisée India, l’Alliance inclusive de la nation indienne pour le développement. « Des partis qui sont rivaux sur le plan régional ont choisi de ne présenter qu’un seul candidat pour faire face au BJP, affirme Olivier Da Lage. Et, comme en 2019, un certain nombre de sièges se sont joués à quelques centaines ou milliers de voix, il est possible que ça change la donne. Mais, dans quelle mesure les sympathisants accepteront-ils d’aller voter pour le rival, même pour faire échouer le BJP ? »
Au sein de cette coalition figure le Congrès national indien (CNI), deuxième force politique du pays (50 sièges en 2019). Mais le parti d’opposition est handicapé par des comptes bancaires gelés depuis février par le fisc indien, ainsi que par un retrait de son leader, Rahul Gandhi, issu d’une dynastie de premiers ministres.
Le gouvernement a également arrêté, fin mars, Arvind Kejriwal, lieutenant gouverneur de Delhi et figure de l’opposition, pour des accusations de corruption. « Je n’ai pas besoin que les Nations unies me disent que nos élections doivent être libres et équitables », défiait le ministre des Affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar, lors d’une récente conférence de presse.
Une réforme de la Constitution dans les tuyaux
Si le parti de Narendra Modi obtenait une troisième majorité consécutive à la Lok Sabha, il envisagerait de redécouper les circonscriptions en fonction de la population. « Ça peut paraître logique comme ça, mais l’Inde est un pays fédéral, explique Olivier Da Lage. Or les États du Sud seraient défavorisés et les États du Nord, très peuplés et acquis au BJP, auraient encore plus de sièges. C’est considéré comme un casus belli par les États du Sud. »
Au-dessus des deux tiers des sièges (362 députés), le BJP envisagerait même de modifier la Constitution, que certains responsables nationalistes considèrent trop inspirée des pays occidentaux. L’occasion d’inscrire « l’hindouïté » dans la loi indienne laïque, « traitant normalement toutes les religions sur un pied d’égalité », regrette Shaji N. Karun.
Venu des champs du nord de l’Inde, un dernier caillou pourrait se glisser dans la chaussure de Modi. Il s’agit des agriculteurs, qui manifestent pour de meilleurs salaires et conditions de vie depuis plusieurs semaines, les tracteurs ayant même tenté de gagner Delhi en février. « En 2019, la campagne s’est concentrée sur les attaques contre les musulmans ou les militants du Cachemire », rappelle Harinder Happy, porte-parole du Samyukt Kisan Morcha, coalition d’une quarantaine de syndicats d’agriculteurs.
Après les grands mouvements paysans de 2020-2021, revivifiés cette année, « la question de l’agriculture et des agriculteurs est redevenue une problématique des élections », se félicite Harinder Happy, qui dénonce les « promesses du Congrès » ou les « agriculteurs sur les listes du BJP ». « Le développement, mais pas pour les pauvres », conclut Shaji N. Karun, qui voit croître les inégalités au sein de la population indienne, fracturée par dix années de nationalisme.