Un après-midi très riche avec Michel Warschawki et M. Saliman Eherfi, ambassadeur de Palestine et représentant de l'autorité palestinienne en France. Jean-Pierre Jeudy de l'AFPS centre-Finistère, ancien maire de Carhaix, avait introduit la réunion.
A la suite de quoi Michel Warschawki a pris la parole en disant des choses très fortes sur la lutte palestinienne de décolonisation. En substance:
"Un Etat, deux Etats, je ne veux pas rentrer dans ce débat. C'est une question qui me fâche. Une question de supermarché. Nous ne sommes pas à l'heure des choix de préférence entre des solutions. Nous sommes en plein dans le problème, dans le conflit. La question, c'est que faire? Comment s'organiser? Comment lutter? Quelle stratégie définir pour créer un rapport de force. La clef ne peut venir que de la résistance palestinienne et du soutien qu'elle reçoit dans un vaste mouvement de solidarité à travers le monde, qu'il faut amplifier car la plupart des Etats laisse Israël bafouer les droits collectifs et individuels des Israéliens en toute impunité. Je me souviens de la guerre d'Algérie. J'étais adolescent en France à l'époque car je ne suis parti qu'à quinze ans en Israël. Je me souviens des débats passionnés et finalement peu intéressants sur les moyens de mettre fin au conflit: nationalité aux Algériens, départementalisation. Exercice intellectuel pas particulièrement constructif et intéressant tant que la question du soutien concret ne se posait pas concrètement. L'indépendance est finalement apparue comme la seule perspective possible et crédible à un de Gaulle qui prenait acte du rapport de force sur le terrain et qui a su négocier des conditions de retrait préservant les intérêts français. J'ai l'intime conviction que le rapport de force changera quand le mouvement national palestinien sera suffisamment puissant pour imposer ses solutions. Alors la "bonne solution technique" s'imposera d'elle-même. On peut tout imaginer sur le papier, quand on est dans le rêve, on peut rêver de n'importe quoi.
Ce qui me préoccupe, c'est qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui pour changer le rapport de force. Quelle stratégie?
Dans les années 70 et au début des années 1980, les Palestiniens ont saisi une "fenêtre d'opportunité" comme disent les négociateurs américains en acceptant un compromis injuste, douloureux, qui pouvait produire une accalmie et une première reconnaissance de l'identité nationale de leur peuple. Ils ont accepté sur le court terme de faire l'impasse sur la question essentielle de la libération palestinienne, à savoir le retour des réfugiés. L'Etat d'Israël contrôlerait 70% du territoire de la Palestine historique, l'Etat palestinien, 30%. C'était un compromis historique qui permettait à la nouvelle génération palestinienne de sortir d'un cycle de violence. De revenir à une sorte de normalité en allant dans le sens d'un dépassement du conflit. Seulement après Camp David Ehud Barak a cassé ce processus en parlant des propositions généreuses des israéliens qui auraient été refusés par l'intransigeance irresponsable d'Arafat. En réalité, que des mensonges... Il n'y avait pas de propositions israéliennes, encore moins généreuses. Ehud Barak a reconnu lui-même qu'il avait menti. Une fois cette fenêtre d'opportunité fermée, certains disent que la situation devient irréversible pour condamner l'hypothèse des deux Etats: vu le nombre de colons, l'intégration économique, ...etc, on ne pourrait plus revenir en arrière.
En réalité, aucune situation n'est irréversible. Tout est réversible, l'Empire soviétique, le Reich de mille ans, le colonialisme, l'Algérie française. La situation ne devient irréversible car les victimes croient qu'ils ne peuvent plus changer le cours des choses. Il en a été ainsi des palestiniens de Galilée, territoire palestinien dans le partage de l'ONU en 1947, annexé militairement, illégalement, qui finalement se disent que la Galilée est israélienne pour longtemps et qu'ils n'ont pas d'autre choix qu'accepter d'intégrer la société israélienne en revendiquant des droits égaux dans les années 53-56. Tournant qui va d'une revendication territoriale à une revendication d'égalité des droits. La revendication de l'indépendance, de la sécession est oubliée. En Cisjordanie, les palestiniens se projettent toujours vers une fin de l'occupation. L'immense majorité, la quasi totalité des Palestiniens se projettent vers un Etat palestinien indépendant. Sortez de nos vies! Donnez des droits à nos frères palestiniens israéliens! Alors on accepte la partition et on arrête le combat.
