L'État va exercer son droit de préemption pour prendre le contrôle de STX France, qui exploite les chantiers navals de Saint-Nazaire. Une décision « temporaire » qui ne change pas fondamentalement la politique libérale du gouvernement.
Le gouvernement français a décidé ce jeudi 27 juillet d’exercer son droit de préemption sur les deux tiers du capital de la société STX France, qui exploite les chantiers navals de Saint-Nazaire, et qu’il ne détient pas encore. Samedi, l’État dépensera 79,5 millions d’euros pour détenir 100 % de ce groupe. Une nationalisation « temporaire », a indiqué le ministre de l’économie et des finances Bruno Le Maire, qui a précisé que « les chantiers navals de Saint-Nazaire n’ont pas vocation à rester sous le contrôle de l’État ».
L’option privilégiée par Bruno Le Maire reste officiellement la poursuite des négociations avec le repreneur désigné en janvier par le tribunal de commerce de Séoul (STX est un groupe sud-coréen), le groupe italien public Fincantieri. Le gouvernement français a proposé un partage à égalité du capital entre Français et Italiens, ce que Rome refuse, pour l’instant. « Nous continuerons de négocier sur cette base », a affirmé le ministre français. « Je me rendrai à cette fin à Rome la semaine prochaine pour discuter avec Pier Carlo Padoan, ministre de l’économie et des finances, et Carlo Calenda, le ministre du développement économique », a-t-il ajouté.
Et si ces négociations n’aboutissent pas ? Un nouveau tour de table est-il envisageable ? En mars, Le Monde évoquait déjà cette option avec la possibilité d’un tour de table impliquant deux des principaux croisiéristes mondiaux – et donc clients de STX France –, l’italien MSC et l’américano-norvégien Royal Caribbean, ainsi que les salariés, la direction et le groupe de défense public français DCNS. Pour le moment, l’option n’est pas évoquée officiellement, mais en cas d’impasse dans les discussions entre Rome et Paris, elle pourrait revenir sur la table…
Cette décision française est la conséquence de l’impossibilité de Paris et Rome de trouver un terrain d’entente sur l’avenir de l’entreprise qui devait tomber, à la fin de l’exercice du droit de préemption le 28 juillet, dans l’escarcelle du groupe italien public Fincantieri. Ce dernier avait en effet été désigné repreneur des activités françaises du groupe sud-coréen en difficulté STX par un tribunal de commerce de Séoul en janvier.
D’emblée, cette décision avait inquiété le gouvernement français, les syndicats et les élus locaux. La crainte était que Fincantieri, à la différence de STX, ne se comporte comme un prédateur en transférant commandes, savoir-faire et sous-traitance en Italie, voire en Chine où Fincantieri vient de nouer des partenariats. L’industrie des chantiers navals est très cyclique. En cas de retournement de cycle, les autorités françaises et les syndicats craignaient que, dans le groupe Fincantieri, le site français ne soit traité comme un site de seconde zone. Or le site assure directement ou indirectement l’existence de 7 000 emplois dans la région.
Le gouvernement de Bernard Cazeneuve a donc tenté de négocier avec Fincatieri et est parvenu à un accord le 7 avril pour limiter le pouvoir des Italiens : Fincantieri prendrait 48 % des chantiers navals de Saint-Nazaire, mais les Italiens s’assureraient d’une courte majorité grâce à l’entrée au capital de la fondation de la Caisse d’épargne de Trieste (CRT) à hauteur de 7 %. Cette fondation est présentée comme une structure « neutre » et « philanthropique », mais beaucoup y ont vu le « faux nez » de Fincantieri dont elle est actionnaire et, comme elle, triestine.
Et de fait, lors de son arrivée au pouvoir, Emmanuel Macron a balayé cet accord et rouvert les négociations à la mi-juin, chargeant Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, de trouver un accord avec Rome sur la base d’un partage égal à 50 % entre Français et Italiens. Mais le gouvernement transalpin n’en a jamais voulu entendre parler et a toujours réclamé la majorité du capital et le contrôle du conseil d’administration. La nationalisation des chantiers navals est la reconnaissance de l’échec d’un compromis entre Rome et Paris sur le sujet. Même si Bruno Le Maire affirme vouloir poursuivre les négociations.
Cette décision dessine indiscutablement un nouveau trait de la vision économique d’Emmanuel Macron. Alors qu’il s’oriente sur le plan économique vers une vision centrée sur les équilibres budgétaires et la compétitivité externe, il engage donc son mandat non pas sur une privatisation, mais bien sur une nationalisation. Cet apparent paradoxe s’explique d’abord par l’enjeu économique et politique de l’affaire.
