Emmanuel Macron a décidément une dent contre les prud’hommes. Parmi les mesures emblématiques de la réforme du code du travail qu’il pousse son gouvernement à adopter séance tenante, figurent en bonne place le plafonnement et la barémisation des dommages et intérêts que les conseils des prud’hommes peuvent accorder lorsqu’ils jugent qu’un licenciement est abusif. Cette mesure sera l’un des symboles de la loi sur le travail, saison 2, et devrait concentrer une bonne partie des polémiques autour du débat parlementaire qui s’est ouvert ce lundi 10 juillet. Mais qui l’a compris ? Ce n’est pas la première fois que, sous la tutelle d'Emmanuel Macron, une mesure est prise qui aboutit à restreindre le pouvoir des prud’hommes, ces juridictions que les représentants du patronat présentent quasi unanimement comme une nuisance potentielle.
L’année suivante, toujours à Bercy, Emmanuel Macron a de nouveau tenté de faire passer le principe, dans la loi sur le travail défendue par El Khomri. Un pas de plus était franchi : le barème devenait obligatoire, et très restrictif, alignant tous les seuils sur des montants très faibles, destinés aux petites entreprises dans la loi précédente. Mais craignant de s’ajouter une épine dans le pied en pleins mois de manifestations, François Hollande et Manuel Valls avaient finalement désavoué leur ministre, optant pour un barème purement indicatif. Les seuils d’indemnisation conseillés, publiés seulement fin 2016, se sont révélés plus généreux que ceux que le ministre souhaitait initialement. La nouvelle réglementation ne date donc que de six mois et il va sans dire, comme Mediapart l’a déjà pointé, que la réforme voulue par Macron se fera donc sans que personne ne soit capable de tirer un vrai bilan des règles actuelles, tout juste stabilisées.
Aujourd’hui, le gouvernement avance deux raisons pour justifier sa réforme. Il s’agirait d’abord d’en terminer avec
« l’imprévisibilité » des décisions des prud’hommes à propos des indemnités à accorder à un salarié licencié abusivement. La ministre du travail Muriel Pénicaud a affirmé à plusieurs reprises que
« l’insécurité juridique »serait
« un frein à l’emploi et un frein à l’initiative » pour les entreprises, qui craindraient de vivre sous l’épée de Damoclès d’un jugement potentiellement sévère. La ministre assure aussi que les indemnités accordées seraient inéquitables, car pouvant fortement varier pour des contentieux qui se ressemblent fortement. La réforme permettrait, assure le gouvernement
dans l’étude d’impact du texte, de
« lever les freins au recrutement, en accroissant la prévisibilité des décisions rendues et en sécurisant les entreprises, notamment les TPE-PME, au regard des risques liés à la rupture du contrat de travail ».
Le problème, c’est qu’aucune étude sérieuse n’a pu établir que les prud’hommes, et le montant des indemnités qu’ils accordent, étaient vraiment des « freins au recrutement ». Au contraire, même. Dans une toute récente étude, dont Mediapart s’est déjà fait l’écho, l’Insee a résumé les positions des chefs d’entreprise qu’elle interroge très régulièrement. Il apparaît que ceux qui estiment qu’il y a des barrières à l’embauche en France ne dirigent que 48 % des salariés du pays, et que même parmi eux, les risques juridiques du licenciement et les coûts qui y sont liés n’arrivent qu’en quatrième et cinquième positions des motifs cités (ils sont nommés par des entreprises employant respectivement 14 % et 10 % des salariés). Loin derrière l’incertitude de la situation économique (28 %), l’absence de main-d’œuvre compétente (27 %) et les cotisations sociales jugées trop élevées (18 %)…
« C’est un peu désespérant. Les statistiques et les études sont moins puissantes que les récits et les anecdotes qui circulent. Quand Emmanuel Macron dit que les PME ont peur d’embaucher, il est au niveau de l’anecdote. Aucun chiffre sérieux ne valide cette idée. Quand on descend dans les faits, cela ne tient pas », estime Sebastian Schulze-Marmeling. Chercheur associé au Centre d’études de l’emploi, spécialiste du conflit au travail, il a réalisé une étude en 2014 qui montre que les prud’hommes ne sont pas un frein à l’embauche. Il a établi qu’en France, on constate plutôt une grande stabilité du nombre de saisines entre la fin des années 1970 et le milieu des années 2010, et que le taux de recours à cette instance en France était bien en dessous de la moyenne européenne (lire ici l’interview où il détaille ses conclusions).
