Privilèges des anciens présidents: le rapport secret remis à l’Elysée
20 SEPTEMBRE 2016 | PAR MATHILDE MATHIEU
Dans un rapport confidentiel remis à François Hollande, que dévoile Mediapart, les patrons de la Cour des comptes et du Conseil d’État chiffrent le coût des anciens présidents de la République à 10,3 millions d’euros par an. Surtout, dans un souci « de maîtrise de la dépense publique », ils préconisent une révision de certains avantages alloués aux « ex ».
Commandé par François Hollande, ce rapport lui a été remis à l’été 2014 dans le plus grand secret. En une vingtaine de pages, il fournit le premier chiffrage officiel, effectué par la Cour des comptes, de l’ensemble des dépenses engagées en faveur des anciens présidents de la République, soit 10,3 millions d’euros chaque année (en personnels, bureaux, gardes du corps, etc.). Il recommande surtout d’en réduire la voilure, dans un « triple souci de modernisation, de transparence et de maîtrise de la dépense publique ».
Rédigé par le patron de la Cour des comptes (Didier Migaud) et celui du Conseil d’État (Jean-Marc Sauvé), qui l'ont réactualisé en mars dernier, ce document prend la poussière au fond d’un tiroir depuis deux ans. Pour réveiller le débat, Mediapart le publie dans son intégralité, avec le modèle de décret fourni clés en main à l’Élysée, qui permettrait d’appliquer cette réforme sans délai. Il suffirait juste à l’exécutif de le signer.
Entre autres mesures, ce rapport ultra prudent préconise de rendre certains avantages dégressifs (car « les besoins liés à la fonction sont moindres au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la fin du mandat »), ou encore de supprimer les privilèges prévus pour les veuves (une exception très française).
Pour mémoire, la Ve République ne se contente pas de verser à ses « ex » une « dotation »de 65 000 euros brut par an (prévue par une loi de 1955), à laquelle s’ajoute une éventuelle indemnité de membre du Conseil constitutionnel de 14 400 euros brut mensuels (non payée à Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy depuis qu’ils ne siègent plus).
Elle fournit, en prime, une série d’avantages matériels prévus par une simple lettre de 1985, adressée par Laurent Fabius (alors premier ministre) à Valéry Giscard d’Estaing, et fixant le « statut dans la Nation des anciens présidents » : un appartement de fonction meublé, une voiture avec deux chauffeurs, sept collaborateurs, deux personnels de maison, des lignes de téléphone, la gratuité sur les réseaux ferrés ou aériens, etc. (Voir le détail des dépenses dévoilées par Mediapart pour les années 2011 à 2014, depuis la Citroën de Nicolas Sarkozy jusqu’aux timbres de VGE.)m>
Cette « décision épistolaire » n’ayant jamais été traduite dans un décret en bonne et due forme, sa légalité est aujourd’hui contestée de toutes parts, notamment par l’association Anticor qui a saisi le conseil d’État pour la faire annuler.
C’est précisément l’évaluation de ce dispositif de 1985 qu’a réclamée François Hollande à Didier Migaud et Jean-Marc Sauvé en 2013, en même temps qu’il envisageait de réviser la Constitution pour priver les « ex » de siège au Conseil constitutionnel.
À l’arrivée, ce rapport n’a rien de révolutionnaire puisqu’il entérine l’idée que « les ressources publiques allouées aux anciens chefs de l’État sont la conséquence de la dignité des fonctions exercées et des charges diverses qui continuent de s’y attacher ». Loin d’imaginer la suppression de ces « mesures de soutien » logistique, les auteurs conseillent plutôt d’en renforcer l’assise légale avec un décret ad hoc. Mais une fois ce principe posé, ils prônent « une rationalisation » et une « adaptation » des moyens généreusement alloués il y a trois décennies.
« Le dispositif de soutien matériel dont bénéficient les anciens présidents [français] se situe à un niveau plus élevé que ceux qui existent à l’étranger », soulignent en effet les auteurs, à l’issue d’une étude comparative menée sur dix autres pays (Allemagne, États-Unis, Canada, etc.). Pire : « Le nombre de véhicules et de chauffeurs » fournis aux « ex » excéderait parfois « le cadre défini »…
Ils suggèrent donc une dégressivité partielle : dix ans après leur sortie de l’Élysée, les anciens présidents verraient le nombre de leurs collaborateurs rémunérés par l’État« diminuer de moitié ». Au lieu de sept autorisés, on redescendrait « à trois ou quatre », pendant que « les employés de maison » passeraient de deux personnes à une seule. Pour mémoire, après 2012, c’est le contribuable qui a financé les salaires de la « conseillère diplomatique » de Nicolas Sarkozy (demi-sœur de Carla Bruni), ou encore de sa « conseillère presse », même après son retour en politique.
Pour François Hollande, le rapport suggère que ce délai de dix ans commence à courir à la fin de son mandat, tandis qu’il démarrerait pour VGE, Chirac et Sarkozy « à compter de l’entrée en vigueur » de la réforme – en clair, ces derniers rempileraient « à taux plein » pour une décennie supplémentaire.
Le rapport préconise ensuite que « les frais généraux, les dépenses de représentation et de déplacement » soient« pris en charge sur justificatifs », afin de vérifier qu’ils sont systématiquement « liés à la fonction d’ancien président ». Ils seraient même soumis à un plafond, « voté annuellement en loi de finances ». Quant à la gratuité des transports ferroviaires, maritimes et aériens, elle « est devenue obsolète », estiment les auteurs : « L’octroi de tels avantages relève désormais des conseils d’administration des entreprises concernées. »
Enfin, ils proposent de faire sauter les avantages prévus en 1985 pour les veuves ou veufs, à savoir un appartement meublé, une voiture avec chauffeur, un collaborateur et une gratuité SNCF – personne n’y aurait jamais eu recours jusqu’à présent.
