Mar Moussa.
Un vieux monastère fortifié sur le flanc d'une montagne rocheuse en bordure de désert.
On quitte la Syrie irriguée, utile et habitée: au loin à l'est, c'est Palmyre, la brillante ville antique qui accueille sous l'ère el-Assad une infernale prison de haute sécurité dont on ne revenait que rarement, puis la frontière irakienne.
Un endroit sublime, évoquant probablement, du moins dans mon imaginaire, l'atmosphère mystique du Sinaï. Je le vois dire la messe devant une poignée de personnes assises par terre sur des tapis et recueillies. La messe est faite dans le style dépouillé et austère du rite grec byzantin de l'église catholique syriaque, avec la voix caverneuse et forte du prêtre jésuite italien, dégageant une autorité et un charisme certains, dans la petite chapelle aux murs recouverts de fresques eschatologiques du XIII e siècle représentant le partage des élus et des damnés au jour du jugement dernier.
Le père Paolo dirigeait ce monastère du bout du monde et au plus près d'un dénuement rapprochant du sacré, dédié à la prière, à la médidation, à la fraternisation, à l'hospitalité et à la compréhension réciproque entre le christianisme et l'Islam.
Ce monastère abandonné, il l'avait rénové et revitalisé 30 ans avant, un monastère mixte avec des hommes et des femmes, ouvert aux musulmans et aux athées, aux gens proches du régime comme à leurs opposants et à leurs victimes.
J''ai eu la chance d'y passer avec ma famille trois jours en 2010, huit mois avant le début de l'insurrection civique syrienne, et moi qui ne suis pas croyant, tout en étant très intéressé par la religion et l'histoire biblique, j'y ai vécu des moments d'émotion, de recueillement et de transport très forts.
Nous avons pu y discuter avec des moines européens et syriens, un Allemand qui faisait le voyage à pied de Munich à Jerusalem, des Américaines engagées dans la défense des droits des Palestiniens, des Français faisant leurs études de sciences-politiques au Liban, une religieuse et des chrétiennes libanaises, un syrien musulman qui venait de sortir d'années d'emprisonnement après avoir été accusé à tort d'espionnage au profit d'Israël. L'accueil dans le monastère pour les hôtes de passage, touristes, syriens ou habitants du Proche-Orient, était offert généreusement. On dormait dans de petites chambres troglodytiques collectives, à l'extérieur du bâtiment central du monastère. Chacun pouvait donner une petite participation financière à sa convenance et suivant ses moyens, et tous participaient à la cuisine et au ménage.
La lumière et le silence, en ce lieu de retraite et d'ouverture à l'autre, à l'aube et au coucher de soleil, avaient quelque chose de surnaturel, ou nous ramenaient simplement au plus nu et au plus beau de la vie.
Je remercie infiniment le père Paolo et ses compagnons de la communauté monastique, à ce qu'il m'a semblé tous de fortes têtes dotés d'une riche personnalité et d'une vraie expérience des hommes et de la vie, de m'avoir permis de vivre ces moments de grâce uniques.
Le père Paolo, lui-même, était tout sauf l'image éthérée et féminine du "saint doux comme un agneau": sa manière de s'exprimer était virile, son rapport aux autres exigeant, je l'ai vu pousser une belle colère pour des raisons tout à fait prosaïques. En bref, il m'est apparu un homme tout à fait pratique, perfectionniste, extrêmement courageux, sans concession, doté très certainement d'une intelligence vive, d'un orgueil développé et d'une ouverture d'esprit hors du commun.
Quand je pense à la Syrie, à l'idéal de diversité culturelle et de préservation d'un héritage humain multi-seculaire qu'elle représentait pour moi, je revois Mar Moussa et les rencontres que nous y avons faites.
Evidemment, je suis profondément ébranlé quand j'y pense par ce que nous savons des souffrances inouïes vécues par les Syriens, vis à vis desquelles nous nous sentions investis d'une sorte de dette d'amitié et de joie.
Souvent cette pensée est tellement inacceptable - tout comme l'incertitude sur ce que sont devenus les gens que l'on a connu et apprécié - que, très lâchement, on évite de la reveiller, de regarder les images des atrocités ou d'enquêter au jour le jour sur ce qui se passe.
C'est donc avec une grande curiosité que je me suis procuré le livre du père Paolo Dall'Oglio, le supérieur de Mar Moussa, qui raconte dans cet essai paru cette année aux très bonnes éditions de l'Atelier - "La rage et la lumière. Un prêtre dans la révolution syrienne" - les racines de son engagement religieux au service du dialogue inter-culturel et inter-religieux avec l'Islam, son expérience de la Syrie baasiste, les raisons de son implication et de ses prises de position aux côtés des révolutionnaires syriens et des populations musulmanes martyrisées par le régime de Bachar-el-Assad, ainsi que le quotidien des Syriens, engagés ou non dans un camp, dans la guerre civile et l'hyper-repression du régime.
