Selon un rapport confidentiel du gouvernement britannique, les conséquences d’une sortie sans accord avec l’Union européenne promettent d’être lourdes : pénuries de médicaments et ralentissement des échanges sont à prévoir.
Il pleuvra des grenouilles pendant cinquante ans. Lancé en 2005 lors du référendum sur le traité constitutionnel européen en France, le chantage aux châtiments pour les peuples récalcitrants est éprouvé : outre-Manche, depuis le vote sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (Brexit), en juin 2016, il refait surface régulièrement, raillé sous l’expression « Project Fear », « Projet peur »)… À une différence près, et de taille, avec les versions précédentes : c’est que les plaies et les bosses auxquelles le gouvernement de Boris Johnson, avec ses accents à la fois ultralibéraux et xénophobes, expose les Britanniques et les Européens, avec sa promesse – répétée le week-end dernier – de sortie sans accord le 31 octobre prochain, ne sont pas toutes systématiquement fantasmatiques… Les services du gouvernement britannique l’admettent eux-mêmes, désormais.
À cet égard, cela n’est sans doute pas fortuit si c’est le Sunday Times, l’édition dominicale du quotidien conservateur anglais, qui révèle ces jours-ci une série de prévisions internes du gouvernement en cas de sortie sans accord avec l’Union européenne (UE). « Ce n’est pas le Projet peur, promet une source proche des cercles du pouvoir au journal. C’est l’évaluation la plus réaliste de ce que les citoyens vont affronter en cas d’absence d’accord. Ce sont des scénarios basiques et raisonnables, et non pas le pire des cas ! » Le gouvernement Johnson, lui, évacue les questions en qualifiant de « dépassés » les documents présentés par le journal.
Par endroits, l’essence pourrait venir à manquer
Sous l’énigmatique label « Operation Yellowhammer » (« opération Bruant jaune », du nom d’une espèce de passereau réputé pour son chant ressemblant à une demande, « Un petit peu de pain et pas de fromage »), les documents évoquent plusieurs pénuries graves et prolongées dans le temps. Cela pourrait être le cas pour les médicaments et les fournitures médicales pendant six mois au moins. Pour l’alimentation, le rapport gouvernemental prédit des ruptures de stock, avec un resserrement de l’offre et une montée des prix des denrées. L’essence pourrait venir à manquer dans certains coins.
C’est sur les délais des échanges que le rapport, daté du début du mois d’août, s’avère le plus alarmiste : 50 % à 85 % des camions traversant la Manche pourraient ne pas être prêts aux yeux des autorités douanières françaises et, dans le pire mais toujours rationnel scénario, les poids lourds pourraient devoir patienter entre 36 et 60 heures avant de recevoir l’autorisation de passer… Autre exemple frappant : à Gibraltar, les 15 000 frontaliers passant chaque jour la frontière depuis l’Espagne devraient s’attendre à une attente pouvant aller jusqu’à quatre heures. Ce ralentissement drastique de toutes les activités pourrait se prolonger bien au-delà de trois mois, prévient encore le Sunday Times.
Sans surprise, en plus des manifestations et des contre-manifestations qui, mobilisant les forces de police, ne manqueraient pas de survenir en cas de décision unilatérale du Royaume-Uni, ces sombres prophéties faites par les services ministériels eux-mêmes dans le cadre de l’« opération Bruant jaune » laissent une bonne place au retour d’une frontière physique entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord. Rien de bien neuf, toutefois, sur ce qui est la principale pierre d’achoppement depuis des mois entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. L’accord trouvé entre Bruxelles et Londres prévoyait la mise en place d’un « filet de sécurité » garantissant, faute de mieux, à l’issue d’une période transitoire, le maintien du nord de l’île dans les dispositions douanières et réglementaires du marché commun, mais Theresa May a échoué à convaincre sa majorité conservatrice et ses alliés unionistes ultras du DUP nord-irlandais. Le gouvernement Johnson envisage de recourir à des moyens technologiques pour protéger sa frontière, sans remettre en place des barrières et des postes de douane. Mais, selon le document officiel, « cela ne pourra pas marcher à long terme du fait des risques économiques, légaux et liés à la sécurité sanitaire ». De quoi, là aussi, réveiller les spectres de la guerre civile en Irlande du Nord…
Un dumping social et fiscal aux portes de l’Europe
Au-delà des prévisions catastrophiques liées à une sortie sans accord avec l’UE, Boris Johnson compte bien échafauder un accord de libre-échange transatlantique avec les États-Unis de Donald Trump. En visite à Londres la semaine dernière, John Bolton, le conseiller spécial à la sécurité du président américain, un des faucons néoconservateurs à Washington, l’a promis au premier ministre britannique. Avec Trump, a-t-il juré, il fait partie des premiers partisans du Brexit. « S’il doit y avoir une sortie sans accord, ce sera la décision du gouvernement britannique, mais nous la soutiendrons avec enthousiasme », assure-t-il. Il promet au passage un traité de libre-échange « secteur par secteur » afin, vante encore Bolton, de privilégier ceux dans lesquels l’accord sera vite trouvé… Précisant, au passage, que cela risque d’être plus complexe pour les « services financiers ».
Dans une situation de fragilité, Johnson, tout à son rêve de développer un champion du dumping social et fiscal aux portes de l’Europe, en concurrence directe avec les États membres de l’UE, compte donc s’en remettre à Trump, et les deux ne manqueront sans doute pas de mettre en scène leur amitié indéfectible lors du G7 de Biarritz à la fin de la semaine. Mais, ce faisant, le Royaume-Uni risque, comme le dénonce l’opposition travailliste depuis des mois, de livrer le système public de santé et de sécurité sociale – le National Health Service – aux géants états-uniens du secteur. Début juillet, Woody Johnson, ambassadeur des États-Unis en Grande-Bretagne et ami proche de Trump, ne cachait pas son intérêt : « Je pense que l’économie tout entière, tout ce qui peut être mis sur le marché, devra être sur la table. En effet, la santé devra l’être aussi. »
Enfin, au rang des mesures destinées à améliorer la « compétitivité » d’un pays qui, déjà largement remodelé depuis les années Thatcher, a depuis des décennies imposé ses vues au sein de l’UE dans les matières sociales, un think tank conservateur propose désormais de repousser l’âge de départ à la retraite à 70 ans en 2028 et 75 ans en 2035. Chaque jour en apporte une preuve supplémentaire : c’est une dangereuse utopie néolibérale qui, sous couvert de Brexit, s’est installée au 10, Downing Street. Autre chose qu’un Projet peur totalement virtuel : c’est un modèle de société en guerre contre ses classes populaires et ses couches moyennes, contre les étrangers, mais aussi contre les États voisins…
L’hyperpuissance semble d’autant moins pouvoir échapper au ralentissement global de l’activité qu’elle y a contribué.
Les effets du bras de fer commercial avec la Chine
Déjà le phénomène dit d’inversion entre les taux à long et court terme, qui s’est produit à plusieurs reprises depuis le début de l’année et pour la dernière fois le… 14 août, avait donné l’alerte. Illustrant la défiance à l’égard de la solidité de l’activité dans les années à venir, l’observation du phénomène a été, à chaque fois depuis 1956, corrélée à une entrée des États-Unis en récession.
Paradoxe, alors que les signes de ralentissement ne cessent de se préciser des pays émergents à l’Europe, les États-Unis semblaient continuer de pouvoir surfer sur une forte croissance. La crise est partie des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), où l’activité a globalement tendance à s’effondrer depuis maintenant deux ans. Ce qui s’est traduit par une chute des commandes de biens d’équipement qui touche particulièrement les exportations allemandes, poussant désormais la première économie de la zone euro au bord de la récession.
La longue période de réduction du loyer de l’argent et de prêts quasiment gratuits offerts aux marchés financiers par la Fed est à l’origine de cet enchaînement. Les Brics et autres pays émergents, qui se sont endettés massivement en dollars pour financer leurs investissements, se sont retrouvés pris au piège quand les grands argentiers états-uniens ont commencé de relever les taux, rendant insupportable le poids de leurs créances. Pour eux, le mouvement de baisse initié par la Fed arrive trop tard.
Donald Trump, en campagne pour sa réélection en 2020, aurait tout intérêt à ce que la croissance ne s’essouffle pas d’ici là. Mais, si son « option » national-libérale est désormais ralliée par une bonne partie de Wall Street, le bras de fer commercial avec la Chine pourrait avoir un effet amplificateur sur la crise et la ramener vite aux États-Unis, au cœur du système financier mondial.
