Alors que le gouvernement continue à entretenir le flou sur son projet de réforme du code du travail, Mediapart, avec l’agence AEF, publie l’intégralité du texte d’habilitation. Les huit articles de loi en disent beaucoup sur la réforme envisagée. Beaucoup plus que tout ce qui avait été dévoilé aux syndicats.
feuilleton de la réforme du code du travail continue. Dernier épisode en date : la révélation par Le Monde ce mercredi après-midi du projet de loi d’habilitation que le gouvernement présentera en conseil des ministres mercredi 28 juin. Le texte, transmis pour avis au Conseil d’État, sera soumis aux parlementaires. Ces derniers, en le votant, donneront l’autorisation au gouvernement de réformer profondément le code du travail, en se passant des discussions parlementaires classiques.
Jusqu’ici, comme l’a raconté Mediapart, rien de concret n’est sorti de la concertation menée actuellement avec les syndicats, en dehors des sujets déjà connus, comme le plafonnement des dommages et intérêts au prud’hommes pour les licenciement abusifs, le regroupement des instances de représentation du personnel et l’accent mis sur les négociations au sein de l’entreprise. Les autres sujets explosifs, telle la réforme des motifs de licenciement, n’ont été mis au jour que par la presse, ce qui a d’ailleurs provoqué le dépôt d’une plainte contre X pour « vol de documents » et « violation du secret professionnel » de la part du ministère du travail.
Encore une fois, c’est par un média que les intentions réelles du gouvernement sont dévoilées. Le texte révélé par Le Monde, que Mediapart, ainsi que l’agence AEF, publie dans son intégralité, en dit beaucoup sur la réforme envisagée. Les huit articles de loi courts et denses, permettant à l’exécutif de prendre des « mesures pour la rénovation sociale », décrivent beaucoup plus que tout ce qui avait été présenté aux syndicats, mais restent encore assez flou sur bon nombre de sujets. Une fois l’autorisation de légiférer accordée par l’Assemblée et le Sénat, le gouvernement aura ainsi une grande latitude pour décider exactement ce qu’il entend mettre en place. Une méthode qui inquiète fortement les syndicats. Ils auront l’occasion de le dire prochainement au gouvernement : selon nos informations, la ministre du travail Muriel Pénicaud doit s’entretenir avant la fin de la semaine au téléphone avec les leaders de chaque délégation, en parallèle des concertations déjà en cours.
- La méthode du gouvernement, une « pseudo-concertation » ?
Nous l’avons déjà écrit à plusieurs reprises, la méthode suivie par le gouvernement pour sa consultation des organisations syndicales et patronales pose fortement question. Chacune des huit organisations représentatives – trois patronales, cinq syndicales – rencontre pour des consultations d’un peu plus d’une heure le directeur de cabinet de Muriel Pénicaud, pour échanger à deux reprises sur chacun des trois thèmes définis : articulation des accords entre la branche et l’entreprise, simplification du dialogue social, sécurisation des relations de travail. Ils ne disposent d’aucun document pour comprendre précisément les intentions du gouvernement. Le premier round se termine ce vendredi. La prochaine séquence, qui durera 15 jours, devrait débuter après le prochain conseil des ministres et la dernière se dérouler au moment même où les parlementaires débattront.
Didier Porte, membre de la délégation FO, avoue son étonnement à la lecture du document dévoilé par Le Monde : « Tout ne correspond pas à ce qui a été dit lors de nos rencontres. Maintenant, il est temps que nous ayons un texte, car il est difficile d’avoir une vision cohérente dans ces conditions. » Mais les syndicats se heurtent au refus de l’exécutif : la révélation du Monde s’est déroulée alors que la CGT était en pleine réunion avec le ministère. « Même dans ces conditions, le directeur de cabinet de la ministre n’a pas voulu nous communiquer le texte du projet de loi, prétextant qu’il ne faisait que lister les thématiques des ordonnances, raconte Fabrice Angeï, le négociateur du syndicat. Or, il apparaît que ce texte fait un peu plus que lister des thématiques ! On n’est pas sur une négociation, mais sur une pseudo-concertation, voire sur une opération de communication. »
Même son de cloche du côté du syndicat des cadres, la CFE-CGC : « Travailler sans aucun document devient difficile. Tout va arriver à la fin de nos discussions, souligne le négociateur Gilles Lecuelle. On a l’impression de courir un 110 mètres haies, avec beaucoup d’obstacles. » Malgré tout, les syndicats n’entendent pas pour le moment renoncer à ces rencontres : « Nous y apportons notre philosophie, pour éviter que la négociation au sein de l’entreprise concerne trop de champs. Nous avons des marges de manœuvres », assure le représentant FO. Son homologue de la CGT estime lui aussi que« les réunions [leur] permettent d’avoir une meilleure idée des intentions du gouvernement, sans que ce soit contradictoire avec la préparation d’une mobilisation la plus forte possible de [leur] côté ».