Au moment où se prépare une intervention contestée et aux buts peu définies de l'Amérique et de la France, soutenue par la Ligue Arabe et la Turquie, pour frapper des bases du régime et de l'armée - intervention qui est rejetée par certains au nom de la prudence, de l'anti-impérialisme et du droit à l'auto-détermination des peuples, voire de la lutte contre l'Islam politique et le djihadisme, pour une société arabe séculière, mais que le père Paolo appelle de ces voeux depuis plus d'un an, tout en étant loin de souscrire à la rhétorique de l'"Occident" ou des démocraties civilisatrices et de la guerre humanitaire - je voudrais partager avec les lecteurs du "Chiffon Rouge" des extraits de ce livre trans-genre vibrant d'humanité, d'intelligence et d'émotion, entre manifeste engagé, témoignage de guerre, autobiographie, livre de méditation morale, philosophique et théologique.
Le père Paolo raconte d'abord dans ce livre, alors qu'il est réfugié dans le monastère d'une ville kurde d'Irak, l'itinéraire peu commun qui l'a conduit à faire revivre un monastère byzantin abandonné en Syrie dont les fondations dataient du VIe siècle et la structure actuelle de l'époque des Croisades. Fils de catholiques démocrates-chrétiens, il s'est engagé jeune dans le socialisme:
"J'ai pris très tôt un pli gauchiste, en réaction à mon père, démocrate-chrétien. C'était ma manière de m'émanciper face à cette figure paternelle imposante. Très jeune, je militais dans le mouvement des communautés de bases des "chrétiens pour le socialisme". Lors dune manifestation de rue contre l'impérialisme américain et contre la présence au Vietnam, je fus emmené au poste de police où j'ai passé la nuit. Une autre fois, j'ai connu la garde à vue après une altercation violente près du lycée avec des militants d'extrême-droite. En 1973, j'ai été arrêté devant l'ambassade américaine où nous avions organisé un sit-in contre le putsch de pinochet au Chili aidé par les Etats-Unis. Le juge m'acquita par la suite alors que j'étais déjà novice chez les jésuites à qui j'avais sincèrement oublié de parler de cette histoire" (p 29).
"J'aurais pu appartenir aux Brigades Rouges à dix-sept ans, dans les années de plomb de l'histoire italienne. Mais le groupe dans lequel je militais s'est scindé, une partie s'est rangée du côté de la lutte armée au nom du communisme, l'autre de la démocratie pour réaliser le socialisme. J'ai opté pour ce dernier" (p17).
Défenseur de la cause palestinienne tout en reconnaissant la centralité de la tragédie de la Shoah dans l'histoire moderne, le droit d'Israël à l'existence et des juifs à une terre, fasciné par la Terre sainte, Paolo Dall'Oglio entreprend son premier voyage en Orient en 1973, en passant par l'Europe de l'est, la Turquie, la Syrie, la Jordanie, pour arriver jusqu'en Palestine, où il découvre l'arrogance des soldats de Tsahal vis à vis des arabes palestiniens. En 1975, il retourne en Palestine. Au début de la guerre du Liban, il dénonce le fascisme raciste des milices chrétiennes et soutient devant ses pairs jésuites la gauche libanaise, proche du projet révolutionnaire et des palestiniens, qui compte aussi quelques chrétiens. En 1976, à Rome, il se découvre la vocation de servir la rencontre islamo-chrétienne, qu'il pressent comme le prochain enjeu majeur après le communisme et il vit à Beyrouth entre 1977 et 1978, apprend l'hébreu en Israël en 1980 et s'installe en Syrie sitôt après, pays qu'il ne quittera plus guère jusqu'à son départ forcé en 2012. A l'été 1982, quelques mois après les massacres de l'armée d'Hafez el-Assad contre les islamistes à Hama (15000 à 20 000 morts suite aux ratissages et au pilonnage des quartiers rebelles), il découvre le monastère de Mar Moussa en ruine et décide d'y fonder une communauté consacrée au dialogue islamo-chrétien. Dès le départ, le père Paolo a conscience d'être instrumentalisé par le régime, comme les chrétiens de Syrie en général, mais les buts supérieurs qu'il poursuit lui permettent de s'en accommoder:
" à quel titre et pour quelle mission avais-je demandé un permis de résidence en Syrie à ce même régime qui exerçait sur son propre peuple une dictature féroce? Et pourquoi avait-il accepté ma demande, à moi, missionnaire d'un pays occidental, cet autre honni? Les non-dits ne manquaient pas dans cette affaire. Du côté de la Syrie, la manoeuvre était évidente: tenter de capter une certaine approbation de l'Occident, par l'amitié avec les chrétiens au moment même où le rôle syrien au Liban était équivoque. Le régime syrien ne voulait pas non plus rester complètement soumis à la logique soviétique. Accorder un permis de résidence à des missionnaires est, du point de vue de la propagande, la meilleure façon de diffuser le message d'une Syrie plurielle, respectueuse de la liberté de religion et séculière."