Les signes annonciateurs d’une récession mondiale, qui toucherait d’ici à 2020 ou 2021 des États-Unis aujourd’hui épargnés, se précisent toujours davantage. Les économistes les plus proches des milieux d’affaire outre-Atlantique en sont persuadés. Selon un sondage publié hier et réalisé auprès de 226 d’entre eux par la National Association for Business Economics (Association nationale des économistes d’affaires), une majorité (38 %) se dit persuadée que cette contraction interviendra dès 2020, 34 % estimant qu’elle ne se produira qu’un an plus tard, « compte tenu des mesures » (retour à une politique de baisse des taux) engagées par la réserve fédérale, la banque centrale états-unienne.
Déclaration – Si le 2 août 2019 marque la fin du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (INF) établi entre la Russie et les USA, cette date doit aussi marquer le lancement de nouvelles mobilisations des peuples pour obtenir l’entrée en vigueur du Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires (TIAN) adopté à l’Onu le 7 juillet 2017.
Suite à l’annonce du retrait des USA du traité INF, ce Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) (INF) a expiré ce vendredi 2 août 2019. Le 23 octobre 2018 le président américain Donald Trump avait annoncé son intention de dénoncer ce traité et avait confirmé sa décision le 1er février 2019. Ce traité était jusque-là considéré comme l’un des principaux accords de désarmement nucléaire convenus entre les Etats-Unis et la Russie. Signé en 1987 il entérinait la volonté d’éliminer les missiles nucléaires de croisière et missilesbalistiques américains et soviétiques lancés depuis le sol et ayant une portée se situant entre 500 et 5 500 km. Il représentait un des résultats positifs auxquels ont contribué les mobilisations pacifistes des années 80 sous le thème « Ni Pershing, Ni SS20 »
Si Moscou et Washington peuvent avoir chacun des responsabilités, il est clair que les USA ont joué un rôle extrêmement négatif, accentué par Trump, en cassant tout ce qui a été obtenu de positif dans ce combat pour l’élimination des armes nucléaires, comme par exemple le retrait des USA du traité ABM (anti balistique missile), du Traité INF, de l’accord sur le nucléaire iranien et la relance de la course aux armes nucléaires par les USA, la non ratification du Traité d’interdiction des essais nucléaires, la présence illégale d’armes atomiques américaines sur le territoire d’Etats européens et le non-respect des engagements pris au moment de la dissolution de l’Urss de ne pas implanter le système de guerre des étoiles (bouclier-antimissiles implanté en Europe par les USA) qui est perçu comme un facteur de menace par la Russie et contribue à la relance de la course aux armements nucléaires.
Face à cette situation nouvelle beaucoup de journaux européens axent leurs analyses sur les aspects négatifs et sur les dangers de la reprise de la course aux armements nucléaires (voir 1 et 2). C’est vrai que c’est une mauvaise nouvelle pour la paix et la sécurité du Monde car maintenant ces deux États peuvent produire des armes nucléaires qui visent à anéantir par millions des populations civiles et permettent d’atteindre des cibles de 500 à 5 500 kilomètres. Ces armes constituent un réel danger et un péril pour l’Europe et le monde entier.
Cependant il est stupéfiant que la plupart des médias ignorent volontairement ou involontairement qu’il y a deux ans, le 7 juillet 2017, le long combat contre l’arme nucléaire a été marqué par un succès historique à savoir l’adoption aux Nations Unies du Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires (TIAN).
Malgré l’opposition de la plupart des 9 Etats dotés de l’arme nucléaire dont la France (3), un vaste front mondial s’est constitué pour l’élimination des armes nucléaires et pour la ratification de ce Traité (Front constitué de 122 Etats à l’ONU, le Vatican, la Croix-Rouge internationale, la Conférence syndicale Internationale (CSI) qui regroupe toutes les organisations syndicales au plan mondial, et de nombreuses ONG).
Au 2 août 2019, 71 Etats ont signé le TIAN, 25 Etats l’ont déjà ratifié. Il entrera en vigueur lorsque 50 États l’auront signé et ratifié.
La solution pour arrêter la reprise de la course aux armements nucléaires, c’est bien de gagner l’élimination totale des armes nucléaires à travers la ratification du TIAN par au moins 50 Etats. Nous sommes en mesure de gagner cet objectif.
Nous appelons à agir pour la ratification du TIAN par la France en signant la pétition nationale et en participant à toutes les actions organisées en France pour obtenir cette ratification (4).
Le Mouvement de la Paix – le 2 août 2019
«Le naufrage du traité FNI risque d’emporter avec lui le concept global du contrôle des armements. Et ce à un moment où la révolution technologique gagne aussi le domaine militaire à une telle vitesse que les « courses à l’armement » se multiplient. … Ceci appellerait l’adoption urgente de nouvelles règles et de nouveaux accords ». journal hollandais De Volkskrant
« Les missiles volent plus vite que jadis et ne peuvent quasiment pas être interceptés par les dispositifs de défense. La course à l’armement gagnera bientôt l’espace. … En revanche, le nombre des dirigeants irrationnels, inadaptés à ‘l’équilibre de la terreur’ ne cesse d’augmenter.» Le journal autrichien Kurier de langue allemande
Si les USA s’opposent au TIAN, le Gouvernement actuel de la France s’y oppose aussi. En effet la France est engagée dans un processus similaire sur certains points comme l’a montré la conférence de presse commune des USA, du Royaume Uni, de la France le 27 mars 2017 à New York, à l’initiative des USA (Dépêche AFP) pour s’opposer à l’adoption du TIAN à l’Onu. Par ailleurs la France est engagée dans le quasi doublement des crédits consacrés aux armes nucléaires en France (de 3,5 à 6 milliards d’euros par an), pour le renouvellement quasi complet de l’arsenal en armes atomiques de la France dans le cadre de la loi de programmation militaire actuelle.
Les 6 et 9 août à l’occasion de l’anniversaire des bombardements des USA sur Hiroshima et Nagasaki, le 21 septembre dans le cadre de la journée internationale de la paix et des marches pour la Paix, le 26 septembre lors de la journée international de l’ONU pour l’élimination des armes nucléaires.
Heimat, l’œuvre monumentale du réalisateur allemand Edgar Reitz
par Andréa Lauro
Heimat : un projet monumental, sans doute l’une des plus vastes expériences de cinéma à cheval sur les deux millénaires.
Un titre sous lequel il est possible de couvrir une grande partie de la production (un total d’environ cinquante-sept heures de film) du réalisateur et scénariste Edgar Reitz, classe 1932, figure clé du Nouveau Cinéma Allemand, qui a attiré l’attention de la critique et du public international au milieu des années 80, grâce à la première partie de ce projet : Heimat, titre-événement du Festival de Venise 1984, où il fut présenté hors compétition et suscita l’enthousiasme immédiat de la critique.Diffusé comme un série à épisodes sur la télévision allemande et projeté dans les salles italiennes, Heimat peut être considéré comme un équivalent moderne de la tradition romanesque européenne : un film-fleuve magistral divisé en onze épisodes (plus de quinze heures de durée totale) pour raconter, avec une approche inédite, l’histoire de l’Allemagne du vingtième siècle.
Plus précisément, Heimat couvre la période allant de 1919, à la fin de la Première Guerre mondiale, à 1969, avec un épilogue en 1982, et met en scène les événements des habitants de Schabbach, un village imaginaire du Hunsrück : une petite communauté rurale dont l’existence coule avec calme et apparente immobilité, loin des clameurs et des tragédies qui caractériseront le sort de l’Allemagne du XXe siècle.À la République de Weimar, la montée du nazisme, les persécutions antisémites, la Seconde Guerre mondiale et la division de l’État allemand Reitz et son co-auteur Peter F. Steinbach opposent une dimension quotidienne et « privée », représentant des expériences, des amours, des déceptions et des espoirs des hommes et des femmes de Schabbach.Au cœur du récit, il y a surtout trois familles, les Simon, les Wiegand et les Schirmer, à l’intérieur desquelles se succèdent les différentes générations.
Dans le village de Schabbach on identifie donc la signification de heimat, c’est-à-dire la "patrie" : la patrie dans laquelle au début de Heimat, dans l’épisode intitulé La nostalgie du voyage, Paul Simon retourne à son pays natal après le service militaire;la patrie que neuf ans plus tard, en 1928, le même Paul abandonnera, pour traverser l’Océan Atlantique, sans donner aucune explication à la jeune épouse, Maria Wiegand.Maria devient une figure centrale autour de laquelle tournent presque tous les autres personnages, dont les destins respectifs s’entremêlent et se déconnectent.
