Haim Bresheeth, chercheur à l’École d’études orientales et africaines (Soas) de Londres (1).
Quelles sont les raisons pour lesquelles vous avez concentré votre travail sur les forces de défense israéliennes (FDI) ?
Haim Bresheeth Les FDI représente l’institution sociale la plus cruciale de l’État israélien depuis 1948. C’est la plus grande, la mieux financée, et la plus importante en nombre, comprenant la plupart des hommes d’Israël et énormément de femmes. Cela a de graves répercussions – Tsahal est pleinement représentatif de la population juive en Israël. En ce sens, l’armée est l’organe le plus représentatif de la société israélienne. Comprendre cela, c’est commencer à comprendre Israël, et la difficulté à laquelle nous sommes confrontés lorsqu’il s’agit de résoudre le conflit en Palestine, un conflit de type colonial. Parce que la seule solution que les FDI accepteront est celle dans laquelle elles détiennent toutes les cartes.
Vous dites que les FDI ont fait une nation. Pourquoi ?
Haim Bresheeth Dans le livre, je traite du fait que ce qui existait en 1948 était une armée, et cette armée a construit un État, mais il n’y avait pas de nation ! Ce n’est pas mon point de vue, mais celui de David Ben Gourion, qui a compris qu’une collection de personnes venues de toutes les parties du monde, sans rien qui les relie, n’est pas une nation. La nation devait être formée par une organisation sociale large afin de créer une culture nationale, un sentiment d’appartenance, l’identité d’une nouvelle nation israélo-juive. Le seul corps qui était capable de cette tâche complexe, qui prend des centaines d’années dans la plupart des cas, était les FDI, et Ben Gourion l’a choisi parce qu’en 1948, il comprenait pratiquement tous les adultes juifs – tous les hommes et la plupart des femmes. Il s’agissait d’une armée qui combattait les Palestiniens et les armées arabes. Mais elle exerce aussi toutes les tâches civiques normalement exécutées par la société civile. La plupart d’entre elles restent encore effectuées par les FDI. Dans la dernière crise du coronavirus, les FDI et les services secrets (Shabak) ont ainsi pris le relais d’une grande partie du pays pour l’opération de suivi et de traçage, par exemple. Le revers de la médaille est que la plupart des Israéliens ne perçoivent leur identité que dans les termes de l’armée et ne voient le conflit qu’à travers le filtre de la force militaire.
Quel est le rôle des militaires dans la vie politique et économique ?
Haim Bresheeth Les FDI et les entreprises qui y sont liées forment le plus grand secteur d’Israël et sont responsables de la plus grande partie des revenus provenant des exportations, entre 12 et 18 milliards de dollars par an. Vendant dans plus de 135 pays, Israël est l’un des principaux marchands d’armes de la planète. Israël a transformé le conflit en une entreprise florissante – il a fait de l’adversité un succès commercial, en s’appuyant sur le slogan « testé dans l’action ». Le modèle d’affaires comprend également des milliers d’entreprises high-tech créées par des officiers retraités, qui, avec les entreprises d’armement et de sécurité nationalisées, sont le plus grand employeur du pays. Tous les établissements universitaires bénéficient d’un financement substantiel de la recherche déboursé par les FDI, le ministère de la Défense et les diverses organisations de sécurité ; certaines universités et des collèges ont également organisé des programmes de formation pour les FDI et les organismes connexes.
Dans le livre, vous vous interrogez sur « Israël est une démocratie » et s’« il aurait pu y avoir un autre Israël ». Pouvez-vous nous donner quelques éléments de réponse ?
Haim Bresheeth Il n’y a jamais eu de société colonisatrice qui était démocratique ou libre. Israël ne fait pas exception. Un projet de colonisation est une question de contrôle – de la terre, des ressources et de la main-d’œuvre. En tant que tel, il dépend de l’anarchie et de l’injustice, toujours défendu par la violation du système juridique. C’était vrai pour l’Algérie, l’Australie, l’Amérique du Nord et du Sud, l’Afrique du Sud, le Congo, et c’est vrai en Palestine. Une société militaire dans l’occupation illégale ne peut pas être démocratique, et, comme Marx l’a souligné, ne peut pas, en soi, être libre. Par conséquent, l’Israël sioniste ne peut jamais être démocratique. Dans le passé, certains sionistes de gauche ont soutenu que l’idée sioniste était pure et juste, mais en quelque sorte souillée par la pratique. Il n’y a rien de plus éloigné de la vérité. Comme je l’ai souligné, le but ultime du projet sioniste, à partir du moment où il apparaît dans l’œuvre de Herzl jusqu’à notre époque, était et reste la dépossession et l’expulsion des Palestiniens, et la mise en place d’une société juive exclusive sur des principes racistes. C’est la raison pour laquelle, avec le temps, Israël devient plus raciste et plus agressif. Le rêve sioniste est essentiellement un cauchemar colonial. Même si l’on est assez brutal pour ignorer la souffrance palestinienne, la vie des juifs en Israël ne peut, par définition, être sûre ou normale. Les Israéliens vivent une vie spartiate de soldats en vacances. Israël a eu de nombreuses chances d’instaurer la paix et l’a toujours évitée. C’est un État militarisé, préférant l’état de guerre – avec son empire qui s’accroche illégalement aux territoires de quatre États arabes –, qui impose une oppression raciste à près de cinq millions de Palestiniens sans aucun droit. Près de deux millions de ses propres citoyens palestiniens perdent maintenant les quelques droits qu’ils avaient. Nous pouvons affirmer sans risque qu’Israël est un État militarisé par choix, en raison de sa nécessité de protéger son empire par un butin militaire et une occupation illégale. Personne n’a imposé ce régime d’occupation aux Israéliens. C’est leur décision. Le reste du monde est toutefois responsable de l’autoriser et de le financer, en particulier les États-Unis et l’Union européenne.
