Cet article de Michel Bonnard renvoie assez largement aux analyses de Philippe Menut dans le film "La Tourmente grecque, chronique d'un coup d'Etat".
Cela peut être discuté mais c'est un point de vue intéressant qui remet un certain nombre de repères en place.
Que nous apporte l’expérience de Syriza ?
dimanche 14 février 2016
La victoire de Syriza, le 25 janvier 2015, a apporté un grand espoir au peuple grec et à la gauche européenne antilibérale. Aujourd’hui, son échec amène déception et sentiment d’impuissance.
Revenons sur l’expérience de Syriza afin de dépasser ce revers et préparer un autre avenir en Europe. Pour cela il faut clarifier les relations et les contradictions qui ont existé, d’une part, entre le mouvement populaire, Syriza et le gouvernement Syriza-ANEL et, d’autre part, entre l’opposition féroce de l’Union européenne et le mouvement populaire, Syriza et le gouvernement Syriza-ANEL. Enfin, il est nécessaire de souligner les raisons qui ont mené à cet échec.
Relations entre le mouvement populaire, Syriza et le gouvernement
Le mouvement populaire a permis l’arrivée au pouvoir de Syriza. Les formations regroupées dans Syriza obtenaient 4,6% en 2009. Confronté à la politique d’austérité imposée par la troïka (1), le mouvement populaire a atteint sa puissance maximale entre 2010 et 2012. Pendant cette période, Syriza était totalement impliqué dans les luttes. Constitué en parti, il obtenait 16,8% aux législatives en mai 2012 et 26,9% en juin de la même année. Moins active, la mobilisation populaire s’est poursuivie jusqu’à la fin 2014.
Le 25 janvier 2015, Syriza arrivait au pouvoir, avec 36,3%, en s’alliant avec ANEL (2).
Dès le 4 février, la Banque Centrale Européenne refusait les titres grecs comme garantie pour le refinancement des banques. Le 5 février à Athènes, une manifestation spontanée apportait son soutien au gouvernement. Les 11 et 15 février, les manifestations de soutien se multipliaient.
Convaincu de pouvoir négocier avec l’Eurogroupe mais confronté à une opposition féroce des créanciers, le gouvernement Syriza acceptait les conditions de la troïka le 20 février pour participer à un nouveau cycle de négociations.
Le Comité central de Syriza s’opposa à 41% à ce premier “accord”, des députés de Syriza, dont Zoé Konstantopoulou, présidente du Parlement, des ministres, dont Panagiotis Lafazanis, des personnalités comme Manolis Glezos, s’y opposèrent également. C’est pourquoi le texte ne fut pas présenté au Parlement.
Après le 20 février, la mobilisation est retombée et la population restera suspendue au feuilleton des négociations prévues pour durer quatre mois. Un groupe extrêmement restreint au gouvernement les mène alors, sans l’appui d’une nouvelle mobilisation et sans débat public.
Durant cette période, le Comité central ne sera pas non plus impliqué dans les négociations.
Pourtant, pendant ce temps, les débats concernant la question de la dette, des rapports avec l’Eurogroupe et la troïka occupaient Syriza. Pour autant, la crainte de ne pas conserver le soutien populaire sorti des sondages (7 sur 10 Grecs faisaient confiance à Syriza) en suscitant un débat public sur cette question a bâillonné le parti dans son ensemble.
La Plateforme de gauche, à l’intérieur de Syriza, favorable à une cessation de paiement (actée dans le programme de Thessalonique) et à une sortie de l’euro n’impulsait pas plus un mouvement populaire, qui aurait pu peser sur le gouvernement et sur les négociations.
Fin juin, les conditions exigées par les créanciers amenèrent Tsipras, le 27 juin, à poser la question de refuser les nouvelles exigences des créanciers par un référendum fixé au 5 juillet.
Les Grecs se mobilisèrent, débattirent, participèrent entre-autres à une manifestation énorme à Athènes le 3 juillet et le NON (OXI) recueillit 62,1% (70% dans les quartiers populaires et 85% chez les jeunes).
Le soir même, en totale contradiction avec les résultats du référendum et avec son appel à voter NON, Tsipras décidait de capituler et de reprendre les négociations. Elles allaient le mener à accepter, le 13 juillet, un “accord” irréalisable et catastrophique pour le peuple.
Yanis Varoufakis démissionna le 6 juillet au moment où Tsipras faisait volte-face. Majoritairement, le Comité central s’opposa à ce nouvel “accord”. Plus d’une trentaine de députés de Syriza voteront contre. Plusieurs ministres démissionnèrent à la suite ou étaient démissionnés et les rangs de Syriza se vidèrent. La population fut sidérée et la mobilisation populaire contre ce coup de force ne fut pas à la hauteur. Le diktat des créanciers fut alors ratifié au Parlement grâce au soutien de Nouvelle démocratie, du PASOK, de Dimar et de To Potami, l’opposition au gouvernement Syriza-ANEL.