C’est la mémoire qui maintient et renforce le sens de continuité entre la génération des pères et la génération des enfants, entre passé, présent et futur, et c’est la mémoire qui garantit la survie du concept même de "patrie" entre une décennie et l’autre. Heimat se révèle donc quelque chose de plus qu’une simple histoire familiale.
Réalisé en 1992, composé de treize épisodes pour une durée de plus de vingt-cinq heures, Heimat 2 - Chronique d'une jeunesse est un formidable exemple de roman de développement personnel totalement centré sur Hermann Simon, fils de Maria Simon et de l’ingénieur Otto Wohlleben, auquel était déjà consacré un épisode entier de Heimat, Hermännchen : situé entre 1955 et 1956, Hermännchen racontait l’éducation sentimentale de Hermann adolescent avec un prodigieux talent pour la musique, éperdument amoureux de la plus mûre Klärchen Sisse. Heimat 2 reprend le fil de l’existence de Hermann à partir de quatre ans plus tard, en 1960, lorsqu’à l’âge de vingt ans Hermann arrive à Munich pour étudier la musique; au contact d’un milieu bohème, parmi de jeunes musiciens et intellectuels en herbe, Hermann trouvera à Monaco une nouvelle patrie et s’attachera sentimentalement à la violoncelliste Clarissa Lichtblau.
Chronique des ferments culturels et sociaux des années 60 (la série s’ouvre en 1960 avec Le temps des premières chansons et se termine en 1970 avec L’art ou la vie avec un parcours narratif qui évoque le cycle cinématographique de François Truffaut sur la vie et les amours d’Antoine Doinel (ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la Nouvelle Vague a influencé de façon déterminante la production de Reitz).
Douze années s’écouleront lorsque, en 2004, Edgar Reitz reprendra en main le sort d’Hermann Simon dans Heimat 3 – Chronique d'un tournant historique, le troisième chapitre de la trilogie de Heimat, articulé en six films pour presque douze heures de durée.Encore une fois, les événements individuels des personnages se situent dans le cadre de l’histoire de l’Allemagne du XXe siècle : le premier film, Le peuple le plus heureux du monde, s’ouvre en 1989, au moment de la chute du Mur de Berlin, événement fatidique précédant la prochaine réunification des deux Allemagnes, tandis que le dernier, Adieu à Schabbach, se termine onze ans plus tard, en 2000, à l’aube d’un nouveau millénaire, en accomplissant une réflexion plus que jamais stimulante et problématique sur le passage du temps, sur les liens entre les générations, sur l’importance de ses racines et sur l’incessante confrontation entre l’Homme et l’Histoire.
Le quatrième film, Heimat : Chronique d’un rêve, tout en s’insérant dans une ligne de continuité idéale avec la précédente trilogie, elle se distingue fortement de Heimat pour s’offrir au public comme une vision surprenante et inédite. À la progression chronologique fait contrepoids un retour au passé, au village de Schabbach pendant la période de deux ans comprise entre 1842 et 1844. Ce n’est pas un simple préquel, mais un nouveau récit de formation qui est en même temps un rêve de liberté incontournable : celui du très jeune Jakob Simon. Fils du forgeron du pays, Johann Simon, et de son épouse Margarethe, Jakob se tourne vers un avenir à construire : un avenir qui passe par la connaissance, l’étude de la nature et des langues, l’apprentissage du vocabulaire des peuples d’Amérique du Sud, "terre promise" dans laquelle Jakob aspire à s’installer.
Le passage de Jakob de l’adolescence à l’âge adulte, opposé par un père incapable de comprendre la soif de culture de son fils, et les rythmes de cette petite communauté de paysans et d’artisans, marqués par la succession des saisons, sont rendus avec des images par une mise en scène au charme ineffable et à l’extraordinaire pouvoir évocateur : des impeccables scénographies, qui reconstruisent un village du milieu du XIXe siècle avec un sens du réalisme et une attention aux détails étonnants, au magnifique noir et blanc de la photographie.
La curiosité intellectuelle de Jakob devient les clés d’accès pour une perspective plus profonde et plus consciente de la réalité elle-même et de ses couleurs, les couleurs que seul Jakob semble capable de percevoir. Jakob, qui soulève un regard débordant d’émerveillement vers la nature, est un personnage emblématique d’une modernité naissante : modernité entendue non pas comme acceptation des traditions et des valeurs de la civilisation des pères, mais comme le courage d’aller, avec la pensée, les yeux et le cœur, au-delà des frontières de sa patrie familiale.
En ce sens, le camée du grand Werner Herzog, autre pilier du demi-siècle de cinéma allemand, prend une valeur fondamentale, dans le rôle d’Alexander von Humboldt, célèbre naturaliste et explorateur qui, en visite à Schabbach, après avoir reçu une lettre de Jakob, il laisse à son fervent admirateur un message qui sonne comme un impératif moral : "Restez fidèle à la science!".
C’est le sceau d’une œuvre d'une beauté immense, d'un voyage inoubliable.
Andréa Lauro, pour le Chiffon Rouge - 24 août 2019
Par Celso Amorim, ancien ministre des Affaires étrangères (gouvernement Lula da Silva) et de la Défense (gouvernement Dilma Rousseff) du Brésil.
Le 7 avril 2018, l’ancien président Lula a été arrêté à São Bernardo do Campo et conduit au siège de la police fédérale à Curitiba. C’était l’aboutissement d’un processus, dirigé par les médias traditionnels et une partie du pouvoir judiciaire, qui a commencé il y a un peu plus de deux ans, avec les manœuvres qui ont conduit à l’éviction de la présidente Dilma Rousseff, par une mise en accusation sans responsabilité. L’objectif dans les deux cas était de frapper un projet politique, qui a réussi plusieurs fois dans les urnes, visant à apporter plus de justice et d’égalité à la société brésilienne.
En mai de l’année dernière, sans faire explicitement référence au Brésil mais certainement avec les yeux tournés vers lui, comme j’ai pu le constater lors de l’audience qu’il m’a donnée, le pape François a qualifié ce processus de « nouvelle forme de coup d’État ». Plus tard, le souverain pontife reviendra sur le sujet, s’adressant à des magistrats de tous les pays du continent américain, appelant ce type d’action « lawfare ».
Le processus qui a conduit Lula à la prison était faussé, on le savait dès le début. Quiconque lirait la sentence du juge Sergio Moro réaliserait que Lula a été reconnu coupable « d’actes indéterminés » et sans que le prétendu bénéfice de la corruption – l’appartement notoire sur la côte de São Paulo – ne puisse jamais être prouvé. Au contraire, des faits ultérieurs ont clairement démontré que ce bien n’avait jamais appartenu à Lula, ni à aucun membre de sa famille.
Mais la force de la campagne médiatique et la déification naïve de la lutte contre la corruption, quels que soient les moyens utilisés, ont fait que le doute reste dans des esprits plus sceptiques. La nomination du juge Moro au poste de ministre de la Justice par Jair Bolsonaro, le bénéficiaire direct de ses actes, et les révélations ultérieures du portail de nouvelles The Intercept ont prouvé ce que des observateurs proches savaient déjà : Lula était l’objet d’une persécution politique dirigée par un juge et des procureurs fanatisés, et imprégnés d’un projet favorisant leur propre puissance.
La prise de conscience de ces faits a récemment amené dix-sept juristes (notamment des professeurs célèbres, des membres de cour constitutionnelle et d’anciens ministres de la Justice) d’Europe, des États-Unis et d’Amérique latine à signer un document exigeant l’annulation du processus par lequel Lula avait été condamné et privé de liberté.
Le jour de son arrestation, Lula, dans un discours improvisé, a déclaré que ses ennemis pouvaient arrêter un homme mais ne pouvaient pas emprisonner le rêve de la population. Le spectacle de cruauté auquel nous avons assisté, avec les attitudes stupéfiantes du plus haut représentant, arrivé au pouvoir grâce au bannissement de Lula, nous inciterait même à douter de cette affirmation.
