Grand marché transatlantique / Tafta :
pourquoi il faut se mobiliser
Il aura fallu des années de lutte et d’alertes du Front de Gauchepour que le sujet du Grand marché transatlantique quitte un peu le désert médiatique où il était cantonné. Pourtant, malgré ces alertes, malgré l’affaire Snowden, malgré une importante mobilisation - en France et en Europe - des citoyens, et la création de collectifs locaux « Stop Tafta » innombrables, les négociations entre la commission européenne et les USA se poursuivent. Le 5e « round » a débuté fin mai en Virginie. On sait qu’il porte notamment sur les droits de la propriété intellectuelle, la « cohérence réglementaire » et du marché du travail, l'accès aux marchés agricoles et les appellations d'origine contrôlée…
Abordé lors des Européennes, le sujet semble retomber dans un relatif anonymat qui sied apparemment à ses défenseurs. Il reparaît de temps à autres à la surface des eaux médiatiques et politiques en tant que moyen de pression. C’est ainsi qu’on l’a vu revenir au plus fort de la crise ukrainienne, où le représentant US au commerce, Mickael Froman, déclarait que « la crise en Ukraine et les tensions avec le Russie illustr(ai)ent la nécessité d’un renforcement substantiel des liens économiques entre USA et EU », ou encore récemment lorsque Laurent Fabius mettait l’accord dans la balance pour éviter une amende trop salée de la justice américaine contre BNP Paribas. Des signes clairs, s’il en fallait encore, qu’il ne s’agit pas d’un simple accord de libre-échange, mais d’un projet de marché unique et intégré aux enjeux géopolitiques majeurs.
Qu’est-ce que c’est ?
Le traité transatlantique (qu’on connaît parfois sous d’autre noms, voir l’encadré : « Dénominations ») est en préparation depuis une vingtaine d’années (voir l’encadré : « Historique »). Il s’agit de créer un vaste marché de 800 millions de personnes qui représenterait 50% de la richesse mondiale, et de définir ensemble des « normes mondiales » (article 7 du mandat de négociation). Le 13 février 2013, le Barack Obama, Herman Van Rompuy et José Manuel Barroso en lançaient officiellement les négociations sur la base d’un rapport qu’ils avaient commandé en 2011 à un « groupe de travail de haut niveau transatlantique ». Ce rapport fixe des objectifs « ambitieux » (sic.) concernant les domaines classiques de libéralisation, comme des « mesures d’accès au marché allant au-delà de ce que les Etats-Unis et l’UE ont accompli dans les accords commerciaux antérieurs ». Ces objectifs, dictés par des lobbies industriels et négociés à huis-clos, validés par les chefs d’état des 28 gouvernements et le parlement européen qui ont donné mandat à la commission pour les négocier en notre nom (voir l’encadré : « La procédure »), peuvent avoir des conséquences dramatiques sur la vie et le travail des peuples, et sur la capacité des autorités publiques à légiférer pour l’intérêt général.
Quatre grandes directions
En effet, s’il est vrai qu’il existe 1300 accords de libre-échange entre l’UE et le reste du monde, il s’agit ici d’un accord beaucoup plus vaste, impactant et contraignant, car il comporte quatre grandes directions, détaillées dans le mandat de négociation de 46 articles, qui chacune suscite de réelles inquiétudes :
1) Baisse voire suppression des barrières tarifaires(les droits de douanes). Certes, ces droits sont très faibles entre les USA et l’UE dans de nombreux secteurs, mais ce n’est pas le cas, par exemple, de l’agriculture. Concentration des exploitations, réduction du nombre d’actifs agricoles, fin de l’objectif d’instaurer des circuits courts entre producteurs et consommateurs, etc. : les conséquences, en Bretagne notamment, sont potentiellement dévastatrices.
2) Harmonisation des barrières non tarifaires : ce qu’on trouve dans la constitution d’un Etat, dans ses lois, ses décrets, règlements, sous forme de normes, par exemple alimentaires,phytosanitaires, techniques, sociales (temps de travail, salaires), environnementales… Droits de propriété intellectuelle, environnement, énergie, sécurité agro-alimentaire, transports, OGM : tout est potentiellement concerné.Le mandat évoque bien des garanties de respect des normes fondamentales dans certains secteurs, mais toujours au conditionnel. Et indépendamment même des résultats auxquels aboutiront ces négociations, l’idée de mettre cela sur la table de négociation sans consultation ni publicité préalable est, à bien des égards, choquante : que sont ces normes, sinon des choix de société, des règles du « vivre ensemble » mises en place par les citoyens, vialeurs représentants, sur le temps long ?
3) Mise en place d’un mécanisme de règlement des différends (SIDS) c’est-à-dire la possibilité pour les firmes d’attaquer un Etat (ou une municipalité ou toute autre collectivité) quand une décision qu’il prendrait porterait atteinte aux bénéfices (présents ou escomptés) de ladite firme. Un mécanisme d’arbitrage privé (du type de celui de l’affaire Tapie) pourrait condamner à des peines qui se fixent souvent en millions voire en milliards de dollars, une décision prise démocratiquement par un Etat ! Concrètement, trois « experts » se réunissent pour traiter le différend en question. Ils ne basent pas leur décision sur le droit des Etats, mais uniquement sur les principes fixés dans le traité qu’a ratifié l’Etat. Ils délibèrent en secret et il n’y a pas de procédure d’appel ! Trois exemples concrets des aberrations auxquelles cela peut aboutir : Vattenfall, entreprise suédoise qui possède deux centrales nucléaires, demande 3,5 milliards d’euros à l’Allemagne parce qu’elle a décidé de sortir du nucléaire ; l’entreprise Lone Pine poursuit le Canada et lui demande 350 millions de dollars car le Québec a pris une décision de moratoire sur l’exploitation du gaz de schiste par fracturation hydraulique ; plus près de nous, Véolia attaque le gouvernement égyptien pour avoir mis en place un salaire minimum… On ne compte pas moins de 500 procédures de ce genre en cours de règlement, et ce nombre augmente régulièrement.
