Entre les menaces sur la carte professionnelle, l’arrivée de plateformes d’opérateurs de voyage et l’essor des « visites gratuites », les guides-conférenciers voient leur métier, déjà fragile, se précariser. Et s’inquiètent de la manière dont sont reçus les touristes en France.
C’est un cocorico dont on ne cesse de se gargariser : la France est le pays qui accueille le plus de visiteurs internationaux au monde. En 2015, quelque 84,5 millions de touristes ont foulé le sol de l’Hexagone. En première ligne pour les accueillir et leur faire découvrir le patrimoine, les guides-conférenciers se définissent aujourd’hui comme « une profession en péril », selon les mots du syndicat professionnel des guides interprètes conférenciers (SPGIC). Si 10 000 personnes possèdent la carte professionnelle, seules 3 000 à 3 500 d’entre elles travailleraient en tant que guides-conférenciers. À Paris, ces derniers gagneraient entre 10 000 et 20 000 euros net annuels. La profession est fragile. Et sa précarisation ne date pas d’hier.
Un décret de 1992, déjà, rendait libre le guidage sur la voie publique. Mais la carte professionnelle reste aujourd’hui obligatoire pour la visite commentée des musées et monuments nationaux. « En 2014-2015, ils ont voulu nous mettre dans la loi Macron. Il fallait que n’importe qui puisse devenir guide car le diplôme constituait soi-disant un obstacle à l’emploi », se souvient Sophie Bigogne, secrétaire du SPGIC. Grâce à la mobilisation des guides-conférenciers et des parlementaires « qui voient dans leurs circonscriptions l’importance du tourisme », la simplification du métier n’aura pas lieu.
Un arrêté interministériel de décembre 2016 vient néanmoins refroidir les professionnels. Il permet « aux titulaires d’un diplôme conférant le grade de master justifiant au minimum d’une expérience professionnelle d’un an cumulé au cours des cinq dernières années dans la médiation orale des patrimoines » d’obtenir leur carte professionnelle, jusqu’alors réservée aux titulaires de la licence professionnelle de guide-conférencier et aux titulaires d’un diplôme de master ayant validé des unités d’enseignement spécifiques. « Un diplômé en chimie ou mathématiques, tant qu’il a le niveau master, peut donc demander sa carte de guide », s’indigne Sophie Bigogne. Si la syndicaliste reconnaît que dans certains lieux spécifiques, par exemple le musée de l’air et de l’espace, des guides spécialisés sont les bienvenus, elle perçoit dans cette mesure une dévalorisation de son métier.
D’autant que les guides provenant d’autres pays européens peuvent également obtenir cette fameuse carte, au nom de la réciprocité. Les formations sont pourtant loin d’être équivalentes. Ainsi, au Luxembourg, il suffit d’avoir suivi un cycle de 46 heures de cours ; dans les Flandres, en Belgique, aucune formation n’est obligatoire – quand celle-ci équivaut à 400 heures puis douze semaines de stage, selon les informations du SPGIC. « On ne demande pas de numerus clausus. Et on n’est certainement pas poujadistes, rappelle Pascal Réchard, le président du syndicat. On est une profession avec énormément d’étrangers ou de personnes d’origine étrangère. Au sein du syndicat, on a plusieurs nationalités. On demande juste une formation car quand on guide, on doit connaître le patrimoine, la culture et l’aire géographique spécifique. Il faut retourner à un vrai diplôme. »
Craintes d’ubérisation
Surtout, le métier fait face, comme tant d’autres, à une « ubérisation ». L’apparition de nouvelles plateformes constituerait une « concurrence déloyale » envers les guides traditionnels. Ce dont se défend Ralph Guyot-Jeannin, directeur général de la start-up française Cariboo, qui met en avant, interrogé par France 2 en mai dernier, des « guides locaux », auto-entrepreneurs. « Les guides locaux n’ont pas du tout remplacé les guides professionnels. On est venus étendre le marché. De plus en plus de gens commencent à consommer des guides, surtout des nouveaux consommateurs qui n’avaient jamais été