Dans le parti, la lutte fut vive. La Plateforme de gauche décida de rester dans Syriza et demanda la tenue d’un congrès avant le vote des “accords” par le Parlement. Tsipras réussit à repousser le congrès aux calendes grecques…
Les “accords” définitivement votés le 19 août, Tsipras démissionna le 20, entraînant la dissolution du Parlement et la tenue de nouvelles élections législatives le 20 septembre. Sachant qu’elle n’aurait pas l’investiture du parti, la Plateforme de gauche sortit de Syriza et forma l’Unité populaire.
La campagne intéressa peu la population qui s’abstiendra massivement (44%). Syriza perdit des sièges, mais renoua son alliance avec ANEL et garda la majorité. Avec 2,8%, Unité populaire n’obtint aucun siège.
Relations entre les créanciers et les Grecs
La Commission européenne, le Fonds Monétaire International, l’Eurogroupe, la BCE, les gouvernements européens, les médias grecs et la plupart des médias européens attaquèrent violemment Syriza dès l’annonce des élections du 25 janvier. Junker résuma leur option commune par cette formule : “Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens”. Leur position ne variera pas : la Grèce devait payer !
La population grecque était alors majoritairement attachée à rester dans la zone euro et dans l’Union européenne. Syriza était partagé sur cette question, mais opta pour rester à tout prix dans l’euro. La Plateforme de gauche était pour un affrontement avec les créanciers, quitte à provoquer une rupture. Représentée par Yannis Dragasakis (vice Premier ministre) et Georges Stathakis (ministre de l’Économie), la droite de Syriza était favorable à un aménagement des mémorandums. Alexis Tsipras voulait réaliser au mieux le programme de Thessalonique en menant une négociation qui excluait toute rupture.
Yanis Varoufakis, chargé de mener les négociations, se heurta avec les créanciers. Il posa le débat sur l’avenir de la Grèce, sur la pertinence de rompre avec l’austérité. L’Eurogroupe n’entendit pas entrer dans ce débat et resta calé sur son programme de “réformes” à faire avaler aux Grecs. Un dialogue de sourds s’instaura pendant que la BCE mettait la pression sur le refinancement des banques grecques. À la veille du 20 février, Tsipras remplaça Varoufakis par Euclide Tsakalotos pour finaliser le premier “accord”. Celui-ci acta que la Grèce devait payer ses dettes, que le gouvernement ne pouvait pas prendre de mesures unilatérales et qu’il acceptait le contrôle des institutions, etc. Enfin, “l’aide”(3) apportée par les institutions serait conditionnée à des réformes négociées avec (imposées par) les créanciers.
Les mobilisations populaires faiblissent après le 20 février, la population faisant confiance à la pugnacité dont se prévalait le gouvernement.
Le 4 avril, la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque était mise en place par Zoé Konstantopoulou et coordonnée par Éric Toussaint. Le 18 juin, cette Commission rendait ses travaux et sa conclusion était d’arrêter de payer une dette qualifiée d’illégitime, d’illégale, d’odieuse et d’insoutenable.
N’ayant pas de moyens de pression et talonnés par la baisse des liquidités, les négociateurs grecs reculaient et franchissaient des “lignes rouges”. Les aides aux plus pauvres, l’allègement des impôts injustes, le relèvement du seuil de non-imposition, le refus des privatisations, l’augmentation du salaire minimum, etc. : tout cela était abandonné. Fin juin, les exigences apparaissaient inacceptables : augmentation de la TVA, privatisation de l’électricité, nouvelles coupes dans les retraites, etc. Tsipras remplaça de nouveau Varoufakis. Ne réussissant pas à faire reculer les créanciers, le 27 juin, il décidait d’appeler au référendum du 5 juillet.
Tout a été tenté pour que les électeurs comprennent le risque de Grexit si le NON (OXI) était majoritaire. La BCE coupa les liquidités aux banques qui fermaient le 29 juin. Les médias se déchaînaient contre le référendum. L’Eurogroupe, la Commission européenne appelaient à voter OUI (NAI) et Schäuble menaçait la Grèce d’être exclue de la zone euro en cas de victoire du NON.
Durant cette semaine-là, la mobilisation était de nouveau très importante et le NON l’emporta le 5 juillet.
Tsipras espérait-il un OUI qui le dédouanerait pour accepter le troisième mémorandum ? Toujours est-il qu’il décida de jeter l’éponge, de capituler.
