Nous inaugurons ici une nouvelle rubrique du Chiffon Rouge intitulé "Parole de Syndicalistes". Nous interrogerons plusieurs militants syndicaux de la région pour découvrir la réalité des conditions de travail dans leurs entreprises, leur milieu professionnel, les enjeux actuels des évolutions du monde du travail, mais aussi les laisser nous raconter leur expérience des batailles menées et gagnées qui montrent que l'engagement syndical est nécessaire, quoique souvent difficile et ingrat. Cette rubrique sera l'occasion de réhabiliter le rôle des syndicats et des syndicalistes, souvent minimisé ou décrié dans le discours médiatique dominant. Elle cherchera à nous donner à tous des clefs pour mieux comprendre les réalités économiques et sociales de la région en faisant parler des acteurs qui, en dehors de leur secteur et de leur syndicat, sont rarement entendus. Dans le contexte de la ratification annoncée de l'accord MEDEF-CFDT-Gouvernement de flexibilisation des salariés et de casse du code du travail, il est également utile de montrer par l'exemple que la défense syndicale des salariés à une dimension politique et qu'elle doit être soutenue par un combat politique en faveur de la justice sociale et de l'émancipation des travailleurs.
Jean-Jacques Labous au service des « petites mains » de l'agriculture léonarde.
Jean-Jacques Labous, qui fut manipulateur radio dans une clinique jusqu'à sa retraite, est secrétaire de l'UL CGT de Saint Pol de Léon, où il n'a jamais été permanent. Depuis plus de trente ans, il aide principalement les petites mains de l'économie agricole léonarde à s'organiser pour défendre leurs droits et améliorer leurs conditions de travail. C'est un très bon connaisseur de la situation des salariés précaires et sous-payés de l'agriculture: emballeurs, conditionneurs, tresseurs d'échalotes, ouvriers des serres de tomates et des pépinières, ramasseurs saisonniers.
Le Chiffon Rouge: peux-tu évoquer à partir d'exemples concrets la situation des salariés du secteur agro-alimentaire léonard dont tu défends les intérêts et que tu aides à s'organiser, de leurs luttes pour améliorer les salaires et leurs conditions de travail?
Jean-Jacques Labous: Je peux d'abord évoquer la situation d'une entreprise que je suis depuis quelques années, l'entreprise Prigent au croissant de Plougoulm, qui fait travailler à domicile 20 tresseurs d'échalotes, majoritairement des femmes, dont plusieurs élèvent seules leurs enfants, 4 autres employés restant avec un statut de titulaire au dépôt. Ces tresseurs d'échalotes sont des tâcherons, ils sont payés à la pièce, au poids de ce qu'ils traitent parmi les échalotes que l'employeur envoie en vrac: s'ils râlent, ils sont punis immédiatement et on ne leur donne plus de travail, un point c'est tout. Ce sont des gens qui travaillent depuis plusieurs années pour l'entreprise. Leurs conditions de travail ne sont pas soumises à une convention collective: le profit fixe les règles pour les salaires. Il y a quelques années, je suis intervenu directement dans cette entreprise dont je connaissais le patron grâce à une commune appartenance au club de foot de Saint Pol pour lui dire: « il y a des choses ici qui ne vont pas ». Il m'a dit tout de go, « le Smic pour mes employés, pour moi, c'est trop! ». Et pourtant, il gagnait de l'argent, assez pour réinvestir dans l'immobilier, le tourisme. Lors de l'élection des délégués du personnel, ses employés qui ne venaient jamais au magasin s'y sont réunis. J'étais là, pour veiller à ce que tout se passe dans les règles et informer les employés de leurs droits. Il leur a dit: « c'est lui qui veut fermer la boîte ». J'ai senti tout à coup une vague d'agressivité dirigée contre moi. Avant de partir, je leur ai tout de même dit: « Si vous voulez vivre avec 400€ par mois, c'est votre choix ». J'ai été foutu à la porte comme un malpropre en parfaite négation des droits syndicaux: il n'empêche, Mr Prigent a été condamné à verser 5000 € d'amende à la CGT. Depuis, pour cette entreprise, la CGT est parvenue à faire signer une convention avec la préfecture il y a 4 ans: cela a pris plusieurs années pour la mettre au point. Mais les salaires ont augmenté de 37%, des quotas doivent désormais être respectés dans le calibrage des échalotes, la proportion de déchets est limitée à 15% sur 100 kg qu'on amène aux tresseurs d'échalote (il s'agissait d'échalotes sans queue, pourrie, trop petite, qu'on devait jeter et pour lesquelles les employés n'étaient pas payés). Se mobiliser syndicalement, ça paie. Ces salariés arrivent maintenant péniblement au SMIC en travaillant largement 35h et en utilisant leurs 10% de salaire dédiés aux congés pour, non pas prendre des vacances, mais améliorer leur rémunération très faible. Il y a des centaines de tresseurs d'échalotes dans le Léon, mais beaucoup sont soumis à la convention collective de l'agriculture parce qu'ils travaillent pour des groupements de cultivateurs. Certains tresseurs d'échalotes travaillent aussi non pas à domicile, mais à l'intérieur d'une entreprise, comme à Plounevez-Lochrist.