Au Brésil, aujourd’hui, le rêve est devenu un cauchemar : les pauvres sont de plus en plus privés de leurs droits ; la censure, qu’elle soit voilée ou sournoise, restreint encore la liberté d’expression ; la peur affaiblit la capacité de décision des bonnes personnes ; préjugés et stupidité attaquent la raison et la science. Le Brésil devient l’objet de la honte dans le monde, un véritable paria international. Nous vivons un climat d’anormalité sans précédent dans notre histoire.
Pour que la normalité revienne dans le pays et que l’espoir soit redonné à notre peuple, la liberté de Lula, en annulant le processus par lequel il a été condamné, est essentielle. Compte tenu de la crédibilité dont il jouit auprès de la grande majorité de la population, Lula – et lui seul – peut rétablir le dialogue entre toutes les forces de la société, indispensable au retour du Brésil sur la voie de la paix et du développement.
Même avant l’arrestation de Lula, le lauréat Adolfo Pérez Esquivel avait dirigé un mouvement pour proposer la candidature de l’ancien président au prix Nobel de la paix, décision qui sera prise dans les prochaines semaines par la commission compétente en Norvège. Nous espérons que soit considéré le travail d’un dirigeant présidentiel de la classe ouvrière qui a libéré des millions de Brésiliens du fléau de la faim, contribué à la paix en Amérique du Sud et dans le monde, pris des mesures courageuses pour protéger l’environnement et pour défendre les droits des Noirs et des peuples autochtones, et lutté pour la démocratie dans un pays en développement de dimension continentale, dont le destin, depuis, ne cessera d’influencer la région et le monde dans son ensemble.
Surenchère électoraliste oblige, les deux chefs d’État interdisent le territoire israélien à deux élues du Congrès, critiques de la colonisation.
Depuis leur élection lors du scrutin dit de mi-mandat en novembre 2018 à la Chambre des représentants, Ilhan Omar et Rashida Tlaib sont une cible récurrente du locataire de la Maison-Blanche, qui a multiplié les allusions les plus lourdes sur le danger que représenterait l’accès aux responsabilités de ces deux jeunes femmes musulmanes – une première au Congrès. L’une, fille de réfugiés somaliens, vit dans le Minnesota. L’autre, fille de Palestiniens, réside dans le Michigan et est née aux États-Unis. Déterminé à jouer à fond la carte des éclats les plus populistes et racistes, Trump n’avait pas hésité à leur demander de « retourner » dans les pays dont leurs familles étaient originaires. Sans peur de se contredire quand il se prononce, désormais, pour qu’elles soient au moins bannies du territoire israélien.
Effets contre-productifs
Le principal prétexte saisi par les potentats états-unien et israélien est l’appartenance des deux élues au mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), qui vise la politique coloniale israélienne. Une implication jugée sans doute d’autant plus impardonnable qu’elles avaient prévu de rencontrer des… militants pacifistes israéliens et palestiniens.
Le fait des deux princes destiné d’évidence à mobiliser le noyau dur nationaliste et ultraréactionnaire de leur électorat respectif pourrait toutefois avoir des effets contre-productifs. Aux États-Unis, même chez les républicains, on s’inquiète d’un « abaissement » de la fonction présidentielle. Et les démocrates font bloc avec les deux élues, la sénatrice Elizabeth Warren, candidate à la présidence, qualifiant de « honteuse » l’initiative des deux compères.
La décision d’Israël d’interdire, jeudi 15 août, l’accès à son territoire à Ilhan Omar et Rashida Tlaib, deux représentantes démocrates qui avaient organisé ce déplacement de longue date, illustre, à sa manière, la faiblesse relative des deux dirigeants proches de leurs extrêmes droites respectives, à la tête des États-Unis et d’Israël. La sanction, une première dans l’histoire des relations entre les deux pays, possède en effet une double dimension électoraliste. Elle intervient quelques semaines avant des législatives qui s’annoncent difficiles pour un premier ministre israélien impliqué dans de redoutables affaires politico-financières. Quand son complice Donald Trump a entamé une campagne pleine d’incertitudes pour sa réélection en 2020. Le locataire de la Maison-Blanche apparaît comme le vrai initiateur de ce double bannissement, après qu’il a pesé en sa faveur auprès de son « ami » en déclarant que cela « serait le signe d’une grande faiblesse d’Israël s’il autorisait » les deux élues à entrer sur son territoire.
Guerre commerciale avec la Chine, Gafam, Brexit, Iran… Donald Trump s’est montré inflexible, avec l’appui de nouveaux alliés, loin du consensus formel des G7 précédents.
Les rapports de forces ont bougé
Il était bien difficile, hier, d’enregistrer de véritables points de convergence jusque entre pays réputés alliés au sein de l’Union européenne, comme l’a regretté le président sortant du Conseil européen, le libéral polonais Donald Tusk, estimant que la réunion de Biarritz était « peut-être la dernière occasion de restaurer (notre) communauté politique ». Au-delà des fissures entre présumés alliés comme Paris et Berlin sur l’attitude qu’il conviendrait d’adopter à l’égard de l’Amazonie, du Mercosur et donc du Brésil de Bolsonaro, une ligne de fracture essentielle est apparue entre partisans d’une politique national-libérale, comme celle de Donald Trump, et d’autres dirigeants encore convaincus du bien-fondé d’une approche plus multilatérale de la mondialisation capitaliste.
Les rapports de forces ont indiscutablement bougé au sein de l’instance. Sur les sept chefs d’État, deux au moins, outre le locataire de la Maison-Blanche, penchent en faveur d’une approche plutôt nationaliste pour gérer les affaires de la planète : le Japonais Shinzo Abbe et le tout nouveau premier ministre britannique, Boris Johnson. Et ce n’est pas ce malheureux Italien Giuseppe Conte, en proie à une crise politique majeure dans son pays, potentiel prélude à une nouvelle percée de l’extrême droite, qui aura pu infirmer cette tendance générale.
Symbole de cette fracture entre grandes puissances occidentales : l’annonce de la création d’une vaste zone de libre-échange entre les États-Unis et le Royaume-Uni, censée compenser, et au-delà, les difficultés d’un Brexit, fût-il dur, après la date du 31 octobre fixée par le premier ministre britannique. Donald Trump et Boris Johnson n’ont eu de cesse d’afficher leur complicité à Biarritz. Le locataire de la Maison-Blanche a promis la conclusion prochaine « d’un très grand accord commercial, le plus grand qu’il n’y a jamais eu ». Ce sera « un fantastique accord », a acquiescé dans la foulée le résident du 10 Downing Street.
Tout le reste est marqué par l’intransigeance à toute épreuve du président des États-Unis. Il a confirmé combien il entendait maintenir le cap sur la guerre économique avec la Chine. Pas plus tard que vendredi dernier, Washington a décidé de relever de 25 % à 30 % la taxation portant sur 250 milliards de dollars de produits chinois, et de 10 % à 15 %, celle touchant quelque 300 milliards de dollars d’autres marchandises. Pékin avait annoncé des représailles sur les premières attaques tarifaires des États-Unis, à hauteur de 75 milliards de dollars de productions états-uniennes. Et Trump a exclu explicitement à Biarritz toute désescalade. Or, la poursuite de ce bras de fer constitue l’un des facteurs qui pourrait aggraver la tendance générale observée vers un ralentissement mondial, qui a déjà des répercussions sur l’Europe et pourrait en avoir jusque sur les États-Unis. Au point d’y rendre une récession inéluctable, jugent de nombreux économistes outre-Atlantique.
En dépit des risques annoncés, Donald Trump reste donc inflexible, convaincu que le rétablissement de la domination de l’Empire américain passe par l’unilatéralisme et sa « diplomatie du deal » ; une « diplomatie » qui intègre toutes les dimensions du rapport de forces, politique, économique et militaire, pour imposer une décision favorable.
Menace de représailles
Fort d’un soutien de Wall Street, devenu désormais bien plus ostensible, le président des États-Unis a fait preuve de la même intransigeance pour contrer toute velléité, notamment française, de taxer les Gafam, les multinationales états-uniennes qui dominent le marché du numérique. Il a réitéré sa menace de représailles en taxant les vins français.
À l’heure où son ami Benyamin Netanyahou bombardait, sans autre forme de procès, des positions de forces réputées proches de Téhéran en Syrie et au Liban (voir page 15), Trump s’est montré tout aussi inflexible sur le dossier dit du nucléaire iranien. Lui qui a déchiré l’accord historique signé en 2015 n’entend même pas reprendre langue avec Téhéran. Et Emmanuel Macron, qui se faisait fort de couper court aux périls en tentant une conciliation entre les deux parties, a dû piteusement reconnaître son impuissance en déclarant que tous allaient continuer à agir… « chacun dans son rôle ».