adressés jusque-là. C’est vraiment très, très complémentaire. » Dans une interview accordée en 2015 au portail des professionnels du tourisme, TourMag, le co-fondateur du site, Jean-Régis de Vauplane, rappelle que la grande majorité des guides locaux de Cariboo sont étudiants. « Les guides-conférenciers sont des experts. C’est leur métier de guider. Quant aux locaux de Cariboo, ce sont des passionnés qui font cette activité comme un hobby. Nous ne sollicitons pas le même budget et ne proposons pas les mêmes produits. Ce que nous vendons, c’est une rencontre avec un “local”, ses passions et ses centres d’intérêts. Pas une visite guidée. »
Ce qui inquiète notamment le SPGIC, ce sont surtout les plateformes, souvent immatriculées à l’étranger, qui organisent des visites avec des guides en auto-entreprenariat. « Ils n’ont ni assurance, ni contrats, alors qu’ils sont dans un véritable lien de subordination », s’inquiète Sophie Bigogne. « Nous, les vieux, on travaille encore pour des agences de voyage ou de tourisme, mais les jeunes aujourd’hui n’ont pas le choix, ils doivent se mettre en auto-entrepreneurs pour travailler », regrette Pascal Réchard. Ce qui ne les empêche pas de mener la fronde.
En mai dernier, l’agence City Wonders, un des poids lourds du secteur, décide de revoir à la baisse sa grille tarifaire à compter de la haute saison 2017. Installée en Irlande, la société embauche, selon TourMag, « environ 80 guides titulaires de la carte professionnelle pour faire visiter les musées et monuments nationaux aux touristes à Paris » – certification indispensable dans les musées et monuments nationaux. Les conférenciers, sous statut d’auto-entrepreneurs, se sont donc rassemblés au Louvre afin de manifester leur colère et d’en informer les touristes. Raphaëlle Froment-Meurice, guide détentrice de la carte professionnelle, a été leur porte-parole. Au Louvre, justement, elle gagnait 160 euros par visite groupée de trois heures. « Nous, on travaille en tant qu’indépendants, avec plusieurs agences. Nous n’avons pas de lien d’exclusivité, mais avec City Wonders, nous devions suivre un certain nombre de consignes : suivre un script avec des incontournables de visite, porter un drapeau à l’effigie de la société, faire la promotion de codes de réduction… C’était du travail salarial sans l’être. Ils nous ont dit que la vente de promos compenserait la baisse des tarifs. Ou alors, si on obtenait une bonne note sur TripAdvisor, avec notre nom cité, on pouvait toucher un bonus », se remémore-t-elle.
La réaction de la plateforme ne s’est pas fait attendre. La porte-parole a été « déréférencée », comme une grande partie de ses camarades de lutte, dont la majorité ne travaille plus avec la plateforme. « On a essayé de lutter contre un mastodonte. Ça a été très complexe », souligne la porte-parole.
« La société a tout simplement décidé de mettre fin à sa collaboration avec plusieurs d’entre nous et a procédé à de nouveaux recrutements. Plus encore, récemment encore, City Wonders faisait travailler au Louvre des personnes non titulaires de la carte professionnelle », dénoncent des guides dans Le Parisien, lesquels affirment travailler « sans interlocuteur en France, sans statut salarié, en recevant [leurs] plannings par intranet ». Le syndicat Sud s’inquiète également du recours par l’entreprise à des guides stagiaires. « Comment une entreprise qui ne possède aucun salarié en France peut-elle avoir recours à des stagiaires, qui plus est pour certains sous statut d’auto-entrepreneur ? », s’interroge-t-il.
Des inquiétudes européennes
Autre sujet de préoccupation : les visites (dites) gratuites, appelées « Free Tours ». « Ça se développe partout en Europe. Les personnes chargées de mener la visite, souvent non diplômées, sont rémunérées uniquement par leur pourboire. Mais elles doivent en reverser une partie à la plateforme, même quand elles ne gagnent rien », se désole Sophie Bigogne. La pratique inquiète, même au-delà de nos frontières, où elle s’installe également.
