En Italie, écrivez-vous, « les épurateurs n’ont jamais été épurés »…
Oui, voilà.
Le droit lui-même contient encore des éléments hérités de la dictature mussolinienne… Avec l’affaire Vincenzo Vecchi, un jeune manifestant contre le G8 de Gênes en 2001, réfugié en France et menacé d’extradition aujourd’hui après une condamnation à une peine de 12 ans de prison sur la base d’un délit émanant directement du fascisme (« dévastation et pillage »), on voit bien comment des éléments du Code pénal mis au point pendant les deux décennies de régime mussolinien par le ministre Alfredo Rocco perdurent. Comment est-ce possible ?
Le Code Rocco est resté en vigueur en Italie jusqu’en 1989. Et cette persistance pose de sérieuses interrogations sur la conscience, appelons-la comme ça, de la classe dirigeante antifasciste pendant les décennies après la Libération. Au niveau juridique, dans les textes de loi essentiels, elle n’a jamais tourné la page résolument, mais elle a, au contraire, utilisé une part des lois répressives datant du fascisme pour ses propres activités de gouvernement.
A la sortie de la guerre, vous pointez un renversement qui paraît s’être accentué au fil du temps: d’un côté, les nazifascistes, engagés dans la république de Salò (République sociale italienne, RSI) de Mussolini après 1943, finissent par être reconnus comme « combattants légitimes », tandis que les partisans sont, eux, persécutés et poursuivis…
C’est la période des procès à la Résistance qui s’ouvre pour plusieurs années, après les élections parlementaires le 18 avril 1948. À ce moment-là, la magistrature, les forces de police et de gendarmerie s’emparent des épisodes sanglants survenus entre 1943 et 1945, et dans la presse dominante, cela permet une interprétation des refrains contre la gauche et les communistes. Des centaines de partisans sont arrêtés, d’autres doivent s’enfuir vers la Yougoslavie ou vers la Tchécoslovaquie pour ne pas être emprisonnés.
Ces procès servent à donner, dans le cadre de la nouvelle République, une image dégradée de la Résistance. Et cela, alors que, dans le même temps et en dehors d’une petite dizaine de cas, la magistrature militaire escamote des centaines et des centaines de dossiers sur des crimes de guerre nazifascistes (massacres dans des villages, exécutions sommaires, etc.) afin de ne pas perturber l’opinion publique italienne, au moment où la République fédérale allemande est intégrée dans le pacte atlantique. Cela donne une situation où tous les feux sont braqués sur des exactions commises par les résistants, tandis que les massacres nazifascistes sont camouflés par la justice elle-même…
Aujourd’hui, ces représentations paraissent s’être largement imposées en Italie où il n’est pas rare de mettre un signe d’égalité entre fascistes et Résistants en matière de barbarie… Comment contrecarrer ce sens devenu commun ?
Je suis d’accord, il y a des lieux communs qui n’ont aucune vérité d’un point de vue factuel. Une part des intellectuels ont participé à ériger une « légende noire » décrivant des persécutions de fascistes après la Libération. Cela a été très accentué au fil des décennies. Et moi, je démontre, faits à l’appui, que ça n’a pas été comme ça. Cette assimilation obscène dans la barbarie n’explique toutefois pas tout…
Dans le passé, il y a eu une sorte de rhétorique antifasciste qui dépeignait la dictature de Mussolini comme un événement impliquant peu de gens et imposé à un peuple réticent. Ce qui était une manière de nier les racines profondes du fascisme, et cela s’est révélé absolument délétère. Je dois tout de même souligner une évolution réconfortante: ces dernières années, il y a une nouvelle génération d’historiens - on peut citer Carlo Greppi, Francesco Filippi et Eric Gobetti - qui ont, avec une conscience civique très développée, pris de front cette « légende noire » pour contester toutes ces visions erronées. Il y a désormais en Italie une production historiographique qui est très importante et qui a, sans doute, beaucoup manqué dans le passé…
Comment cette « dérive de la mémoire » a-t-elle pu se produire avec les résultats que l’on voit aujourd’hui en Italie ?
Vaste question! Et c’est sûr que des journalistes comme Giampaolo Pansa ont joué un rôle fondamental dans la vulgate renvoyant dos à dos fascistes et résistants (lire notre entretien avec le collectif Nicoletta Bourbaki dans l’Humanité du 22 août)… Mais puisque nous parlons de l’information, moi, j’aimerais regretter une forme d’inattention des journalistes. En Italie, ils ont vraiment la mémoire courte. Je prends un exemple qui s’est passé ces derniers jours.
Aux funérailles d’un fasciste à Milan, Romano La Russa, adjoint dans le gouvernement régional de Lombardie, a multiplié les saluts fascistes devant le cercueil. Or, son frère, le député Ignazio La Russa qui est l’un des très proches de Giorgia Meloni, la dirigeante de Frères d’Italie, a pris ses distances avec ce geste, en le grondant… Et dans les médias, tout le monde a évoqué ces reproches. Mais les journalistes italiens, ils ne devraient pas avoir oublié que, lors d’autres funérailles, celles du terroriste fasciste Nico Azzi - un personnage important qui avait voulu mettre une bombe dans un train en 1973, mais qui, par sa maladresse, la fait exploser, se blesse et est arrêté, avec en poche un exemplaire du quotidien d’extrême gauche, Lotta Continua, qu’il aurait dû laisser, comme une signature, dans ce train pour orienter les enquêtes de ce côté-là -, ce même Ignazio La Russa s’était livré à une série de saluts fascistes…
Eh bien voilà, ça, c’est le personnel politique qui gravite autour de Giorgia Meloni. C’est un fait, ce n’est pas mon interprétation ! Mais malheureusement, dans le débat politique, personne ne rétablit les faits en opposant aux paroles de La Russa sa solidarité directe avec un terroriste!