4) Le principe de la convergence réglementaire. Répondant en cela aux vœux de Business Europe (le Medef européen) qui déclarait qu’il fallait un « accord vivant », le mandat de négociation prévoit la mise en place d’un Comité de suivi de l’accord chargé de continuer à négocier, une fois l’accord signé, une harmonisation des normes dans les secteurs où un accord n’aurait pas été trouvé (article 43). Le risque est grand dès lors que la question de l’exception culturelle, par exemple, exclue pour le moment des négociations, ne revienne par la fenêtre. Ou encore qu’on nous vende cet accord comme « équilibré » sous prétexte que les poulets au chlore, par exemple, en seraient exclus… provisoirement. Enfin, un « Mécanisme d’accord précoce » est prévu : il faudrait dès qu’une norme nouvelle est en préparation, demander aux gens concernés (concrètement, les lobbies industriels ou financiers) ce qu’ils en pensent par l’intermédiaire de ce comité de suivi. On imagine aisément la réponse qu’ils donneraient si la norme en question n’allait pas dans le sens de leurs intérêts.
Pourquoi ça nous concerne
- Parce que l’accord concernera « tous les niveaux de gouvernement ». Comme le rappellent les articles 4, 23, 24 et 45, l’Accord en négociation s’imposera aux municipalités et autres collectivités territoriales.
- Parce que les négociations d’harmonisation portent sur presque tous les domaines excepté les domaines dits régaliens (police, justice…), la production d’armes, et depuis peu la finance (les USA trouvant l’UE trop libérale dans ce domaine, l’a retiré des négociations en avril !) : droit de propriété intellectuelle, énergie, sécurité agro-alimentaire, transports, normes phytosanitaires, OGM, etc. En vertu du principe de la liste négative, tout ce qui n’est pas explicitement exclu des négociations est négociable.
La position du PS est inquiétante
Le Parti socialiste semble hésiter sur le sujet. Hier grands défenseurs du projet, la ligne majoritaire semble être désormais celle d’un « soutien sous conditions », selon les termes de Gwenegan Bui.Comment comprendre dès lors qu’exactement un mois plus tôt l’écrasante majorité des députés PS au parlement européen aient donné leur accord au mandat de négociation qui détaille précisément les objectifs cités plus haut ?Et pourquoi le PS a-t-il vidé de sa substance la résolution du Front de Gauche du 13 mai 2014 qui demandait la suspension de ces négociations tant que l’opacité régnerait ?
Par ailleurs, au vu de la manière dont le gouvernement actuel dirige le pays, en passant le plus souvent outre les oppositions, même celles émanant de ses propres rangs, on peut douter de sa volonté d’écouter les demandes de publicité et de débat portées par les opposants à ce projet. La nomination toute récente de Laurence Boone, chef économiste de Bank of America/ Merill Lynch, au poste de secrétaire général adjoint de l'Elysée chargée des questions économiques, laisse d’ailleurs peu d’illusions : l’exécutif soutiendra cet accord. Pour achever de s’en convaincre, on rappellera la stupéfiante déclaration de François Hollande lors de son voyage aux USA : « Nous avons tout à gagner à aller vite. Sinon, nous savons bien qu'il y aura une accumulation de peurs, de menaces, de crispations. » Une façon de tourner le dos à tout un pan de la société civile qui dénonce l'opacité des négociations. Pour le Front de Gauche comme pour bon nombre d'associations, il faudrait au contraire prendre davantage de temps, pour mener un débat serein sur ces questions lourdes de conséquences pour l'avenir.
L’avenir de la mobilisation
Des questions majeures subsistent : Les résultats des élections européennes permettront-elles une majorité de votes contre ce traité au Parlement Européen ? Les parlements nationaux seront-ils effectivement consultés lors de son éventuelle ratification ?
Théoriquement, la ratification de l’accord est prévue pour 2015. Certes, on ne sait pas encore ce qui sortira concrètement de ces négociations (le Canada a signé un accord de libre-échange équivalent avec l’UE il y a plus de six mois, et on n’en connaît toujours pas le contenu). Mais une chose est sûre : il faut continuer à mobiliser et à faire ce travail d’information que les tenants du projet nous refusent. C’est le sens du collectif morlaisien « Stop Tafta »créé en début d’année à l’initiative d’Attac ; c’est le sens aussi de la motion proposée par Ismaël Dupont au conseil municipal de Morlaix le 5 juin, et au conseil communautaire le 16 juin. Quatre régions, et des dizaines de collectivités, dont Grenoble est la dernière en date, ont pris la décision de se déclarer « zones hors Tafta », décision certes symbolique, mais essentielle pour montrer que face à ce projet inacceptable, il est urgent de résister.
Julien Kerguillec