Pour le syndicat Solidaires, non représentatif et ne participant donc pas aux réunions officielles, la situation
« ressemble fort à celle qui existe dans les entreprises », glisse le porte-parole Éric Beynel :
« Les techniques de négociations se ressemblent, le culte du secret est très fort et, sur le fond, l’absence de transparence est totale… »
Même du côté du patronat, on tique un peu. Un représentant patronal reconnaît que « c’est très compliqué de travailler sans document ». Pour autant, il assure que le document publié par Le Monde « n’apporte rien de neuf » et qu’il « n’y a aucune surprise ». La CPME confirme : « Ce qui est paru dans Le Monde correspond à nos échanges. » Dans ce cas, cela signifie-t-il que le ministère en dit plus aux organisations patronales qu’aux organisations syndicales ? « Chaque interlocuteur peut aborder les sujet de son choix », rétorque le représentant. Au vu de ce que contient le projet de loi, les patrons ont mis bien des sujets sur la table…
- Les « fondamentaux » de la réforme confirmés
Comme Édouard Philippe et Muriel Pénicaud l’avaient annoncé en présentant leur feuille de route le 6 juin, plusieurs thèmes phares de la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron seront bien au cœur des ordonnances.
Ainsi, les indemnités accordées par les prud’hommes en cas de licenciement abusif seront étroitement encadrées, avec l’instauration « des planchers et des plafonds obligatoires ». Le juge devra s’y conformer, sauf dans certains cas, « notamment » pour un licenciement « résultant d’une discrimination ou de faits de harcèlement ».
Autre point incontournable pour le gouvernement, la fusion des instances représentatives du personnel : délégués du personnel, comité d’entreprise, comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Le gouvernement prévoit de créer une seule instance regroupant toutes celles qui existent. C’est un vieux serpent de mer, réclamé depuis des années par le Medef. La réforme désirée a pourtant été déjà largement mise en œuvre par la loi Rebsamen d’août 2015. Aujourd’hui, les entreprises de moins de 300 salariés peuvent mettre en place une « délégation unique du personnel »sur simple initiative de l’employeur, ce qui aboutit en pratique à une diminution du nombre de représentants du personnel et à une réduction de leurs moyens. Mais dans les plus grosses entreprises, il faut un accord des syndicats majoritaires, et c’est ce qui dérange apparemment le patronat et le gouvernement.
Les ordonnances permettront aussi au gouvernement de se pencher sur les places respectives de la loi, des accords de branches (par secteur d’activité) et des accords négociés au sein de chaque entreprise. Ce bouleversement de la « hiérarchie des normes » était le sujet des premières réunions entre organisations patronales et gouvernement, qui s’achèvent ce vendredi. « On voit bien que la réforme va laisser plus de place aux discussions au sein de l’entreprise, mais on ne sait pas encore exactement comment », explique Fabrice Angeï, de la CGT.
Aujourd’hui, six thèmes sont impérativement réservés aux branches professionnelles : le salaire minimum, les classifications professionnelles, la protection sociale complémentaire, la formation, la pénibilité et l’égalité professionnelle hommes-femmes. Ces « verrous » seront maintenus. Mais il en existe bien d’autres, selon les branches, qui pourraient bien disparaître. Nul ne peut donc dire aujourd’hui dans quelle mesure ou dans quel domaine une entreprise pourra négocier avec ses syndicats des conditions moins avantageuses que ce qui est prévu par les règles collectives de son secteur d’activité.
Enfin, le projet de loi laisse entendre que l’entreprise pourrait organiser un référendum, à son initiative, pour consulter les salariés sur un point à propos duquel elle n’arrive pas à trouver d’accord avec les syndicats. La loi El Khomri de l’an dernier avait abandonné cette possibilité, réservant ce pouvoir aux seuls syndicats qui pèsent 30 % des voix au moins dans l’entreprise. Mais le programme d’En Marche!, lui, se proposait bien de valoriser le référendum d’entreprise d’origine patronale.