« Depuis trois ans, ce sujet n’a fait que monter, et atteint désormais le discours politique à la tête de l’État, note Sebastian Schulze-Marmeling. Il y a peut-être des abus aux prud’hommes, comme partout, mais aucune statistique n’existe sur le sujet. Et bien que les audiences soient publiques, les récits de décisions favorisant exagérément les salariés n’émergent pas. » Le chercheur rappelle également que l’on trouve facilement des abus dans l’emploi des CDD de la part d’entreprises. « Et pourtant, ce n’est pas pour ça qu’on trouve un seul membre du gouvernement qui propose de supprimer le recours aux CDD », souligne-t-il pour mieux critiquer la position politique du gouvernement. Quant à l’argument de Muriel Pénicaud et du premier ministre Édouard Philippe selon lequel il est anormal que des décisions judiciaires ne soient pas les mêmes pour des cas proches, cela ne l’émeut guère : « Justement, cette incertitude joue un rôle. La justice n’est pas là pour mettre une étiquette disant combien cela coûte de violer la loi en licenciant un salarié de façon abusive… » C’est pourtant l’objectif affiché du gouvernement.
Sur quelles bases travaille donc l’exécutif ? Comment évalue-t-il l’échelle des condamnations prononcées par les prud’hommes pour affirmer, comme vient de le faire Muriel Pénicaud dans l’hémicycle, qu’une situation similaire entre deux salariés pouvait déboucher sur une indemnisation allant « de un à cinq » ? En fait, une seule étude sérieuse a été réalisée. En 2015, le ministère de la justice a fait étudier un échantillon de quelque 400 arrêts rendus en appel, jusqu’en octobre 2014. Elle concluait que les dédommagements liés à l’absence de cause réelle et sérieuse de licenciement s’élevaient en moyenne à un peu plus de 24 000 euros et étaient supérieurs à 29 000 euros dans un quart des décisions. En intégrant tous les coûts de la rupture du contrat de travail (indemnités légales de licenciement, salaires ou heures supplémentaires impayés), la somme moyenne atteint 40 000 euros. Mais les variations sont très fortes, s’étageant de 1 225 à 350 000 euros.
Et puis, au fond, cette étude sur 400 cas peut difficilement prétendre être représentative : à cette époque, plus de 180 000 cas étaient jugés tous les ans, et 80 % d’entre eux donnaient lieu à un appel. Qui plus est, cette étude n’est pas publique. Mais un article détaillé en a dévoilé le contenu l’an dernier dans La Revue du droit du travail. Il est signé par Évelyne Serverin, directrice de recherche émérite au CNRS, membre du Conseil supérieur de la magistrature et l’une des meilleures spécialistes des prud’hommes, et il est disponible sous l’onglet Prolonger de cet article.
De fait, à l’image d’une bonne partie de cette loi sur le travail, saison 2, la réforme des prud’hommes répond à une vieille doléance patronale. Les chefs d’entreprise rêvent de pouvoir provisionner par avance le coût d’un licenciement potentiellement illégal. Et pour appuyer leurs demandes, ils n’hésitent pas à relayer les cas qu’ils ont repérés au fil du temps et qui ont mis en difficulté une entreprise, souvent de petite taille. Et puisque l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, le vice-président de la CPME, Jean-Michel Pottier, décrit inlassablement depuis plusieurs années un cas concernant la petite entreprise de textile qu’il dirige.
Il a encore raconté sa mésaventure ce lundi sur France Info, comme il l’avait faitdevant la commission des affaires sociales de l’Assemblée, le 30 mars 2016
Il explique qu’il a perdu aux prud’hommes après avoir licencié un salarié lui ayant
« prélevé » du tissu. Bien que la cour d’appel de Douai ait reconnu la faute du salarié, elle a estimé que le licenciement n’était pas une sanction adaptée, et a condamné l’entreprise à lui payer 40 000 euros de dommages et intérêts. Résultat, assure le représentant patronal, il a dû mettre de son argent personnel dans la trésorerie de son entreprise, pour lui permettre de passer ce cap difficile. Devant l’Assemblée, il a assuré que le
« pouvoir d’appréciation » des juges
« peut conduire à des situations catastrophiques pour l'emploi et pour l'entreprise ».
Mais la chercheuse Évelyne Serverin a un autre regard sur ce cas présenté comme emblématique. Dans son article, elle en donne une version plus nuancée, après avoir lu l’arrêt de la cour d’appel : « La faute de la salariée consistait à avoir réalisé un travail personnel (un tablier), avec des chutes de tissu et dans le temps de travail. Or, selon les termes mêmes de la lettre de licenciement, il existait une “tolérance” à l'égard de l'utilisation des machines à coudre pour des travaux personnels pendant les périodes de pause, y compris en utilisant des chutes de coupe non valorisables. » Ce que la justice a retenu contre cette salariée, 26 ans d’ancienneté, est qu’elle a confectionné ce tablier pendant ses heures de travail, et non de pause. Pas de quoi valoir un licenciement.« Qu'un employeur puisse se présenter comme une victime dans une telle affaire, et recevoir une écoute complaisante, en dit long sur l'état d'avancement du processus de délégitimation de la justice du travail », assène l’auteure.