Les chantiers navals de Saint-Nazaire représentent un enjeu crucial pour l’industrie française et pour le solde commercial du pays. C’est un groupe qui fonctionne bien, qui fait vivre un bassin d’emploi et qui dispose d’une avance technologique. La situation est telle qu’il n’est pas possible de prendre le risque d’un « siphonnage » de cette entreprise qui se porte bien et d’une perte de substance d’une industrie où la France dispose effectivement d’un savoir-faire reconnu. Il y a là un enjeu d’intérêt national qui vaut sans doute l’oubli de certains principes.
Autre enjeu de poids, l’élément stratégique de ces chantiers navals, les seuls à pouvoir construire de grandes coques pour les navires militaires. Dans un contexte de forte concurrence des industries de la défense, notamment avec les Italiens qui viennent de remporter un succès au Qatar, et alors que les tensions avec les militaires sont encore fortes, l’Élysée ne pouvait laisser Fincantieri, donc l’État italien, contrôler un équipement très sensible pour l’industrie de l’armement.
Cet oubli de certains principes était d’autant plus nécessaire que les Chantiers de Saint-Nazaire ont un poids symbolique considérable pour le président de la République. C’est là qu’il s’est rendu pour son premier déplacement en province et il y a fait un hommage appuyé à l’accord d’entreprise de 2014 dans le cadre duquel les salariés ont renoncé à plusieurs avantages. Les chantiers navals sont alors devenus le symbole de l’efficacité de ces accords d’entreprises et, partant, de la nouvelle loi travail et des « réformes ». Prendre le risque de voir péricliter cette société, mais aussi de mécontenter des syndicats locaux acquis au président, était prendre le risque de voir disparaître un « modèle » des « Macronomics », de la vision économique d’Emmanuel Macron. Alors que les premiers nuages se pressent à l’horizon, l’option n’était pas possible. Et là encore, l’enjeu valait certainement une nationalisation temporaire.
Un accroc au libéralisme ?
Sans doute est-il intéressant de noter que le « libéral » Macron ne s’interdit donc pas d’avoir recours à l’arme de la nationalisation pour contrer un rachat étranger. Mais il faut évidemment immédiatement en préciser l’usage : il ne s’agit pas de placer une entreprise sous la gestion publique, mais bien plutôt de pouvoir choisir l’actionnariat d’un groupe que l’on juge vital. C’est une gestion autoritaire et protectionniste de l’économie, mais cette gestion, il convient de ne pas l’oublier, est marginale : elle s’effectue sur un groupe rentable, repris en vertu d’une décision de justice coréenne. Cette action n’induit donc pas a priori de « distorsion du marché », autrement dit d’allocation d’actifs non justifiée visant à sauvegarder un groupe destiné à la faillite. Si le scénario du Monde se confirme, les deux grands clients, Royal Caribbean et MSC, qui entreront au capital ne le feront pas sous la pression de l’État, mais de leur propre volonté. Ils le voulaient auparavant et c’est le refus de Fincantieri qui les a bloqués.
Bref, l’État joue là un rôle actif, mais il ne s’agit en aucun cas d’« étatisation » de l’économie. Tout simplement, STX France ne devient pas Fincantieri, contrôlé directement et durablement par le ministère italien de l’économie ! Cette nationalisation temporaire n’ouvre, par ailleurs, nullement la voie à une nouvelle forme de politique industrielle de l’État français. Une telle nationalisation temporaire dans un secteur stratégique n’ouvre pas la voie à d’autres. Pendant la campagne électorale, Emmanuel Macron avait ainsi déclaré aux ouvriers de l’usine Whirlpool d’Amiens : « Je ne viens pas vous dire que je vais nationaliser l’usine. » Le futur président refusait d’envisager que l’État s’implique dans un secteur non stratégique et avec la nécessité d’une stratégie économique. La nationalisation ne peut être employée, dans l’esprit de l’exécutif, que comme une forme de « portage » vers un ou plusieurs actionnaires souhaités. Et cela dans un secteur sensible. « Nous avons un seul objectif : défendre les intérêts stratégiques de la France », a indiqué Bruno Le Maire. Et, du reste, le locataire de Bercy s'est bien gardé d'utiliser le terme de « nationalisation ».
Reste que la mesure peut être considérée effectivement comme protectionniste. Certes, ce type de mesure est courant partout. L’Allemagne, toujours prompte à défendre le libre-échange, vient, par exemple, d’adopter une loi ciblée pour se protéger des investissements chinois. Emmanuel Macron lui-même, en 2014, lorsqu’il était ministre de l’économie, n’avait pas hésité à bloquer le rachat de Dailymotion par un groupe de Hong Kong, favorisant une reprise par Orange. Ici, le cas est cependant caractéristique : on a tout fait pour empêcher un investisseur italien de prendre le contrôle de STX France. Au moment où le gouvernement cherche à attirer les capitaux étrangers, l’affaire peut être gênante et faire mauvais effet.