Mais une fois qu’on a réussi à désigner, comme le font les médias dominants en Italie, la coalition rassemblant deux formations d’extrême droite (Frères d’Italie et Ligue) comme « centre-droit » et que les milieux d’affaires les plébiscitent, le niveau d’alarme face à la menace s’abaisse considérablement, non?
Oui, il y a une question qui est désormais de vocabulaire, d’étiquettes. Les fascistes sont effectivement présentés comme le « centre-droit », ce qui est une manière de les rendre propres. En revanche, on utilise le terme de « gauche » pour parler d’Enrico Letta, par exemple, le dirigeant du Parti démocrate (PD). C’est un brave gars, pas de doute, mais pour moi, toute son histoire fait de lui un centriste. Quand le centre-gauche est désigné comme la « gauche » et que la droite radicale néofasciste apparaît comme une droite respectable, ces glissements dans la langue produisent des effets non négligeables… Mais on s’habitue à ce long empoisonnement de l’information. Ce qui est évidemment très grave.
Dans votre livre, vous rappelez que Giorgia Meloni se présente comme la fille spirituelle de Giorgio Almirante, l’homme qui a dirigé, pendant près de 40 ans, le parti néofasciste (MSI) fondé après la Libération. Qu’est-ce que cela signifie ?
Meloni a émergé comme jeune activiste politique au sein du MSI. En soi, on ne peut pas dire que c’est une faute. Mais son chemin, son évolution politique ont été linéaires. Elle n’a jamais renié son passé. Elle est entourée de conseillers qui sont évidemment fascistes. Je parlais d’Ignazio La Russa, mais on peut aussi évoquer l’eurodéputé Carlo Fidanza. Son insistance sur Giorgio Almirante est un signe évident: elle présente comme un simple « patriote » un des pires fascistes qui soit, engagé dans la bataille raciste, avec les lois antisémites, entre 1938 et 1945, et qui, ensuite, s’est inséré dans la politique italienne comme protagoniste de premier plan du MSI mussolinien, avec sa double stratégie qui alternait la matraque et le costume deux-pièces, entre la violence politique et la respectabilité parlementaire.
D’un point de vue personnel, je pense que Giorgia Meloni a, en réalité, une consistance politique proche de zéro. Elle hurle, elle gagne. C’est comme ça en Italie: pendant une brève période, celui ou celle qui hurle remporte la mise. On l’a vu avec Beppe Grillo et son mouvement des 5 Etoiles… Mon pronostic, c’est donc qu’après sa percée, Giorgia Meloni laissera assez vite de marbre les Italiens. Sur le versant autoritaire, je trouve ainsi bien plus inquiétant encore Matteo Salvini qui a l’obsession de reprendre le poste de ministre de l’Intérieur et donc de la police. C’est extrêmement dangereux.
J’ai suivi toute cette campagne électorale avec un certain accablement. Ce qui est démoralisant, c’est que, dans la gauche, il y a eu une acceptation que Meloni se présente depuis un mois au moins comme celle qui a gagné l’élection. Cela me semble une attitude préoccupante pour la démocratie. Le centre-gauche, à commencer par Enrico Letta, a considéré le résultat comme joué d’avance. Ce qui est un paradoxe car cela signifie accepter de perdre sans même avoir commencé le match!
Le fascisme ne reviendra pas sous la forme du régime mussolinien, c’est évident. Mais, comme le démontre l’assaut contre la CGIL à l’automne 2021 fomenté par des militants du groupe Forza Nuova, sur fond de mobilisations contre les restrictions anti-Covid, il peut survenir notamment dans des manifestations de « squadrisme », ces descentes organisées par des milices paramilitaires contre des adversaires et des minorités… Cela vous préoccupe-t-il?
Une des caractéristiques fondamentales du fascisme a toujours été de disqualifier ses opposants politiques en les traitant non pas comme antifascistes mais comme des éléments « anti-nationaux », subversifs, anti-patriotes. Par exemple, les exilés politiques ne sont pas qualifiés comme des « exilés » parce que le terme a une dignité, mais comme des « fugitifs ». Aujourd’hui, ce qui m’inquiète, c’est moins le squadrisme des matraques et des barres de fer que le squadrisme verbal et idéologique, répandu chez Salvini et Meloni… Ils ne peuvent concevoir une démocratie dans laquelle l’opposition ait pleinement voix au chapitre et droit à la citoyenneté. Pour eux, ceux qui ne sont pas d’accord, qui s’opposent, sont des éléments antipatriotiques. Cette manière de refuser absolument toute dignité à l’opposition demeure, à mes yeux, l’héritage le plus empoisonné du fascisme. Et je suis convaincu que Meloni et ses alliés vont l’endosser, d’une manière ou d’une autre.
(1) Mimmo Franzinelli, « Il fascismo è finito il 25 aprile 1945 » (« Le fascisme s’est terminé le 25 avril 1945 »), Éditions Laterza, Bari-Rome, 14 euros (non traduit).