À Bruxelles, la RTBF s’était intéressée aux « dessous des visites guidées gratuites ». « Dès le départ, les guides rappellent aux touristes qu’ils subsistent grâce aux pourboires. Commence alors l’opération séduction. Le guide amuse le public, prend une photo pour la page Facebook de la société. Il devra ensuite reverser une commission par touriste à sa compagnie », raconte la télévision belge en expliquant que « cette évolution dans le secteur touristique fragilise la profession de guide, dont l’accès n’est pas réglementé en Belgique ».
Au Royaume-Uni, l’autorité britannique de contrôle de la publicité (ASA – Advertising Standards Authority) a donc pris les choses en main et « recadré les “free” walkings tours », annonce la Fédération nationale des guides interprètes et conférenciers (FNGIC). Outre-Manche, désormais, une visite annoncée comme gratuite devra réellement l’être et son cadre devra être aussi transparent. « Dès lors qu’un guide ne garde pas la totalité du montant de la rémunération et qu’il en reverse une partie (mise en commun, coûts de marketing ou de publicité reversés à l’organisateur, etc.), cela devra être mentionné explicitement sur l’annonce. Le terme de pourboire (tip) sera supprimé et remplacé par “paiement à discrétion” », rapporte la FNGIC.
En avril 2016, un document de la Commission européenne évaluait les professions réglementées en prenant l’exemple des guides touristiques, après une réunion en juin 2015. La République tchèque et la Pologne sont notamment citées dans la partie « déréglementation de la profession ». « En République tchèque, la profession de guide touristique a été déréglementée en 2008, malgré la forte protestation des organisations professionnelles », écrit la Commission. À la suite de cette réforme, le nombre de licences émises dans le pays a diminué de 45 % entre 2008 et 2010. « Les guides qualifiés ont été remplacés par des entreprises non qualifiées et non autorisées, relève la Commission. En outre, certains arguent que la prestation de services par l’intermédiaire des guides non qualifiés endommage l’image du pays et affecte donc tout le tourisme en République tchèque. »
Les effets néfastes de la déréglementation
En Pologne, le métier de guide touristique a également été déréglementé, afin d’ouvrir la profession au plus grand nombre de prestataires de services potentiels, « ce qui devrait entraîner une augmentation de la prestation de services », indique le rapport. Auprès de la Commission européenne, la Pologne fait cependant état « de certains effets néfastes de la déréglementation, comme une diminution de la demande de guides touristiques locaux, car les groupes étrangers apportent leurs propres guides », ou « l’augmentation de l’économie souterraine ». Tout ce que craignent les professionnels français.
« L’objectif annoncé est d’accueillir 100 millions de touristes en France en 2020, mais regardez les conditions dans lesquelles on les reçoit. Au Louvre, il y a même un sens unique dans la salle de Mona Lisa… », regrette Sophie Bigogne. Elle s’inquiète aussi du mauvais classement de la France en termes de recettes générées par le tourisme. En effet, malgré la première position en nombre de visiteurs, la France ne se hisse qu’à la quatrième place en ce qui concerne les revenus générés. Bien loin des États-Unis et de leurs 184,3 milliards d’euros, ou de la Chine et de ses 102,8 milliards d’euros, les recettes françaises n’étaient que de 41,4 milliards d’euros en 2015. Et l’arrivée des plateformes libéralisant le marché ne devrait pas aider, la majorité d’entre elles étant installées à l’étranger.
Pourtant, en décembre 2014, alors que la profession s’inquiétait de sa mise en péril par la loi Macron, l’ancien secrétaire d’État chargé de la réforme de l’État et de la simplification, Thierry Mandon, affirmait : « Je n’ai pas le sentiment que la volonté d’Emmanuel Macron [alors ministre de l’économie – ndlr] soit de baisser le niveau de qualité. Il n’y a pas d’avenir pour l’économie française dans le low-cost. C’est l’inverse. Le grand projet pour la France, c’est la qualité partout. » Les guides-conférenciers n’ont plus qu’à espérer que leurs inquiétudes soient entendues par celui qui est désormais à la tête de l’État.