Malgré les efforts des uns, des autres et leurs fausses connivences affichées, il était difficile de ne pas repérer la profondeur des désaccords enregistrés à ce G7 de Biarritz sur la plupart des sujets clés : climat, commerce, Iran, éventuelle taxation des géants du numérique. Ce sommet fut celui des clivages, reflet des contradictions entre les grandes puissances occidentales. Et cela même s’il avait été décidé prudemment, après le fiasco enregistré au précédent G7 au Canada, de ne plus se prêter à l’exercice d’une déclaration commune qui relevait jadis déjà du grand art pour les sherpas diplomates assujettis à cette tâche.
À l’hôpital universitaire de Palerme, la docteure Antonietta Lanzarone a ouvert depuis un an une consultation dédiée aux migrants ayant subi des tortures afin de leur délivrer un certificat médical qu’ils peuvent ajouter à leur demande d’asile. Ils y trouvent une écoute dont ils ont rarement pu bénéficier auparavant.
Palerme (Italie), de notre correspondante.– Il y a dans les « OK» et les «va bene » répétés de la docteure Lanzarone la délicate tentative de dire que tout ira bien, malgré un récit fait de violences qui semblent ne jamais finir. En face d’elle, de l’autre côté du bureau marron, R., un Ivoirien de 19 ans dont l’italien courant parvient à rendre tous les détails du long voyage qui l’a amené jusqu’à elle, dans ce bureau impersonnel de l’hôpital Policlinico de Palerme.
Trois ans plus tôt, au mois d’août 2016, R. posait le pied sur le quai du port d’Augusta, dans ce bout de Sicile cerné par les usines pétrochimiques. Depuis, sa demande d’asile a été rejetée une première fois. «J’ai pleuré quand la responsable du centre d’accueil me l’a dit, confie-t-il à la légiste. Ils ne m’ont même pas laissé raconter mon histoire en détail comme on est en train de le faire ici. » Un instant, elle lève la tête des feuilles volantes sur lesquelles elle consigne soigneusement chaque réponse. «La commission a une manière différente de procéder. Ils doivent donner des réponses. Je comprends que tu le vives comme une injustice, mais nous, on repart de zéro », précise-t-elle, avant de revenir aussitôt aux brûlures de briquet mentionnées par R. peu avant.
Depuis le mois de mai 2018, la légiste a reçu à l’hôpital 93 migrants, dont 11 mineurs qui souhaitent obtenir un certificat médico-légal attestant des violences qu’ils affirment avoir subies. Dans un contexte de durcissement des conditions requises pour obtenir l’asile, chaque document peut compter. Pour mener à bien cette activité encore en rodage, elle est assistée de trois autres légistes et d’une psychologue, et travaille en partenariat avec les autorités sanitaires régionales et la Clinique légale pour les droits de l’homme de l’université de Palerme.
En octobre dernier, un premier décret-loi sur la sécurité entrait en vigueur, supprimant notamment la protection humanitaire, qui était, avec le statut de réfugié et celui de protection subsidiaire, l’une des trois formes de protection que peut octroyer la commission territoriale aux demandeurs d’asile. Au mois de juin 2019, selon les derniers chiffres publiés par le ministère de l’intérieur italien, le taux de rejet des demandes d’asile est de 82 %. À titre de comparaison, en mai 2018, avant l’arrivée au gouvernement de la Ligue et du Mouvement Cinq Étoiles, il était de 61 %, alors que 28 % des demandeurs obtenaient la protection humanitaire. R., lui, a fait appel de la décision de la commission et espère que le rapport médico-légal pourra donner du poids à ses déclarations.
«L’entretien dure au moins deux heures. Je fais l’investigation de l’histoire médicale des patients », explique la légiste, qui applique rigoureusement les règles définies par le protocole d’Istanbul, également appelé Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. « C’est éprouvant mais nécessaire pour établir le rapport de compatibilité entre ce qu’on me dit et ce que je vois sur le corps. »
Au récit fait par R. de violences intrafamiliales, d’une attaque à la machette et un peu plus tard de brûlures au briquet faites par un gang qui l’a dépouillé, la question de la médecin est la même : «Est-ce que ça a laissé des traces ? » En silence, R. tend la main, montre ses avant-bras, lève son T-shirt. «OK, va bene », répète la Dre Lanzarone. Ces mêmes mots qu’elle prononcera un peu plus tard, une fois l’entretien terminé, en photographiant chaque balafre, chaque plaie, chaque endroit du corps dont la couleur sombre s’est évaporée sous les supplices. Délicatement, pour chaque blessure, elle dépose une réglette millimétrée sur la peau meurtrie.
Dans ce métier, la vérité se mesure. « Ça peut sembler aberrant parce que, sur le visage de la personne qui vous fait un tel récit, on peut lire la souffrance, mais, pour une série de raisons, notamment légales, il me faut être la plus objective possible et connaître dans les moindres détails tout ce qui s’est passé», raconte la médecin légiste, dont le quotidien était jusque-là plutôt fait d’accidents de la route, de suicides ou de règlements de comptes.
Puis, dans la nuit du 27 au 28 août 2015, le navire militaire suédois Poseidon amarre au port de Palerme. À bord, 571 migrants et 52 corps récupérés après le sauvetage d’une embarcation de bois au large des côtes libyennes, presque tous asphyxiés dans la soute où ils avaient été enfermés. Pour ramener leurs corps à quai, une grue a fendu de son ronronnement le silence qui enveloppait le port, interrompant momentanément le ballet des combinaisons blanches qui s’activaient à terre, pour y déposer un énorme conteneur frigorifique.
Cette nuit-là, la jeune interne en médecine légale fêtait ses 28 ans. Tout le département de médecine légale de l’hôpital est alors réquisitionné. En quarante-huit heures, ils effectuent toutes les autopsies, dans des conditions de fortune, au cimetière des Rotoli, qui toise la mer depuis les hauteurs de la ville.
D’autres bateaux sont arrivés, d’autres corps aussi. «On a d’abord remarqué sur les corps des traces liées aux conditions de la traversée, des contusions, des coupures, des signes de déshydratation, des brûlures sur ceux qui parfois étaient entassés dans la salle des machines ou des brûlures de carburant, se souvient Antonietta Lanzarone. Il y avait aussi des lésions plus anciennes. On pouvait supposer qu’elles remontaient au séjour dans les pays d’origine ou au passage en Libye, mais dans les deux cas, on s’est dit que si on retrouvait ces blessures sur les cadavres, alors nous en retrouverions sûrement aussi sur les corps de ceux encore en vie. »
Lorsqu’elle commence les entretiens, la légiste découvre alors l’histoire de ces blessures. Certaines sont le souvenir d’accidents ou de rites tribaux, d’autres en revanche racontent à elles seules les parcours de migration et, surtout, la systématisation des tortures et des actes dégradants dans les prisons libyennes.
Un patient, par exemple, avait la plante des pieds décolorée après avoir été contraint de marcher dans une pièce dont le sol était couvert d’un liquide, «probablement un produit chimique étant donné les brûlures », ajoute la légiste. «Cette situation relève d’une anomalie complète, d’abord parce que, d’un point de vue médico-légal, mon travail porte d’habitude sur des lésions récentes, alors que là, il faut remonter à des lésions de longue date et surtout, parce que rencontrer de telles cicatrices, c’est anormal, c’est inhumain », tranche le médecin.
Parmi les migrants rencontrés, certains sont arrivés en Italie deux ou trois ans plus tôt, à l’instar de R. Sur tous les patients qu’elle a vus, 55 % avaient subi des mauvais traitements dans leur pays d’origine et 91 % lors de leur passage en Libye. «On retrouve de manière systématique certaines tortures, de la privation de nourriture ou d’eau, à la falanga, qui consiste à attacher quelqu’un par les chevilles et à le frapper de manière continue avec des bâtons ou des tubes de plastique rigides de la plante des pieds au talon », détaille Antonietta Lanzarone. «Comme toutes les formes de torture, c’est très insidieux, car cela laisse peu de traces visibles de l’extérieur, mais le patient aura des douleurs pendant longtemps, il aura des difficultés à marcher », poursuit-elle.