L'intelligence politique de Yasser Arafat a été de prendre en considération le concept de temps en politique, de distinguer les objectifs de temps court, de temps moyen et de temps long. Quand on pratique la discordance des temps en politique, on fait du n'importe quoi. Oui notre droit de peuple palestinien sur la terre de la patrie est inconditionnel. Mais pour réaliser cette libération, pour démonter le régime d'apartheid d'Israël, ça prendra des générations. Par contre, dans la conjoncture internationale immédiate, on peut obtenir un compromis injuste mais porteur d'un avenir sur le temps court. Une période de stabilisation, de paix relative garantie à la population palestinienne.
Le problème pour le peuple palestinien, c'est que cette solution a été pensée dans l'ère de la décolonisation. Yitshak Rabin pensait lui-même en terme de décolonisation, il avait conscience de l'aberration historique des colonies israéliennes en territoire occupé militairement. Ce qu'ils n'avaient pas compris, c'est qu'on entrait dans une période de recolonisation du monde. Ouverte notamment par la guerre globale préventive de George W. Bush. La seule fois où j'ai rencontré Arafat, il était assiégé, prisonnier, considéré comme un terroriste à éliminer, à la Muqata, très affaibli, blanc de peau, tremblant. Pendant la rencontre, à laquelle il laissait participer ses conseillers, il disait, consterné "Et pourtant j'ai fait la paix des braves avec mon ennemi Yitshak Rabin". "J'ai accompli ma part dans ce qu'on m'a demandé, plus que ma part. Pourquoi j'en suis là, abandonné de tous..." Sauf de la France de Chirac qui lui a sans doute sauvé la vie à cette époque. Non, il n'avait pas "mérité" ça... C'est le monde qui avait basculé. On est dans la recolonisation. Dans la reconquête de tous les acquis matériels, symboliques des peuples dominés. Vous êtes redevenu un prisonnier, plus un chef d'Etat, c'est le monde qui a basculé. Ce basculement impose au peuple palestinien, à sa direction politique, de réévaluer la stratégie, le facteur temps.
Mais le peuple palestinien est un peuple extrêmement politique, intelligent. Ils n'avaient pas le choix.
Qu'est-ce qu'on fait maintenant? Je n'aurai pas l'arrogance de dire aux Palestiniens ce qu'ils doivent faire. D'ailleurs, je ne sais pas. C'est à eux de trouver les formes de lutte qui leur conviennent, qu'ils peuvent assumer dans un rapport de force plus que compliqué.
L'ordre géopolitique installé depuis 100 ans par la chute de l'empire ottoman et le partage colonial du monde arabe par les occidentaux s'écroulent; l'Irak, la Syrie, les anciens Etats n'existent plus. Tout le Proche et Moyen-Orient est plongé dans le chaos, la violence. La Palestine n'est plus au centre des préoccupations du mouvement populaire arabe, et encore moins des pouvoirs étatiques, mais si ça reste un symbole fort de l'injustice et du combat de libération dans le coeur de tout le monde, pour tous les peuples. Au bout du monde, même au Brésil, la Palestine est le symbole des résistances jusqu'à aujourd'hui.
Quelles perspectives aujourd'hui pour les Palestiniens? J'aurais plutôt envie de poser la question: quelles sont vos tâches à vous, citoyens du monde engagés, citoyens du monde pour qui la question du droit et de la justice sont importants. BDS: vous voulez faire quelque chose pour la Palestine, c'est BDS, Boycott, Désinvestissement, Sanctions sur Israël. Il faut sortir Israël de la culture de l'impunité, comme on le prônait avec l'Espagne de Franco, la Grèce des colonels, l'Afrique du sud de l'apartheid. Le mot important, c'est "sanctions internationales". C'est parce que la communauté internationale est complice et lâche, qu'il n'y a aucune sanction, aucune pression internationale véritable que c'est à la société civile des'investir pour faire pression sur ses élus afin que les Etats prennent des mesures.