Cette expérience du désir de pureté, de radicalité, née d'un dégoût ressenti vis à vis de l'immoralité du monde et de son injustice, lui donne des outils intellectuels pour essayer de comprendre la psychologie de l'islamisme radical et la force de dialoguer avec lui, par delà les préjugés. Ce qu'il dit sur les raisons de la croissance de l'islamisme armé ou militant et l'attitude que les occidentaux doivent avoir vis à vis des musulmans est très intéressant:
"Le phénomène de l'islamisme radical facilement appelé terrorisme, comme Al-Qaïda, est à mon sens, l'expression d'un désarroi profond. Il naît d'un sentiment de persécution, de refus, à la fois interne au monde musulman mais aussi dans la relation entre le monde musulman et le pouvoir occidental. Ce dernier est considéré par les islamistes comme supérieur techniquement, économiquement, et voulant monopoliser le pouvoir dans une sorte de complicité judéo-chrétienne. Ainsi, l'Etat d'Israël autant que les musulmans soumis à ce système occidental seront tous deux considérés comme des ennemis principaux. Mais en choisissant de s'organiser dans la clandestinité, et pris d'une fièvre idéologique extrémiste où ils pensent détenir le monopole de la vérité, ils s'enfoncent dans un système criminiel proprement mafieux.
Pour répondre à ce défi, le monde occidental devrait tenter de devenir meilleur, moins corrompu, plus désireux de prendre en compte la communauté musulmane dans son pluralisme. Un monde, plus inclusif et plus évolutif, qui n'imposerait pas aux musulmans de changer, mais leur proposerait par les échanges, les débats qui instaureraient une relation véritable et un vivre-ensemble. Il ne faut pas demander l'acculturation par la dépossession de leurs valeurs mais par l'harmonisation des évolutions plurielles. Souhaiter un islam compatible avec la société occidentale demande à cette société d'être plus accueillante et plus souple. Les musulmans voudraient nous dire, comme je l'entends souvent: "vous faîtes de la tolérance une grande vertu, alors tolérez-nous! Peut-être que notre propre intolérance et certaines de nos valeurs qui apparaissent contraires à votre modernité pourraient, par le biais du dialogue, offrir quelque chose de positif à la société. Notre fidélité à notre religion n'empêche pas l'évolution, au contraire elle nous y engage.
A toi jeune européen je voudrais dire que la peur des autres les façonne sur nos peurs, nous allons créer et rencontrer ce que nous craignons".
Le père Paolo se sent maintenant pleinement syrien, proche-oriental, en phase avec une société qui a connu pendant des siècles le bon voisinage entre communautés différentes (chrétienne et musulmane chïite et sunnite, kurde et alaouite, arménienne, juive, druze...) avant que le colonialisme et plus encore le nationalisme autoritaire du Baas, ne crée et n'exploite des divisions tout en affirmant protéger les minorités de la majorité sunnite.
Lors de son installation en Syrie, Paolo s'accommode en quelque sorte de la dictature, en se disant que la région n'est pas encore prête pour la démocratie, pour des raisons à la fois culturelles et historiques, conjoncturelles:
"Je pensais à l'époque dans un contexte de guerre froide, que la situation internationale ne permettait aucun changement immédiat. Que ce soit en Egypte ou en Libye, le mouvement arabe postcolonial s'était comme exténué dans la création d'une série de dictatures républicaines ou monarchiques. De façon paradoxale, c'était seulement à l'intérieur du Mouvement de libération de la Palestine et dans le Liban divisé que le mot démocratie avait encore une signification. Lorsque je pense à ces années-là, j'ai envie de dire que d'une part, je croyais à certaines valeurs du projet socialiste représenté par ce monde insoumis aux Etats-Unis et à leur projet d'universalisation du modèle capitaliste. Et d'autre part, j'avais foi en une évolution qui garantisse les droits de l'Homme dans ce monde musulman auquel je me vouais" . Cela impliquait nécessairement de son point de vue que le pouvoir cesse de réprimer les organisations musulmanes et qu'elle accepte qu'elles influencent davantage la vie civile, dans la mesure où elles représentaient de vrais courants d'opinion, issus des profondeurs de la société.