«De la Libye, je n’ai pas de traces visibles. Quand on nous torturait pour qu’on crie au téléphone et qu’on demande de l’argent à nos familles, on nous frappait avec des tubes de plastique », s’excuserait presque R., qui garde aussi de fortes douleurs aux genoux après le voyage dans le désert nigérien, pendant lequel on l’a frappé pour qu’il monte dans le 4x4, en se contorsionnant comme si son corps était celui d’un pantin.
C’est la limite de la consultation médico-légale : certaines cicatrices sont invisibles. «Le plus difficile, ce sont les violences sexuelles », reconnaît la Dre Lanzarone. 20 % des patients en ont été victimes, dont la totalité des 12 femmes rencontrées. « Sept hommes m’ont raconté des viols, soit par sodomie, soit parce qu’on les a obligés à violer d’autres femmes, confie le médecin. Ils pourraient être bien plus nombreux en réalité, car le fait que je sois une femme médecin ou la honte peuvent être des facteurs qui les retiennent de parler. »
Chaque fois, les patients sont orientés vers un urologue ou une gynécologue. Il y a aussi les séquelles psychologiques, souvent difficiles à déterminer. «Ce sont des entretiens qui peuvent amener à une reviviscence du trauma. C’est déjà arrivé qu’il faille interrompre les questions ou programmer une seconde visite», explique la médecin. À ses côtés, la psychologue Valeria Tullio observe chaque réponse de R., ses hésitations, sa manière de parler et de décrire son histoire.
Sur l’ensemble des entretiens, 60 % des patients présentent des troubles psychologiques ou psychiatriques et 77 % des problèmes de somatisation. « Après cet incident, tu réussissais à dormir ? » interrompt-elle, lorsqu’il raconte avoir été terrassé par une «maladie mystique » après une énième agression des gangs de son quartier. « Tu trouvais la force de te lever du lit ? »
Cette force, il la trouve quelques semaines plus tard, lorsqu’un ami lui avance de l’argent pour aller se faire soigner en Europe. «Quand je suis arrivé, je pleurais tous les matins dans le premier centre d’accueil, et puis c’est passé, confie le jeune homme. Aujourd’hui, je préfère ne pas sortir la nuit et surtout, j’ai vraiment peur quand j’entends les feux d’artifice. Ça me rappelle les tirs pendant la crise en Côte d’Ivoire, en 2010. Des fois, j’oublie que tout ça, c’est fini. »
Il va être au cœur des discussions du contre-G7 qui s’ouvre ce mercredi à Hendaye. L’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada, ratifié par l’Assemblée nationale le 23 juillet, fera venir dans nos assiettes un bœuf nourri avec des substances interdites en Europe.
Il a suscité la colère des agriculteurs au moment de sa ratification en plein cœur de l’été : en Saône-et-Loire, dans le Cantal, en Corrèze et dans la Creuse, des députés ont été pris à partie, l’un d’eux a vu sa permanence murée, des éleveurs se sont rassemblés pour protester ici et là. Le Ceta, l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada, déjà en vigueur depuis dix-huit mois (il a été voté par le Parlement européen en février 2017) et approuvé côté français par l’Assemblée nationale le 23 juillet, a suscité une vive opposition du côté des deux principaux syndicats agricoles. FNSEA et Confédération paysanne ont dénoncé tous deux, malgré leurs divergences de fond, un accord dangereux pour notre alimentation et notre environnement.
À l’heure où le contre-sommet du G7 s’ouvre à Hendaye pour faire émerger des alternatives et des solutions face à l’urgence climatique et aux traités de libre-échange en amont du rassemblement des sept puissances les plus riches de la planète ce week-end, Mediapart a décidé de décrypter le volet alimentaire de cet accord canado-européen, tant l’impact va être lourd dans nos assiettes et sur notre environnement.
Trois filières, en particulier, sont concernées : la filière bovine – avec l’ouverture, pour les Canadiens, d’un quota de 64 750 tonnes de viande exemptées de droits de douane –, la filière porcine – 75 000 tonnes de viande exemptées de droits de douane –, et la filière du froment – 100 000 tonnes.
Les filières de production européenne ne sont pourtant pas en manque, et le développement du commerce international est en contradiction totale avec l’urgence de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Mais la portée du Ceta va encore plus loin. Les standards de la production bovine outre-Atlantique n’ont en effet rien à voir avec ceux du continent européen. Les conséquences ne sont pas anodines : en termes de bien-être animal, d’impact sanitaire, de biodiversité et de lutte contre le changement climatique, l’importation de viande de bœuf canadienne va bousculer les équilibres agroalimentaires européens, pourtant déjà largement perfectibles en matière de préservation de l’environnement.
Car la production canadienne repose sur un modèle intensif poussé à l’extrême : deux tiers des exploitations bovines comptent plus de 10 000 bêtes. Une échelle incomparable avec la taille des fermes en France où l’on trouve, en moyenne, 60 à 70 vaches. Ces exploitations, que l’on appelle outre-Atlantique les feedlots, parquent les bêtes les unes sur les autres dans des zones d’engraissement à ciel ouvert, hiver comme été. Nul pâturage dans ces fermes industrielles, mais de la boue et du maïs OGM qui constitue 80 % de l’alimentation (on peut s’en faire une idée dans cette vidéo réalisée en 2014 par Interbev, association interprofessionnelle qui représente et défend les intérêts de l’ensemble de la chaîne agroalimentaire de la filière bovine). Le transport du bétail pose aussi question : en Europe, l’acheminement à l’abattoir est limité à quatre heures de trajet. Au Canada, où il n’existe aucun texte législatif sur la question du bien-être animal, la limite est de huit heures.
Autre problème majeur de la production bovine canadienne : les substances ingurgitées par l’animal. Si le modèle agricole européen, développé depuis des décennies par les pouvoirs publics et encouragé par la PAC (Politique agricole commune), reste adossé à un schéma productiviste qui a déjà fait d’innombrables dégâts, il faut reconnaître que prises de conscience, épidémies et scandales agroalimentaires ont, depuis une vingtaine d’années, fait évoluer la législation. Rien de tel au Canada, où un total de quarante-six substances actives interdites en Europe sont utilisées comme pesticides dans la chaîne de production.
L’une de ces substances, c’est l’atrazine, un herbicide interdit dans l’UE depuis 2003. Diagnostiqué comme ayant des effets néfastes dans le développement de l’embryon humain par l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) et quelques années plus tard par l’université de Berkeley en Californie, il est massivement utilisé dans la filière bovine canadienne pour sa fonction d’« activateur » qui permet aux bêtes de prendre plus de poids plus rapidement.
Autres substances interdites dans l’élevage européen : les farines animales. Contrairement à ce qu’assurent le gouvernement et les défenseurs de l’accord, rien n’est dit, dans le Ceta, sur le respect de l’interdit européen concernant le bœuf importé. Perspective d’autant plus inquiétante que l’Agence canadienne d’inspection des aliments a confirmé le 19 juillet à l’agence de presse Agra Presse que la législation canadienne autorisait l’utilisation de certaines protéines de ruminant dans l’alimentation de ces mêmes ruminants, comme les farines de sang et la gélatine.
Cela va à l’inverse du principe de non-cannibalisme de la production européenne, imposé en France et en Europe après le scandale de la vache folle à la fin des années 1990. Le règlement sur l’alimentation du bétail au Canada, lui, n’a pas changé depuis 1983 et les farines animales y sont bel et bien autorisées, comme on peut le constater sur le site de la législation canadienne.
Les antibiotiques s’ajoutent à cette longue liste de substances problématiques. Non pas que ceux-ci soient interdits dans les élevages français, mais ils y sont limités à un usage thérapeutique, alors qu’au Canada ils sont également utilisés comme activateurs de croissance, ce qui ne se fait plus en Europe depuis 1996. En outre, les bêtes ne peuvent être conduites à l’abattoir moins de quatre mois après leur dernière absorption d’antibiotiques. Il n’existe pas de telle règle au Canada.
Incohérences
Bref, le bœuf qui arrive dans nos supermarchés grâce au Ceta n’est pas du tout produit dans les mêmes conditions que sur le continent européen, et l’UE ne pourra pas imposer ses normes de production à son partenaire d’outre-Atlantique. D’ailleurs, Ottawa et Washington n’ont jamais caché leur ambition de contester les règles européennes, qui, à leurs yeux, entravent le commerce international. Après l’interdiction européenne du bœuf aux hormones américain, les deux pays avaient ainsi obtenu de l’organe de règlement des différends de l’OMC, en 2008, qu’il autorise des sanctions commerciales contre l’UE. Sanctions par la suite suspendues en l’échange de l’octroi aux États-Unis de quotas exemptés de droits de douane… Les deux pays, avec d’autres, formulent aussi régulièrement des critiques vis-à-vis de la réglementation européenne sur les perturbateurs endocriniens.
