Michel Rocard est mort hier à 85 ans.
"Cela fait drôle", comme on dit, car nous l'avons toujours connu comme un repère important du paysage politique français, même s'il était dans une position de "vieux sage" en retrait et au-dessus des partis depuis plus d'une dizaine d'années. Intervenant pour donner des blancs-seings aux pouvoirs de gauche et de droite par rapport à des réformes sociales libérales. Mais aussi avec des positions plus iconoclastes comme le plaidoyer pour cesser la doctrine de dissuasion nucléaire et arrêter notre programme d'armement nucléaire. Et des appels à la solidarité pour les migrants, contre la xénophobie, pour une vraie prise en compte des enjeux écologiques.
Michel Rocard était perçu par beaucoup, à droite comme à gauche, comme quelqu'un d'intègre moralement et intellectuellement, par différence surtout avec le flamboyant, opportuniste et retors François Mitterrand, son "camarade" le moins fraternel au Parti Socialiste.
Mon grand-père François, qui était de droite, gaulliste et ancien résistant FFI, disait "Mitt-rrand" avec mépris et colère en pensant notamment à son passé vichyste, et avait par contre beaucoup d'admiration et d'éloges pour Michel Rocard, un type droit au langage de vérité selon lui. La presse de droite a d'ailleurs souvent été plutôt tendre avec Michel Rocard.
Pour ma part, quand j'étais adolescent et jeune homme, je préférais de loin Mitterrand qui incarnait la reconquête et les espoirs de 81, une certaine radicalité marxiste de façade dans les années 1970, tandis que tous les disciples proclamés de Rocard, recrutés pour beaucoup dans les milieux cathos dits "progressistes" plaidaient pour un PS centriste, réformiste, disant adieu au marxisme, à la lutte des classes, à l'idée révolutionnaire, pensant compétitivité, efficacité économique, croissance, plutôt qu'émancipation et conflictualité sociale. D'une deuxième gauche préférant les combats sociétaux aux combats sociaux, nourrie à la modestie social-démocrate et au réformisme d'accompagnement du capitalisme.
Depuis, mon jugement sur Mitterrand a bien évolué, notamment à cause de la découverte de sa responsabilité dans le laisser-faire par rapport au génocide rwandais, et de la prise de conscience de la duplicité profonde du personnage et de son égotisme exclusif de toute conviction sincère.
Néanmoins, on ne peut pas dire pour autant que Rocard soit devenu notre tasse de thé, même si un de ses mérites aura été d'être l'artisan des accords de paix en Nouvelle-Calédonie quand il était premier ministre en 1989. Le RMI, souvent cité, était lui à double tranchant: revenu minimum d'inclusion, sans doute, mais aussi moyen de paix sociale pour que la cocotte minute du chômage de masse accepté n'explose pas.
Si l'homme, qui eut le mérite de s'opposer à la guerre d'Algérie, et fut le candidat du PSU en 1969 (3,6% des suffrages) a commencé par incarner le renouveau d'une gauche non communiste plus ouverte sur la société et ses aspirations à la liberté, à l'auto-gestion, à l'écologie, à l'émancipation individuelle, à la réduction du temps de travail, il a ensuite bien dérivé, comme la CFDT qu'il a inspiré, vers l'européisme béat, le refus de l'union de la gauche avec les communistes au profit de la recherche de nouvelles alliances centristes, le "pragmatisme" libéral et la rigueur austéritaire.
La plupart des responsables socialistes responsables du naufrage actuel du PS au pouvoir ont été influencé intellectuellement par les idées rocardiennes, notamment sa vision technico-technicienne, voire technocratique, de la politique, son refus de la projection imaginaire révolutionnaire fondée sur l'histoire nationale et populaire, son anti-communisme.
Ces bébés Rocard grenouillent à la tête des grandes entreprises à capitaux publics et du CAC 40, alternant entre des expériences ministérielles et des retours dans le monde de l'entreprise, percevant la politique comme relevant d'un supplément d'âme et d'un placement de carrière. D'autres sont les ministres dociles d'un François Hollande qui au nom de l'adaptation aux contraintes de la mondialisation et de l'Europe défait les conquêtes et avancées sociales issues de décennies de combats des travailleurs et de la gauche.
Ismaël Dupont.