Quand commence le grand moment de résistance et de rebellion pacifique civile en mars 2011, dans la foulée des révolutions civiles tunisiennes et égyptiennes, le père Paolo, contrairement à une majorité de Chrétiens fidèle à Bachar-el-Assad, choisit le camp de la démocratie, de l'auto-détermination du peuple, et de la dignité, sachant que le régime de Bachar-el-Assad, terroriste par nature, laisse libre cours à sa violence cynique contre le peuple, manipulant des islamistes pour discréditer le mouvement en le disant infiltré par des djihadistes, utilisant les soldats chïïtes du Hezbollah ou des miliciens iraniens pour terroriser les manifestants.
Il y a 6 mois, le Père Paolo D'all Oglio faisait un premier bilan d'étape de la tragédie syrienne:
"En 2013, après 24 mois de révolution en Syrie, nous sommes à un point de stagnation politique et morale qu'il était difficile de concevoir. Les forces démocratiques syriennes ont été exténuées par une répression sans répit, systématique, inhumaine. Ces exactions doivent absolument faire l'objet d'une enquête de la Cour pénale internationale car il s'agit bien de crimes contre l'humanité. La révolution a dû s'armer. Les jeunes du pays ont été obligés de déserter l'armée pour ne pas avoir à tirer sur leurs concitoyens qui demandaient la liberté. Ils se sont alors armés, comme ils disaient, pour défendre leurs manifestations pacifiques. Des zones où le gouvernement n'était plus totalement maître se sont progressivement créées, mais ne constituaient pas encore une "Syrie libérée". La répression a eu toute possibilité de se déployer. S'il n'y avait pas eu l'appui turc d'un côté, la perméabilité libanaise de l'autre (la révolution à Homs avait un couloir ouvert sur le Liban, les gens ont pu fuir, les armes venir et les blessés être mis en sécurité), la crise syrienne aurait été résolue avec cinq cent mille morts, deux millions d'expatriés et le maintien du régime. La volonté du gouvernement était sans faille, rigoureuse et extrême, appuyée par des forces géostratégiques majeures comme l'Iran, le Hezbollah, l'Irak chïïte et la Russie. Le pouvoir de Bachar al-Assad est en train de réaliser sa promesse: "Ya l'Assad, Ya nuhriq el-balad" (ou Assad, ou nous réduirons en cendre le pays). Ma conscience chrétienne est clairement partagée.
D'un côté, il y a un désir radical d'aller jusqu'à la fin de la révolution contre le régime. Mais de l'autre, pour peu ou beaucoup, cela provoquerait, semble t-il, une islamisation radicale de la Syrie et créérait les conditions d'une marginalisation définitive de la communauté chrétienne".
La Syrie comptait 10% de chrétiens avant la guerre: beaucoup sont déjà partis en exil. Une majorité craint les conséquences d'une victoire de la révolution dans la mesure où militairement, ce sont surtout les islamistes sunnites qui s'opposent à l'armée de Bachar. Quelques-uns, une minorité, se sont engagés très tôt au côté de la révolution civile pacifique, au nom de la démocratie et du droit à la dignité du peuple, mais ne se sont pas forcément investis dans la lutte armée. Pour Paolo, en raison de leurs craintes, mais aussi du fait que certains d'entre eux sont très compromis avec l'"Etat fasciste", une grande partie des Chrétiens syriens devrait opter pour l'exil à l'issue de la guerre en cas de victoire de la révolution, et ceci même si une partie des responsables de l'opposition entend conserver une entité syrienne ouverte et pluraliste.
Face à l'horreur de ce régime, le père Paolo, tout en étant fasciné par l'efficacité et la portée morale de la non-violence prouvée par des combats tels que celui de Gandhi, Aug San Suu Kyi, assume complètement la légitimité des armes.