Il n’y a finalement qu’un point dans le Ceta sur lequel le Canada s’engage, il s’agit l’utilisation d’hormones. Bœufs et porcs à destination de l’UE ne pourront pas avoir été nourris aux hormones et aux anabolisants. Cela implique le développement d’une filière spécifique pour l’exportation, tant la production en Amérique du Nord repose massivement sur ces substances.
Comment vérifier que ce mince engagement est respecté ? Le Ceta, comme l’accord commercial à venir avec le Mercosur (entériné en juillet à Bruxelles par la Commission sortante), prévoit la possibilité de contrôle de la chaîne de production canadienne par les autorités européennes. Mais ces contrôles seront organisés en collaboration avec les autorités locales, donc ils n’auront rien d’inopiné ni d’indépendant. Pour la FNB, l’Institut français de l’élevage bovin, ce n’est donc pas une garantie suffisante. L’organisme pointe en outre le manque de moyens du côté des services sanitaires européens pour contrôler la viande à l’arrivée.
D’autant qu’il est difficile de déterminer les substances ingurgitées par l’animal quand on est face à des conteneurs de viande transformée… Et dans l’Hexagone comme en Europe, il y a déjà bien des abus qui échappent aux contrôles. « On ne peut pas vérifier sur de la viande découpée si elle a été traitée aux hormones. C’est quelque chose qu’on ne peut voir que sur des animaux vivants », assure Patrick Bénézit, secrétaire général adjoint de la FNSEA, joint par Mediapart.
Pourtant différents rapports avaient alerté à temps sur les conséquences néfastes du Ceta et sur ses aberrations vis-à-vis des règlements européens. L’un d’eux, que l’on peut difficilement attribuer à un lobby ou à une prise de position radicale, le rapport Schubert, commandé il y a deux ans par le gouvernement et rédigé par une commission d’universitaires, relevait : « Rien n’est prévu dans l’accord Ceta en ce qui concerne l’alimentation des animaux (utilisation de farines animales et de maïs et soja OGM, résidus de pesticides…), l’utilisation des médicaments vétérinaires (notamment des antibiotiques) en élevage, le bien-être des animaux (élevage, transport et abattage). »
La longue étude concluait, entre autres, sur le risque d’influence grandissante des lobbies dans la décision publique avec le mécanisme de coopération réglementaire entre l’UE et le Canada, au caractère illusoire des contrôles sanitaires, et à la nocivité du traité pour le climat. On y lisait : « On peut regretter que cet accord de nouvelle génération ne prenne pas mieux en compte les objectifs de lutte contre le réchauffement climatique et de développement durable en promouvant de manière ambitieuse la mise en place de systèmes agroalimentaires locaux et territorialisés, reliant consommateurs et producteurs en limitant les besoins de transformation et de transport des denrées alimentaires. »
Si on regarde d’un peu plus près les engagements de Paris et de Bruxelles en matière climatique, sanitaire ou alimentaire, les incohérences du traité sont à vrai dire innombrables. Accord de Paris, États généraux de l’alimentation, déclarations politiques… Le Ceta va à l’encontre de tous les affichages de ces dernières années.
Ainsi selon la loi votée à l’issue des États généraux de l’alimentation à la fin de l’année dernière : il est interdit, dit l’article 44, « de proposer à la vente […] en vue de la consommation humaine ou animale des denrées alimentaires ou produits agricoles pour lesquels il a été fait usage de produits phytopharmaceutiques ou vétérinaires ou d’aliments pour animaux non autorisés par la réglementation européenne ou ne respectant pas les exigences d’identification et de traçabilité imposées par cette même réglementation ». Et que dire de l’objectif affiché par l’article 24 qui instaure un seuil de 50 % de production locale dans la restauration collective ?
Quant à Emmanuel Macron, il déclarait, un mois avant la ratification du Ceta, à l’occasion du centenaire de l’Organisation internationale du travail : « Je ne veux plus d’accords commerciaux internationaux qui alimentent le dumping social et environnemental, et en tant que dirigeant européen, je le refuserai partout où je n’aurai pas les garanties sur ce point. »
Derrière le Ceta, ce sont en réalité deux philosophies radicalement différentes de la production animale qui s’affrontent : en Europe, on privilégie le principe de précaution et la traçabilité tout au long de la chaîne, tandis qu’au Canada et aux États-Unis, c’est l’étape finale qui est privilégiée : la décontamination et le contrôle du produit. Autrement dit, si la bête répond aux critères sanitaires au moment de l’abattage, quel que soit ce qu’elle a vécu ou ingurgité au cours de son cycle de vie, elle pourra arriver sur les étals de supermarché.
Changer de logiciel
« On n’imaginait pas le Canada avec des méthodes à des années-lumière de ce qui se fait en Europe, lâche Patrick Bénézit. Si un exploitant français se mettait à pratiquer les méthodes d’élevage canadiennes, il irait en prison. D’un côté, nos agriculteurs sont sous pression pour faire de la production de qualité et respectueuse de l’environnement, et de l’autre on fait rentrer, avec cet accord, de la merde sur nos marchés… Ça ne passe pas. »
Au-delà de la défense d’un type de production à la française, la FNSEA fait surtout valoir un argument économique : la filière bovine, déjà en difficulté, va souffrir encore davantage de l’importation de viande d’un autre continent. Surtout, celle-ci, bien meilleur marché que le bœuf européen en raison de coûts de production deux fois moins élevés, va tirer les prix à la baisse. La vente d’aloyau, pièce noble du bœuf qui fournit les entrecôtes, filets et autres faux-filets, risque d’être touchée en premier lieu, car le marché nord-américain, très tourné vers le steak haché, est moins friand que nous de cette partie la plus rémunératrice de la bête (elle représente le tiers de la valeur d’une carcasse). D’après Interbev, le prix de revient de l’aloyau en Europe est de 13,70 euros le kilo tandis qu’il est de 8,60 euros au Canada.
Christian Arvis, secrétaire de la FDSEA (section départementale de la FNSEA) de la Creuse, département agricole où 80 % des exploitants sont des éleveurs bovins, pointe les contradictions de la majorité présidentielle, pour laquelle il avait pourtant voté en 2017, espérant « que cela allait faire bouger un peu les choses ». Le député qui a porté le Ceta à l’Assemblée nationale, Jean-Baptiste Moreau, est précisément l’élu de sa circonscription : un ancien éleveur bovin qui fut le président de sa coopérative. « C’est pourtant quelqu’un qui connaît le terrain ! Il a perdu ses racines. C’est devenu un politicard. Est-ce qu’il vise une place au gouvernement ? »
Les critiques de la FNSEA sont toutefois à prendre avec des pincettes, tant le syndicat majoritaire a défendu pendant des décennies une agriculture française d’exportation. Or qui dit exportation dit traités commerciaux et dit importations. Difficile d’avoir l’un sans l’autre… La confédération à laquelle appartient la FNSEA au niveau européen, la Copa Cogeca, est d’ailleurs toujours favorable au traité de libre-échange avec le Canada.
Reste que l’impact économique du Ceta n’est pas négligeable. Une étude d’Interbev réalisée en 2015 fournit à ce titre une base intéressante. À l’époque, l’étude portait sur l’impact conjugué des deux traités alors en cours de négociation, le Ceta et le TTIP – l’accord de libre-échange avec les États-Unis, abandonné depuis. Mais les volumes pris en compte, 200 000 tonnes de viande bovine, correspondent aujourd’hui à peu de choses près au cumul entre Ceta, accord UE-Mercosur en cours de ratification (99 000 tonnes), et accord UE-Mexique (20 000 tonnes). L’association de la filière bovine française concluait sur un total de 30 000 exploitations menacées, soit 1/5e des éleveurs bovins de l’Hexagone.
Plus que les quantités proprement dites, c’est l’effondrement des prix consécutif à l’importation d’aloyau qui fera disparaître les exploitations. Or dans ce secteur, les éleveurs peinent déjà à dégager un revenu annuel entre 10 000 et 20 000 euros, et le manque de fourrage entraîné par trois années de sécheresse dans certains départements rend la situation particulièrement tendue. Cerise sur le gâteau : les quotas du Ceta peuvent être réévalués par l’UE à tout moment sans négociation avec les États membres, et d’autres traités commerciaux à venir prenant modèle sur cet accord vont continuer à augmenter les volumes.