- Un invité de dernière minute, le contrat de projet
Mediapart l’avait relevé mardi 20 juin, le gouvernement a posé dans le débat un sujet qui n’avait quasiment jamais été abordé dans un débat public jusqu’alors : le CDI de chantier, ou de projet. C’est le premier ministre lui-même qui l’a évoqué le premier, sur BFMTV : « Le contrat de chantier, c’est une bonne discussion à avoir, parce que ça maintient le CDI comme la norme », a-t-il déclaré. Comme son nom l’indique, c’est un contrat à durée indéterminée, mais signé pour la durée d’un chantier ou d’un projet défini à l’avance. Il prend fin à l’issue de celui-ci ou peut être prolongé si cela est nécessaire. Contrairement à ce qui a cours pour le CDD, le licenciement ne donne pas droit à une indemnité de précarité.
Juste après la déclaration d’Édouard Philippe, la CFDT tombait des nues, parlant d’un« sujet qui n’a jamais été évoqué lors des consultations ». Mais FO a précisé que le sujet« a été mis sur la table à la suite des propos d’Édouard Philippe ». Idem du côté de la CPME, l’organisation patronale des PME, qui préférerait voir naître le « contrat de croissance » qu’elle porte depuis longtemps : un CDI à durée fixée à l’avance, lié à une performance de l’entreprise.
Le sujet est bien abordé par le projet de loi. « Cela correspond à une vieille lune du patronat », juge François Hommeril, le dirigeant de la CFE-CGC, qui le voit d’un très mauvais œil. Pour autant, il ne se dit pas particulièrement inquiet sur le sujet : « Nous avions été prévenus par la ministre que dans le projet de loi, il y aurait des choses qui ne nous plairaient pas, raconte-t-il. Pour autant, cela ne signifie pas qu’elles seront finalement imposées par le gouvernement. Il s’agit surtout d’un souci technique : si le thème n’est pas abordé dans la loi d’habilitation, il ne pourrait de toute façon pas être mis en place. En fait, tous les choix finaux n’ont pas encore été faits. » Le responsable syndical assure être « assez optimiste » sur l’issue de ce thème, qui pourrait disparaître.
Reste qu’il est bel et bien envisagé que les ordonnances puissent autoriser des modifications du contrat de travail par des négociations d’entreprises ou de branches, alors qu’il est pour le moment totalement réservé au niveau de la loi. Un représentant patronal assure même qu’« [ils] en [ont] parlé depuis le début ». Selon lui, le champ même de ce premier round de concertation, sur l’articulation des accords entre la branche et l’entreprise et ce qui dépend de la loi, porte en lui le fait de discuter du contrat de travail, en l’occurrence le CDI de chantier et le CDD. Une vision bien personnelle, puisque que rien dans le document d’orientation présenté le 6 juin ne suggère que le contrat de travail pourrait être touché par la réforme. « Si le contrat de travail est un sujet retenu dans l’articulation entre branches et entreprises, alors on montera au créneau, prévient Didier Porte, de FO. On ne l’acceptera pas. » Le gouvernement souhaitant associer au maximum la CFDT et FO, il tendra sans doute l’oreille en entendant ce type de mise en garde.
- L’aberration économique du licenciement économique par filiale locale
Second point semblant tomber du ciel, et relevant des « vieilles lunes », le texte entend réintroduire une mesure voulue par Emmanuel Macron lorsqu’il était ministre de l’économie, mais qui avait été retirée du projet de loi El Khomri, car trop explosive. Il s’agirait de modifier le périmètre qui est retenu pour apprécier les difficultés d’un groupe international qui licencie dans une de ses filiales en France. Aujourd’hui, la santé des sites dans le reste du monde est prise en compte. Mais le projet de loi pourrait modifier la règle, sans qu’on sache s’il limiterait le périmètre à la France ou à l’Europe.
Tous les syndicats de salariés sont contre cette idée. Et ils ont raison. Comme le souligneLe Monde, le législateur est censé forger des garde-fous contre « la création de difficultés artificielles entre filiales d’un même groupe ». Il conviendra donc d’évaluer ces garde-fous, mais la question n’est pas tant celle de l’organisation de « faux » licenciements économiques, c’est celle d’une logique d’ensemble qui trahit la vision économique du gouvernement.
Car choisir de faire du cadre national le critère de bonne santé économique d’un groupe multinational, cela revient à donner la priorité aux licenciements dans le traitement des difficultés des sites français. Ceci revient donc à protéger les bénéfices réalisés ailleurs et à désinciter ces groupes à investir dans l’Hexagone pour sauver des emplois, souvent industriels. C’est les inciter, en revanche, à faire des choix qui viendront toujours alimenter les résultats financiers, plutôt que faire celui d’investir dans l’avenir des sites français. C’est l’option de ce que la mondialisation financiarisée a de pire : la protection et l’optimisation des bénéfices à reverser aux actionnaires, qui viendront alimenter les bulles financières, au détriment de l’emploi industriel et des investissements.