L’article d’Évelyne Serverin est aussi, et surtout, intéressant parce qu’il se penche sur le nerf de la guerre : l’argent. Il compare les sommes accordées par les cours d’appel, telles qu’elles ont été recensées par la Chancellerie sur 400 décisions, au barème qu’Emmanuel Macron avait tenté d’imposer dans la loi sur le travail avant de se faire désavouer par l’Élysée et Matignon. Une échelle qu’il est pertinent de considérer, puisque nul ne sait pour l’instant à quel niveau sera fixé le nouveau barème 2017, institué par les ordonnances. Or, l’article « met en évidence la tendance à l'écrêtage des indemnisations, limitant la compensation des dommages subis par les salariés les plus anciens dans l'entreprise ».
Le barème, tel que l’avait pensé l’alors ministre de l’économie en 2016, plafonnait les dommages et intérêts versés à 12 mois de salaire pour une ancienneté de 10 à 20 ans, et à 15 mois pour plus de 20 ans de présence dans l’entreprise. Si l’on s’en tient aux moyennes constatées par la Chancellerie sur son échantillon restreint, les plafonds proposés correspondent à peu près aux sommes accordées par la justice. Mais il y a un nombre substantiel de décisions qui accordaient aussi beaucoup plus, au-delà de deux ans de salaire. Or, constate la chercheuse, la proportion des salariés ayant obtenu plus de deux ans de salaire « s'accroît en fonction de l'ancienneté : c'est le cas d'un cinquième des salariés dans la tranche des 10 à 15 ans, d'un quart dans celle des 15 à 20 ans, et de la moitié dans celle des plus de 20 ans ».
Conclusion, « ce sont les droits des salariés les plus anciens qui étaient les plus menacés par l'avant-projet de loi travail », avec de très sérieuses conséquences, car « la part des salariés âgés demandeurs aux prud'hommes n'a cessé de croître entre 2004 et 2013 : la fraction des plus de 50 ans est passée de 21 % à 34 %, et celle des plus de 60 ans de 2 % à 10 % ». Et donc, « un plafonnement à des niveaux aussi bas que celui qui avait été envisagé par le projet de loi travail était porteur d'un risque réel de faciliter le licenciement des salariés les plus anciens, venant grossir la population des demandeurs d'emploi de longue durée ».
Cette catégorie de la population ne sera sans doute pas davantage protégée par la future barémisation. Mais il faut considérer l’intérêt que pourrait y trouver, ou non, une autre catégorie d’acteurs, les petites entreprises. Car tous les conseillers siégeant aux prud’hommes donnent une explication simple sur la grande disparité des indemnités accordées selon les cas : lorsqu’il s’agit de prendre leur décision, les conseillers, qui sont répartis à égalité entre représentants des employeurs et des salariés, prennent largement en compte la taille et la santé de l’entreprise. Dans une étude publiée par le site The Conversation, Thierry Kirat, directeur de recherche au CNRS, a justement étudié 83 décisions prud’homales selon cet axe. Il a établi que lorsque l’employeur est une TPE ou une PME, le conseil donne tort au salarié dans 43 % des cas, contre 31 % des cas pour les grandes entreprises. Et lorsqu’une réparation financière est accordée, son montant moyen est de 8 000 euros pour les petites entreprises, soit quatre fois moins que pour les grandes…
« Les juges ne sont pas des enfants. Si un licenciement est jugé sans cause réelle et sérieuse, c’est qu’il y a un abus, et c'est uniquement cet abus qui est sanctionné par le conseil des prud’hommes, qui doit rester maître de ses décisions, rappelle Emmanuel Boutterin, un des responsables de l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire (Udes), conseiller prud'homal à Digne-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence) et membre du Conseil supérieur de la prud’homie. Chaque cas est pesé raisonnablement par le juge, en fonction de multiples critères. Un plancher, par exemple, pourrait être contre-productif dans le cas de petites entreprises, qui vont plutôt souffrir d'une barémisation. »
Emmanuel Boutterin indique que l’Udes « n’est pas opposée en soi à la barémisation, notamment à cause des chiffres surréalistes qui peuvent être atteints dans la section encadrement », mais estime qu’une telle réforme « ne va pas au bout du raisonnement » :« Si on veut vraiment sécuriser les entreprises, on peut, pourquoi pas, travailler sur une meilleure définition des causes réelles et sérieuses du licenciement ? Pourquoi ne pas barémiser les parachutes dorés et les soumettre au juge ? Mais l’affaiblissement du pouvoir du juge, cela ne peut pas être positif. » Une opinion qui sera partagée par une grande majorité des conseillers prud’homaux, tout comme des syndicats, mais qui a peu de chances de convaincre dans les rangs de La République en marche.