Pour toutes ces raisons, la Confédération paysanne tient un discours bien plus général que la seule opposition au Ceta. Selon elle, c’est le principe même des accords de libre-échange et notre modèle de production qui sont à revoir. « Chacun regarde les accords de libre-échange en fonction de son propre intérêt, dénonce ainsi Olivier Thouret, éleveur bovin et caprin et co-porte-parole de la Conf’ dans la Creuse. Selon nos dirigeants, même si le secteur bovin en pâtit, le Ceta serait globalement favorable à la France, donc il faut être pour. Comme si la France était au centre du monde ! C’est un raisonnement purement économique. Mais si on est tous d’accord aujourd’hui sur le diagnostic du changement climatique, il faut changer de logiciel. Il ne s’agit pas juste de mieux travailler pour mieux respecter l’environnement. Il faut se mettre dans la logique de la transition écologique. »
Nicolas Girod, porte-parole du syndicat au niveau national, renchérit : « Le Ceta reste dans ce modèle d’agriculture industrielle basée sur les échanges et le produire plus et moins cher. Pourtant, on est actuellement dans un moment de convergence : d’un côté les altermondialistes et ce que la Confédération paysanne défend depuis trente ans, et de l’autre, les jeunes mobilisés sur le climat. Le G7 pourrait marquer ce moment de basculement. »
Il y a tout juste vingt ans, en août 1999, le McDonald’s de Millau était démonté. Avec ce geste, la Confédération paysanne voulait dénoncer les décisions de l’OMC, la malbouffe et les effets de la mondialisation sur le monde agricole. Depuis, les dérèglements climatiques se sont dangereusement accélérés. Le Ceta, accord qui se prétend d’un nouveau type, fait l’effet d’un douloureux surplace.
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À la veille du G7 de Biarritz, les signaux les plus alarmants s’accumulent sur la montée des risques de récession en Europe et aux États-Unis, alors que nombre de pays émergents sont d’ores et déjà frappés de plein fouet par une crise gravissime.
Les symptômes les plus alarmants surgissent sur l’état de santé de l’économie mondiale, à la veille de la réunion à Biarritz du petit groupe des sept puissances occidentales. Les spécialistes du Fonds monétaire international (FMI) revoient sans cesse à la baisse leurs prévisions de croissance planétaire. Ils l’ont ramenée à 3,2 % pour 2019, la réduisant de 0,1 point sur leur précédent pronostic publié en avril, lequel avait déjà été abaissé par rapport à celui de janvier qui avait déjà été revu en baisse sur son prédécesseur… Leurs homologues de la Banque centrale européenne (BCE) anticipent des résultats encore plus préoccupants à l’échelle du Vieux Continent.
On voit mal comment la première économie de la zone euro pourrait échapper à une entrée en récession en bonne et due forme (la répétition d’une croissance négative ce trimestre après celle enregistrée durant les trois mois précédents), elle, dont l’industrie manufacturière est déjà en récession depuis fin 2018. Même les États-Unis, qui semblaient échapper au coup de mou général en continuant d’afficher une expansion de près de 3 % de l’activité, devraient être contaminés à leur tour et plonger dans les affres d’une croissance négative au plus tard en 2021, affirment une majorité d’économistes dits d’affaire (voir notre édition du 20 août).
Pourquoi les pays émergents sont touchés de longue date
D’aucuns font mine de découvrir l’émergence simultanée de ces terribles signaux comme une surprise. Pourtant les symptômes du déclenchement d’une crise, non pas passagère, conjoncturelle, mais systémique, apparaissent déjà depuis plusieurs années. À l’origine de cet aveuglement : l’obstination, très partagée par les dirigeants du G7, à considérer que le salut passerait par un sauvetage coûte que coûte du processus de financiarisation de l’économie mondiale. Nous allons voir que c’est précisément lui qui empêche le changement copernicien, si crucial aujourd’hui pour le genre humain, de l’affectation de l’argent aux biens communs de l’humanité, comme à la lutte contre les dérèglements climatiques.
La crise, qui rejaillit de façon évidente désormais sur les centres névralgiques du système jusqu’en Europe et aux États-Unis, est déjà bien installée dans nombre de pays émergents. De la Turquie à l’Argentine, nombre de pays sont frappés de plein fouet par un effondrement de leur activité, avec à la clé une explosion de la pauvreté et un renforcement des inégalités, grand thème alibi de ce G7. Les fameux Brics (acronyme de Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), présentés, il y a peu de temps encore, comme le cœur de la dynamique mondiale, ne sont pas épargnés. Tous se sont massivement endettés en dollars, profitant des taux nuls de la Réserve fédérale, la banque centrale états-unienne, pour financer de nouveaux investissements.
Seulement cette utilisation du billet vert, doté de telles prérogatives qu’il fonctionne, de fait, comme une monnaie commune mondiale, a depuis deux à trois ans des effets très pervers. Le processus de remontée des taux enclenché par la Fed à partir de décembre 2015 renchérit en effet mécaniquement le poids des dettes de ces pays, au point de les étrangler.
En conséquence, nombre de ces économies à l’arrêt ont réduit considérablement leurs achats en biens d’équipement ou en automobiles. Ce qui est directement en relation avec la récession qui paraît programmée désormais outre-Rhin. L’industrie germanique, tournée massivement vers l’export, voit se réduire très sensiblement ses carnets de commandes. Ce qui rend la situation d’autant plus préoccupante pour l’Allemagne, et derrière elle pour ses partenaires de la zone euro, que la consommation intérieure n’apparaît pas franchement en mesure de prendre le relais, compte tenu de la persistance d’un énorme secteur à bas salaire et de l’explosion des prix de l’immobilier et des loyers.
Le national-libéralisme de Trump and Co comme facteur aggravant
Parfois appréhendé comme une sauvegarde populiste ou (et) autoritaire de ce système global en crise, le national-libéralisme présente en fait toutes les caractéristiques d’un facteur aggravant qui pourrait au contraire précipiter rapidement le monde vers l’abîme. Les dumpings fiscal, social et environnemental pratiqués par Donald Trump ont déjà commencé à montrer leurs limites. Ils sont même entachés d’un effet boomerang déjà bien perceptible, si l’on en croit une majorité d’analystes états-uniens.
On a vu les incidences des privilèges du dollar. Ceux-là permettent, de fait, un endettement considérable de l’hyperpuissance, qui s’est notamment lancée dans une débauche inédite de dépenses militaires. De quoi rajouter des tensions internationales, voire des menaces de guerre à l’instabilité ambiante. D’autant que le président des États-Unis ne cache pas sa volonté d’imposer d’ici à la fin de l’année un nouveau deal commercial à la Chine en usant de toutes les cartes dont il dispose pour infléchir le rapport de forces.
Les enseignements, pas si vieux, du krach de 2007-2008, oubliés !
L’obsession à jouer dans la main de la finance – consensuelle parmi les dirigeants du G7 – est au cœur de la crise du système. Oubliés, les enseignements pourtant encore si frais du krach de 2007-2008. Pis, les nationaux-libéraux comme Donald Trump ou Boris Johnson, le petit nouveau du club des sept, très attendu à Biarritz, qui vient de faire son entrée au 10 Downing Street, ne croient qu’en de nouvelles dérégulations. Le président des États-Unis a déjà envoyé par-dessus bord les quelques timides garde-fous, les lois Dodd-Frank, instaurés en 2009 pour contenir l’influence des agioteurs et protéger les épargnants, consommateurs de services financiers. Et le premier ministre britannique entend mettre la City au diapason sur le Vieux Continent.
Résultat de cette soumission générale à la finance : les politiques développées partout à la suite de l’effondrement de 2008 pour réduire le loyer de l’argent, relancer le crédit et stimuler la croissance n’ont eu que peu d’effets sur l’activité réelle. L’utilisation de l’argent a été massivement détournée par les banques et les grands opérateurs boursiers vers des investissements réputés rapidement lucratifs. Ce qui contribue à l’accumulation de nouvelles bulles financières.
Le crédit gratuit n’est pas en soi une mauvaise recette. À condition cependant de mettre en place une sélectivité de l’accès à cet argent pour qu’il aille à l’économie réelle et ne soit plus confisqué par les marchés financiers. Si le G7 est bien incapable de penser un tel saut, les citoyens du monde y auraient, eux, tout intérêt.
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