Dans une France largement désindustrialisée, souffrant d’une baisse de sa capacité de production, ce choix serait très risqué et ne ferait qu’exacerber la compétition entre les travailleurs des groupes internationaux. Il ferait donc, par ricochet, peser une forte pression sur le coût du travail français : soumis à cette concurrence intra-groupe, les salariés devraient accepter des concessions en termes de salaires, de conditions de travail et de temps de travail que les autres dispositions de la réforme du code du travail permettraient justement. Il s’agirait donc bien davantage que d’une simple mesure technique.
Certes, le gouvernement pourra avancer deux arguments pour défendre cette mesure : l’attractivité des investissements dans l’Hexagone et la « destruction créatrice ». Mais ces deux arguments semblent difficilement tenables. La France est déjà l’un des pays les plus attractifs d’Europe pour les investissements étrangers, y compris industriels. Quant à l’opportunité de se débarrasser d’industries vieillissantes pour laisser naître celles de demain, elle ne semble vraie qu’en théorie. Les pays ayant un marché du travail très libéralisée comme le Royaume-Uni n’ont guère pu bénéficier de cette « création » sur le plan industriel. Pour une raison simple : les coûts salariaux demeurent toujours trop élevés face à ceux des pays à bas coût. Dès lors, le risque est de voir s’accélérer la désindustrialisation et de substituer à ces emplois des emplois précaires dans les services.
- Quelques gages accordés aux syndicats
Soucieux de montrer qu’il se soucie des syndicats et que sa réforme ne va pas dans un seul sens, le gouvernement a tout de même décidé de faire quelques gestes dans leur direction. D’abord, comme indiqué plus haut, le projet de loi prévoit que le barème pour les indemnités prud’homales permettra quelques dérogations, qui iraient peut-être au-delà des cas de discrimination et de harcèlement, qui existent déjà dans la loi. Cette demande est celle de la CFDT et de FO.
Et puis, le gouvernement a consacré tout un article de son texte à la mise en place d’une« nouvelle organisation du dialogue social dans l’entreprise ». Le texte promet de« favoriser les conditions d’implantation syndicale et d’exercice de responsabilités syndicales », avec par exemple le chèque syndical, qui devrait inciter les salariés à se syndiquer en faisant financer cette adhésion par l’entreprise. Le gouvernement évoque aussi une meilleure formation des représentants des salariés et une reconversion professionnelle plus facile pour ces représentants. Il suggère aussi d’améliorer les« outils de lutte contre les discriminations syndicales », sans trop de précision. S’il promet bien d’améliorer la représentation et la participation des salariés au sein des conseils d’administration des entreprises, il n’en dit pas beaucoup plus.
- Encore bien des zones de flou
On l’a dit, le principe même des ordonnances permet au gouvernement de ne pas dévoiler toutes ses cartes, pour peu que les thèmes qui feront l’objet de la réforme soient bien mentionnés, au moins succinctement, dans la loi d’habilitation. Cela laisse ouverte la porte à toutes les interprétations, et à toutes les craintes. « On nous parle de fusion des instances de représentation du personnel, ce qui est déjà grave, pointe par exemple Éric Beynel, de Solidaires. Mais quid du nombre de représentants au final dans chaque entreprise ? Quid des prérogatives légales aujourd’hui exercées par le CHSCT ? Le Medef est vent debout sur ces points depuis des années, et on ne sait pas où on va aboutir exactement. »
La lecture du projet de loi laisse entrevoir d’autres reculs potentiels. Il indique par exemple que « les obligations de l’employeur en matière de reclassement pour inaptitude », qui concernent notamment l’obligation de proposer des nouveaux postes à un travailleur devenu handicapé, pourront être modifiées. Et les « modalités » pour contester un « avis d’inaptitude » prononcé par la médecine du travail pourront être toilettées. Mais dans quel sens ? Même interrogation sur les mesures de consultation et d’accompagnement des salariés concernant « les dispositifs de mobilité volontaires »…qui concernent notamment les plans de départ volontaires, un sujet pas franchement anodin.
La question se pose plus encore sur le travail de nuit. Le gouvernement entend imposer que les accords collectifs autorisant le travail de nuit bénéficient « d’un régime de présomption de conformité à la loi », sous le contrôle du juge. Dans quel but exactement ? Sur ce point comme sur les autres, patronat et syndicats espèrent chacun que leur interprétation ou leurs intérêts feront pencher la balance dans le sens qui leur convient le mieux. Au vu du déroulé des événements depuis le début du quinquennat Macron, on peut sans doute deviner quel camp remportera le bras de fer.