Au départ, Didier Migaud et Jean-Marc Sauvé avaient par ailleurs travaillé sur l’hypothèse où le chef de l’État réussirait à faire passer sa réforme du Conseil constitutionnel. Sachant que François Hollande et ses successeurs se seraient retrouvés sans indemnité de membre, ils imaginaient compenser cette « perte » en faisant passer la dotation annuelle de 65 000 à 145 000 euros (comme les anciens présidents américains). Dans ce scénario, ils en profitaient pour introduire une règle inédite et de bon sens : tout « ex » reprenant une « activité rémunérée » (conférences, honoraires d’avocat, etc.) verrait sa dotation « réduite de moitié ». Au bout du compte, faute de majorité des 3/5es au parlement, la réforme du Conseil constitutionnel promise par François Hollande n’a jamais vu le jour. Et dans ces conditions, Didier Migaud et Jean-Marc Sauvé ont opté pour le statu quo sur la dotation annuelle : 65 000 euros ni plus ni moins, quels que soient les revenus parallèles.
Après deux ans d’attente, François Hollande va-t-il enfin publier ce rapport ? S'en saisir et annoncer une révision du dispositif de 1985 qui vaudrait pour lui-même ? Sollicitée par Mediapart, la présidence fait savoir qu’elle attend la décision du conseil d’État sur la requête d’Anticor, qui devrait tomber d’ici deux ou trois semaines : si le courrier de Laurent Fabius était jugé illégal, l’Élysée n’aurait d’autre choix que d’agir et de publier un décret de substitution. « On va regarder la décision et l’ensemble de ses considérants », répond l’entourage de François Hollande, en niant tout immobilisme depuis deux ans : « Il n'y a aucune malice, je vous rappelle que c'est nous qui avons lancé cette réflexion. On essaie de bien faire les choses, on attend que le contentieux en cours soit achevé. »m>
À ce stade, il est évidemment impossible d’évaluer la probabilité que le conseil d’État juge le dispositif de 1985 illégal. Dans sa requête d’avril dernier (disponible ici)>, Anticor pointait à la fois l’absence de décision en bonne et due forme, et le risque que les avantages aujourd’hui alloués à Nicolas Sarkozy portent atteinte au principe d’égalité entre les candidats à la présidentielle de 2017. À l’audience qui s’est déroulée le 14 septembre, la rapporteure publique a cependant écarté un à un ces arguments et recommandé un rejet de la requête.
« Ce courrier de 1985 revêt bien le caractère d’un acte réglementaire, a-t-elle estimé.Rien n’empêche qu’en termes purement formels, un décret soit pris par le premier ministre sur du papier à lettres ! » Pour le reste, il revient au « juge de l’élection » de contrôler l'éventuel compte de campagne de Nicolas Sarkozy et de vérifier qu'il n'a bénéficié d'aucun financement irrégulier ou dissimulé.
Alors bien sûr, le conseil d’État suit les conclusions du rapporteur public dans la plupart des cas. Mais outre qu’il s’en écarte régulièrement, il est à noter qu’une position inverse a été défendue en juin dernier devant le tribunal administratif de Paris, saisi du même sujet par un militant de la transparence, Raymond Avrillier. À l’audience, la rapporteure publique avait alors estimé la décision de 1985 « sans nul doute illégale ». Si le tribunal a depuis débouté Raymond Avrillier, c’est en jugeant qu’il n’avait pas « qualité pour agir », sans que la question soit tranchée sur le fond. C’est désormais le conseil d’État, et lui seul, qui dira le droit.
Un député a de toutes façons pris les devants et décidé d’agir à l’Assemblée nationale. Rattaché au groupe PS, René Dosière connaît parfaitement le sujet puisqu’il travaille depuis des années à reconstituer le coût des anciens présidents de la République, à coups de questions écrites à Matignon et dans les ministères – sa dernière évaluation à 9,6 millions d’euros des dépenses engagées frôlait les 10,3 millions calculés par la Cour des comptes. Ces derniers mois, il a ainsi mijoté une « proposition de résolution », transmise au groupe socialiste, estimant « nécessaire de clarifier et de limiter les droits et avantages attachés à la qualité d’ancien président de la République ».
Tout en préconisant une augmentation de la dotation annuelle, il réclame la suppression de l’indemnité de membre du Conseil constitutionnel (même pour ceux qui disposent déjà d’un siège à vie), la limitation à cinq ans des avantages matériels alloués aux « ex », et l’interdiction de les cumuler avec « toute rémunération privée » (à l’exception « des activités intellectuelles »), comme avec toute « activité politique active ».
À Mediapart, le député précise qu’il « attend le feu vert » du groupe socialiste pour déposer officiellement sa proposition de résolution. « On m’a dit qu’il arrivait, pour l'instant il n’arrive pas. » Interrogé sur l’attitude de l’Élysée, René Dosière estime :« Tout semblait calé il y a déjà quelque temps, ils étaient partis sur l’application du rapport Migaud-Sauvé. Puis il y a eu des débats en interne, et ils se sont visiblement interrogés sur l’opportunité d’agir à la veille d’une élection. C’est donc resté en stand by. Maintenant, ils attendent le conseil d’État. Si la décision de 1985 est annulée, ils seront obligés d’agir. » Reste à savoir jusqu’où irait François Hollande : au-delà du rapport Migaud-Sauvé ?