Je suis surpris par les premiers succès de la campagne BDS. On a commencé par appeler à boycotter les oranges dans les supermarchés, maintenant c'est Orange qui remet en cause ses partenariats avec la grosse entreprise israélienne des télécom. Même si Valls l'a obligé à faire volte-face. La compagnie des eaux hollandaise a rompu aussi le contrat avec l'entreprise israélienne qui volait l'eau des palestiniens. Ce sont des initiatives qui font pression sur Israël. Il faut qu'ils comprennent qu'ils doivent cesser de se comporter en "Etat voyou", qu'ils doivent comme les autres respecter le droit international, les droits individuels et collectifs du peuple palestinien.
On a besoin de victoires dans nos combats. Pour avancer, il faut des succès de temps à autre pour ne pas désespérer, la campagne BDS en offre qui doivent nous amener à amplifier la mobilisation".
L'ambassadeur de Palestine Saliman Eherfi, après avoir salué le courage de militants progressistes anti-colonialistes israéliens comme Michel Warschawki qui font face à une politique fasciste, raciste et anti-démocratique à leur égard, la société israélienne ayant été largement kidnappée par l'extrémisme religieux et colonial, a ensuite pris la parole dans un discours commençant par revenir aux racines occidentales et coloniales de l'Etat d'Israël, avec des arabes largement trompés par les vainqueurs de l'Empire Ottoman, les Anglais surtout. Il a rappelé que les juifs vivaient auparavant en paix avec les arabes chrétiens et musulmans. Que la discorde et le conflit sont le produit de l'impérialisme britannique et du colonialisme. Les forces coloniales ont décidé de partager la région, avec les accords secrets franco-britanniques Sikes-Picot en 1916, puis la déclaration Balfour. Après 100 ans, on voudrait créer un autre partage eh faisant voler en éclat les Etats nationaux issus de la colonisation, et en exerçant une nouvelle tutelle impériale par la guerre. Saliman Eherfi qui a été diplomate et conseiller d'Arafat, ambassadeur en Afrique du Sud auprès de Mandela est revenu sur les conditions des premiers pourparlers du mouvement de libération palestinien avec les Etats-Unis, Israël alors qu'au départ on ne les reconnaissait pas comme interlocuteurs. Il a décrit le rôle des Américains. Leur cynisme quand ils recommandent à l'Irak d'envahir le Koweït avant de leur tomber dessus pour faire chuter les prix du pétrole. Il a dit la difficulté pour les Palestiniens de se retrouver seul avec le meilleur ami des Américains comme ennemi ou adversaire sans l'appui de l'URSS et des chinois par le collapse de l'URSS. Il a expliqué comment les Palestiniens ont dû sans cesse avancer sur un sol désertique mouvementé, ou un champ de mines, où la moindre erreur était fatale, il a décrit le rôle des américains, des israéliens dans l'essor de l'islamisme et le rôle de l'élimination des cadres de l'OLP par Israël après la militarisation partielle de la seconde Intifada dans les nouvelles possibilités d'accès au pouvoir offertes par le Hamas. Il a parlé de la difficulté et des contraintes d'extrême prudence pour les Palestiniens confrontés à un environnement hostile et un Etat qui attend la moindre erreur au tournant. Lui aussi croit que la mobilisation internationale de la société civile peut être décisive.
Michel Warschawki et Saliman Eherfi ont ensuite répondu à de nombreuses questions sur le boycott d'Israël en tant qu'entité coloniale , "l'islamisation supposée de la résistance" palestinienne, les perspectives de lutte en interne, la dérive raciste et fasciste de la société et de la vie politique israélienne, reconnue par des gens comme Abraham Burg ou l'historien Zeev Sternhell qui ne vient pas de l'extrême gauche, et qui se traduit notamment par des projets de destitution de députés arabes israéliens du simple fait que leurs opinions ne conviennent pas, mais aussi sur l'impact des révolutions arabes, les possibilités que la jeunesse palestinienne se livre par désespoir et sentiment de n'avoir rien à perdre en l'absence de perspectives et dans l'humiliation quotidienne de l'occupation militaire et de la colonisation à des gestes de lutte suicidaires ou très périlleux. Le débat ne s'est pas développé trop longuement car les intervenants avaient été déjà très diserts et l'ambassadeur de Palestine avait son avion à prendre en début de soirée pour rentrer à Paris.
Amenant beaucoup d'émotion en fin d'après-midi, Claude Couamme a lu un très poignant poème de Michel Muller, poète et auteur de chansons suisse, sur les bombardements de Gaza, et interprété magnifiquement, et de manière très sensible avec sa belle voix, une de ses chansons "Palestine".
Ismaël Dupont
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