Depuis le 1er juillet, Israël est censé annexer 30 % de la Cisjordanie. Comment les FDI se comportent-elles dans ce cadre ?
Haim Bresheeth L’évolution vers l’annexion illégale de la majeure partie de la Cisjordanie est l’exemple ultime de l’anarchie soutenue par les États-Unis – une action illégale unilatérale et non négociable contre les droits des Palestiniens. Le fait que le premier ministre, Benyamin Netanyahou, n’ait pas respecté l’échéance de son annexion d’ici le 1er juillet est un signe clair que même l’armée israélienne s’oppose à cette mesure. Avant les années 1990, les Forces de défense israéliennes (FDI) contrôlaient la Cisjordanie et devaient investir d’énormes ressources humaines et matérielles dans le maintien de l’ordre dans toute la Palestine. Cette situation désastreuse, qui s’était développée à la suite de la première Intifada, a poussé Israël à organiser les accords d’Oslo, établissant une Autorité nationale palestinienne (APN). Depuis lors, l’APN – formée et armée par Israël, et partiellement financée par l’UE et les États-Unis – a sécurisé les territoires occupés au nom d’Israël, exonérant les FDI de leurs devoirs et de tout coût financier.
Mais l’annexion peut conduire l’ANP vers l’effondrement. En fin de compte, elle pourrait perdre le contrôle des organisations de sécurité palestiniennes, détestées et méprisées par le peuple palestinien. Les FDI ne souhaitent pas perdre cet important assouplissement de ses fonctions et s’inquiètent grandement de sa capacité à contrôler les territoires occupés si un tel scénario se produit. Les FDI ont opposé leur veto au programme d’annexion tel que Netanyahou l’a présenté, et il semble donc avoir dû l’abandonner discrètement pour le moment. En revanche, Israël n’a pas abandonné son véritable programme, qui se poursuit à un rythme soutenu. L’incapacité de la communauté internationale, telle qu’elle est, à s’opposer à une telle illégalité atroce est un danger pour l’État de droit partout dans le monde, à une époque de grande fragilité internationale. Le droit international doit être appliqué avant que d’autres dommages irréparables ne soient causés aux Palestiniens, et qu’un dangereux précédent soit établi.
Tous les pays occidentaux, mais aussi l’OLP, parlent encore de la solution des deux États. Avec l’annexion, cette idée est morte. Mais quand l’État sioniste refuse un État palestinien, est-il possible d’établir un seul État, même binational et plein droit pour tous les citoyens ?
Haim Bresheeth Il doit être clair pour les lecteurs de l’Humanité qu’Israël n’a jamais eu l’intention de mettre fin à son occupation militaire, et a fait tout ce qui est humainement possible pour bloquer toute forme d’État palestinien depuis 1948, et plus spécialement depuis 1967. Il ne pouvait pas le faire seul, bien sûr. Sans le soutien fort et indéfectible des « démocraties » occidentales, cela n’aurait jamais été possible. En ce sens, Israël a toujours été contre la solution dite des deux États. Le débat à l’ONU comprenait en réalité deux options : celle de la partition, qui a été votée, a conduit à la Nakba et à l’expulsion des deux tiers des Palestiniens de leurs foyers. Mais aussi, on s’en souvient moins, la proposition d’un État unique laïque et démocratique sur l’ensemble de la Palestine : un État de tous ses citoyens, sans lois racistes spéciales. Jusqu’en 1988, cette option, rejetée par l’ONU en 1947, était la position officielle de l’OLP. En faisant valoir qu’une telle issue démocratique ne peut pas avoir lieu à cause de l’opposition israélienne, rappelons-nous que c’est aussi la raison pour laquelle il ne peut y avoir d’accord sur une autre solution. Israël a rejeté toute solution qui offrirait aux Palestiniens une certaine autonomie même sur une partie minuscule de leur terre. Donc, nous, le reste du monde, devons forcer Israël à l’accepter. Le monde l’avait fait dans le cas de l’autre État de l’apartheid – l’Afrique du Sud. Seule une campagne engagée de boycott, de désinvestissement et de sanctions (BDS) coordonnée au niveau international peut déloger Israël de son projet colonial. Une telle campagne, en faveur de l’égalité, des droits de l’homme, du droit international, des résolutions des Nations unies, des conventions de Genève, et de la Cour pénale internationale, peut apporter l’espoir d’établir une paix juste et durable au Moyen-Orient à toutes les personnes résidant en Palestine, ainsi qu’aux réfugiés palestiniens.
La campagne BDS, qui s’oppose aux actions militaires illégales et agressives d’Israël, est une campagne civile. Une action civique menée par tous les citoyens du monde, en évitant la violence et la brutalité, en essayant de changer la situation par des méthodes non violentes. Je pense que le moment est clairement venu d’une telle approche, si l’on veut éviter davantage d’effusions de sang et de souffrances.