"Nous avons, disait-il il y a quelques mois, été abandonnés par les Américains. L'Union européenne a, quant à elle, décidé de se réfugier derrière les vétos russes et chinois répétés pour en faire le moins possible. Le reste du monde a d'autres problèmes et se cache derrière le concept, si cher aux Russes, d'autodétermination des peuples, même par la force des armes d'une dictature et de la répression. Nous sommes en train de dépasser les 80 000 morts, près de cinq millions de personnes sont des réfugiés et des déplacés internes, l'infrastructure économique est détruite, des centaines de milliers de personnes sont emprisonnées et torturées. Bombardés depuis le ciel par des missiles et à l'artillerie lourde, nous sommes un peuple qui a tout perdu... Si je crois à l'action non violente, à son efficacité et à sa valeur morale, je ne crois pas au droit de juger l'option d'autodéfense armée des victimes d'un régime "tortureur" et liberticide comme celui-ci, dans une totale indifférence mondiale. Ceux qui, à l'intérieur et à l'extérieur de la Syrie, prennent des initiatives non violentes offrent à notre combat un horizon de redemption finale face à la dérive de la violence qui se dirige, elle, vers un cycle maudit. Mais si l'action non violente ou, plus exactement, l'inaction, veut justifier l'absence de soutien international aux démocrates syriens arguant de leur prétendue violence, alors, je ne vois rien d'autre, dans ces beaux sentiments, qu'un élitisme moral qui, par manichéisme, laisse le monde au pouvoir des malfrats."
L'insurrection non-violente des syriens a été systématiquement et atrocement réprimée par les chabihas (les voyous utilisés par le régime) et l'armée, les services spéciaux. Les manifestants blessés étaient ignoblement torturés à l'hôpital et tués. Les prisons regorgeaient des suppliciés, dont on relâchait certains pour qu'ils aillent témoigner de ce que le goût de la liberté leur avait coûter, et à ceux que le régime avait achevé, aux autres. Forcément, il n'y avait pas d'autre recours que la soumission dans l'humiliation ou le combat armé contre le régime, en sollicitant toute aide extérieure possible (celle de l'opposition en exil, ou d'Etats hostiles au régime).
"On accuse la révolution d'être guidée de l'étranger, mais depuis, où pourrait-elle l'être? Depuis la Lune? Alors que depuis plus de quarante ans, nous avons des centaines de milliers d'expatriés victimes de la dictature. L'opposition syrienne est plurielle et divisée. L'idéal pour une démocratie pluraliste! Exclure les islamistes du jeu démocratique car ils seraient incompatibles avec la démocratie relève du paternalisme et du préjugé idéologique. Ne pas avoir laissé les masses musulmanes s'exprimer dans l'autodétermination civile, a constitué le facteur déterminant de la naissance, de la montée et de la diffusion du djihadisme radical armé...
Enoncer le principe, apparemment universel et moral, qu'il ne faut pas donner des armes aux parties impliquées dans le conflit civil, revient à théoriser et à dire tout haut: "On souhaite que la révolution démocratique soit écrasée, car on ne veut pas qu'elle puisse se défendre devant des forces armées sans scrupule et sans contrôle".
En juin 2012, le père Paolo a vécu dans des zones contrôlées par la rebellion à Qusair, servant de médiateur entre des chefs rebelles islamistes et des familles de chrétiens kidnappés, ainsi que de témoin privilégié pour les observateurs de l'ONU travaillant pour Kofi Annam. Il raconte dans ce livre comment il a pu dialoguer avec ces chefs "terroristes" décrits comme fanatiques, et qui ne l'étaient pas toujours, comment il a partagé avec intensité la célébration des martyrs avec des familles sunnites, ayant alors le sentiment de devenir pleinement musulman en glorifiant le sacrifice qui triomphe de toute injustice et formant même le voeu, s'il était tué, d'être inhumé avec les martyrs de Qusair.
Le témoignage qu'il délivre sur l'état d'esprit des rebelles, et particulièrement de ceux qui se battent au nom de l'Islam est animé de grandes qualités de compréhension et d'ouverture à l'autre et débouche sur un constat plutôt optimiste: à savoir qu'il y aurait de la place pour une évolution démocratique et une tolérance vis à vis de la diversité dans une Syrie dominée plutôt par l'Islam politique, sachant que la tradition musulmane syrienne, mais cela peut changer avec le poids des Frères musulmans et du salafisme dans la rebellion, est plutôt souple et non sectaire. Plus la guerre civile s'éternise toutefois, moins les chances de reconstruire une Syrie plurielle tolérante persistent.
Cet essai est surtout précieux par les dizaines d'histoires individuelles que Paolo nous relate, celles des visiteurs du monastère, de ses amis de tout milieu et de confessions et idées politiques différentes, qui rendent bien compte de la complexité des points de vue, des prises de position, dans la Syrie de la guerre civile, et racontent aussi la cruauté tristement humaine de ce régime qui doit tomber pour rendre possible une réconcilation dans la justice.
I.D
Entretien avec le père Paolo sur France 24:
http://www.france24.com/fr/20130502-lentretien-pere-paolo-dall-oglio-auteur-la-rage-et-la-lumiere-syrie-monastere-mar-moussa