Mais elle demeure circonstanciée : le secteur concerné est très particulier et, on l’a vu, sensible, compte tenu de l’enjeu de défense des chantiers, alors que le repreneur est un groupe d’État étranger. Surtout, l’État entend empêcher la formation d’un monopole européen et c’est, en théorie, pour cette raison qu’il a le soutien de MSC et de Royal Caribbean, deux groupes étrangers, comme l’avait indiqué au Monde, le président de MSC, Gianluigi Aponte. Par ailleurs, on peut aussi voir dans l’issue de cette affaire le fruit d’un duel italo-italien entre MSC et Fincantieri, ce qui rend l’aspect purement protectionniste moins évident. Si Fincantieri avait accepté l’entrée dans le capital des deux clients étrangers de STX France, la nationalisation n’aurait pas eu lieu.
Que l’on ne s’y trompe donc pas : Emmanuel Macron reste profondément libéral en économie, mais libéral comme peut l’être un président français sous la Ve République, disposant de « domaines réservés » et d’une certaine conception de l’intérêt de l’État… Mais on se tromperait fort en voyant ici une « inflexion » de la politique économique du gouvernement : rien dans ce processus ne remet en cause les grandes lignes de la politique du gouvernement qui ont été rappelées par Bruno Le Maire : « libérer l’économie française et la transformer en profondeur ».
Le ministre de l’économie et des finances a, du reste, précisé que des cessions d’actifs auront lieu pour financer un « fonds pour l’innovation de rupture ». Il y a donc fort à parier que cette nationalisation temporaire soit suivie d’une série de privatisations, définitives celles-là, pour remplir les caisses de l’État. Le chiffre de 10 milliards d’euros est évoqué, ainsi que la cession de quelques joyaux comme les Aéroports de Paris. Mercredi 26 juillet, BFM Business affirmait ainsi que le gouvernement préparait activement cette privatisation. Et sans doute faut-il voir dans cette démarche la réalité de la politique économique du gouvernement bien davantage que dans la nationalisation « technique » de Saint-Nazaire.
Cette décision est pourtant une brèche ouverte entre Paris et Rome. Le gouvernement démocrate de Paolo Gentiloni avait applaudi à l’élection d’Emmanuel Macron. Le ministre de l’économie et des finances transalpin, Pier Carlo Padoan, avait, dès après le premier tour de l’élection présidentielle, estimé qu’une « victoire » du fondateur d’En Marche! « aiderait l’Europe ». Il avait, par la suite, soutenu les projets de réformes de la zone euro du président français. Mais l’affaire STX a singulièrement rafraîchi les relations entre Rome et Paris. Pier Carlo Padoan a ainsi exprimé ouvertement ses « regrets » quant à la position du gouvernement français, tandis que Carlo Calenda, le ministre du développement industriel que l’on compare parfois de l’autre côté des Alpes à Emmanuel Macron, n’a pas caché sa déception générale concernant l’hôte de l’Élysée, précisément en raison de cette affaire STX France. « Ce n’est pas lui qui résoudra nos problèmes », a-t-il déclaré.
Cette affaire est particulièrement mal ressentie en Italie, où beaucoup d’entreprises françaises ont racheté des concurrents italiens, en raison de la méfiance qui règne vis-à-vis de Fincantieri. « Nous sommes des Italiens, des Européens, et il n’y a pas de raison que nous soyons moins bien traités que des Coréens », s’est révolté Giuseppe Bono, l’administrateur délégué de Fincantieri. À cela s’ajoutent les soupçons fréquemment cités en Italie autour de la présence en tant que secrétaire général de l’Élysée d’Alexis Kohler, ancien directeur financier de MSC, qui aurait pu agir sur l’affaire.
Cette arrogance du chef de l’État français est mal ressentie dans un pays où l’euroscepticisme monte et où le gouvernement peine à faire valoir, à quelques mois des élections politiques de février 2018, sa position proche de celle d’Emmanuel Macron sur l’avenir de la zone euro. Nul doute que cette affaire STX France comme les initiatives unilatérales de Paris sur la Libye rendront plus délicates les relations franco-italiennes. Or cette relation est cruciale pour Emmanuel Macron pour imposer ses réformes face à Angela Merkel. Le risque serait donc que pour sauver Saint-Nazaire, le président de la République affaiblisse sa position en Europe.