Le Chiffon Rouge: A quelle autre type de situations professionnelles tu as affaire dans le domaine de la défense des salariés agricoles?
Jean-Jacques Labous: Je peux vous parler des conditions de travail dans les serres de tomates. Je m'occupe de soutenir les salariés d'une grosse entreprise familiale gérée par trois frères qui ont deux serres à Cleder, une serre à Mespaul, une serre à Saint Eloi. Malheureusement, il n'y a pas assez de lien au niveau des revendications et des transmissions d'informations entre les salariés de ces serres. Une des serres de Cleder a une forte organisation CGT.
Dans ces serres, tout était à revoir: salaires, primes, conditions de travail, sécurité au travail. J'ai été obligé de faire intervenir l'inspection du travail: il y avait des vitres endommagées et vétustes qui risquaient de tomber sur les salariés, des prises électriques non sécurisées à proximité de l'eau, des chaudières marchant au bois récupéré très dangereuses pour les salariés venant les nettoyer en rentrant dedans. Il y a eu beaucoup d'accidents du travail, de TMS, troubles musculo-squelettiques. Avec un matériel vieillot et endommagé, les salariés se mettent en danger. La législation sur le travail, le patron n'en avait rien à foutre. L'inspection du travail a des moyens réduits: elle constate les carences de sécurité mais ne peut pas toujours vérifier que les travaux exigés ont été effectués.
Il désignait lui-même les salariés qu'il voulait voir devenir délégués du personnel. Quand j'ai essayé de le raisonner au téléphone, il m'a dit: « les syndicats, j'en ai jamais eu, j'en aurai jamais ». Il a fallu le contraindre à faire élire les délégués du personnel avec un protocole d'accord formel, carré. Au 1er tour, seules les organisations syndicales ont eu le droit de présenter des candidats. Au second tour, des délégués qui ne déplaisaient pas au patron ont battu le candidat de la CGT. Depuis, ces délégués sont passés à la CGT et font un travail formidable: ils se sont rendus compte de l'utilité du syndicalisme revendicatif. Ils ont réussi à faire plier le patron en le faisant revenir sur sa décision de ne plus payer des heures supplémentaires au salaire qu'il avait un moment annoncé.
Je peux aussi vous parler des pépinières de Plouénan. Là encore, les salariés ont des conditions de travail déplorables. Leur sécurité n'est pas assurée. On emploie des salariés COTOREP (handicapés) à utiliser des machines qui ne sont pas adaptées pour eux, avec du matériel désuet. Avec une responsable syndicale CGT, il y a pour les semaines à venir un projet très intéressant de table-ronde pour l'amélioration des conditions de travail dans les serres avec un inspecteur du travail, la médecine du travail, l'organisation syndicale.
J'assiste aussi les emballeurs de légumes de Saint Pol de Léon dans leur effort pour défendre leurs intérêts. Ils sont aujourd'hui 35 salariés en entreprise, dont 15 en CDI après avoir été 600 à la fin des années 60 (dont 450 étaient syndiqués à la CGT!). Beaucoup du conditionnement s'effectue aujourd'hui directement sur les exploitations. Avec la création différée pour des raisons judiciaires mais toujours voulue par la SICA de la grande plateforme de conditionnement de légumes de la Vilargren à Plougoulm, c'est tous les postes de saisonniers (des gens qui ne vivent quasiment qu'avec les saisons d'artichauts et de choux fleurs: peut-être 200 à 250 personnes) qui vont sauter, et probablement la majorité des CDI d'emballeurs qui ne seront pas formés et aptes à se requalifier dans un centre beaucoup plus automatisé où leurs tâches vont évoluer vers l'administratif, l'informatique. Jacques Le Guen, l'ancien député de droite de Landivisiau, a dit un jour que la future plateforme de la SICA valait 5000 emplois créés ou conservés. On est en plein délire: je lui ai écrit en lui demandant ses sources. Il ne m'a jamais répondu. Les ouvriers emballeurs ne sont déjà plus très nombreux: il est fort à penser que la plupart d'entre eux se retrouveront au chômage avec la création de la plateforme dont la CGT a montré les effets pervers.
Aujourd'hui, dans la région de Saint Pol de Léon, la syndicalisation à la CGT relève la tête: on a créé trois sections d'entreprise depuis le début du mois, à la CCI (criée de Roscoff), à la mairie de Plouescat, chez Prigent échalotes. Ce n'est pas le travail qui manque mais cette remontée de l'engagement syndical sous la pression des évènements (la crise, la pression de plus en plus forte mise sur les salariés) est prometteuse.
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