Yanis Varoufakis ne réussit pas à le convaincre d’appliquer un plan B (4) consistant à arrêter de payer la dette, de mettre en place une monnaie électronique parallèle, de nationaliser les banques, etc. Cela se serait joué à trois contre deux ! Varoufakis démissionna le 6 juillet.
La décision de Tsipras était une aubaine inespérée pour les créanciers qui, alors, multiplièrent et durcirent leurs exigences.
L’accord du 13 juillet (5) affirme, par exemple : “Le sommet de la zone euro souligne que l’on ne peut pas opérer de décote nominale sur la dette” ; “Les autorités grecques réaffirment leur attachement sans équivoque au respect de leurs obligations financières vis-à-vis de l’ensemble de leurs créanciers intégralement et en temps voulu” ; “Le gouvernement doit consulter les institutions et convenir avec elles de tout projet législatif dans les domaines concernés dans un délai approprié avant de la soumettre à la consultation publique ou au Parlement”.
Suit un catalogue de mesures de libéralisation, d’augmentation des taxes, de diminution des retraites (6), de “réformes” du code du travail, de privatisations, etc.
Depuis, face au quartet (7), le gouvernement grec recule à chaque étape : il a taxé les retraites en octobre, il a bradé les banques acquises par des fonds vautour en novembre, il a retiré son projet d’aide aux plus démunis en décembre, il a accepté les expulsions de la résidence principale, etc.
La vie des Grecs sera de plus en plus insupportable : se libérer du carcan de l’austérité et de la mise sous tutelle ne manquera pas de se poser de nouveau.
Quelles sont les raisons de cet échec ?
Le rapport des forces entre le gouvernement grec et les institutions était et est toujours aussi défavorable aux Grecs. Le programme de Thessalonique n’était ni plus ni moins qu’un programme d’aide aux plus démunis, un programme de relance économique, de lutte contre le chômage dans le cadre d’un rétablissement du fonctionnement institutionnel et démocratique du système politique. Les gouvernements européens, la troïka, l’Eurogroupe ont marqué dès le départ leur opposition farouche à la souveraineté du gouvernement grec et à l’aspiration du peuple à une vie décente.
La stratégie du gouvernement grec était de négocier avec les créanciers la restructuration de la dette et/ou la mise en place d’un moratoire permettant au pays de se redresser. Cela ne pouvait pas aboutir en l’absence d’un rapport de force favorable. Pour les raisons déjà avancées, refuser tout compromis défavorable avait été exclu dès le départ par Tsipras et ses proches.
La menace d’un Grexit voulu par l’Eurogroupe n’aurait pas dû être prise au pied de la lettre. L’hypothèse d’une sortie de l’euro pour la Grèce aurait posé un problème politique majeur à l’Eurogroupe. En effet, le 16 septembre 2015, le vice-président de la BCE, Vítor Constâncio, a affirmé que la menace d’expulsion de la Grèce de la zone euro “n’a jamais été lancée pour de vrai parce que ce ne serait pas légal”. Préparée politiquement et techniquement, la perspective d’une possible rupture dans les négociations aurait peut-être rebattu les cartes.
Les mobilisations populaires en Europe ont été extrêmement faibles et les gouvernements, sociaux-démocrates comme de droite, se sont tous dressés contre les demandes grecques. Notre responsabilité est immense de ce point de vue.
L’espoir que les Grecs avaient mis dans Syriza ne s’est pas mué en action collective de transformations sociales. Pour cela, il leur aurait fallu affronter à la fois les intérêts des puissants à l’intérieur de la Grèce et les créanciers à l’extérieur. Ni le mouvement populaire fatigué par cinq années de luttes et de privations, ni Syriza pas préparé à un affrontement de classe, ni le gouvernement bercé d’illusions derrière ses bonnes intentions ne l’ont envisagé. La gauche de Syriza en connaissait l’incontournable nécessité, mais n’a pas réussi à pallier les faiblesses manifestes des uns et des autres.
Pour ouvrir le débat
Les mobilisations populaires ne se décrètent pas, mais elles peuvent se convertir en intelligence collective, en force sociale qui, prenant conscience de sa puissance, ébranle la domination qu’elle subit. Dans ces périodes, il est possible de mettre au pouvoir des partis progressistes reconnus. Cela ne garantit pas qu’une fois installé le gouvernement ait les capacités de mettre en œuvre ce qu’il a programmé. Encore faut-il que les mobilisations entrent en résonance avec l’action de ce gouvernement afin que ce dernier aille au bout de ce que les luttes entendent atteindre. Or le temps politique et le temps des mobilisations n’est pas le même. Dans le cas grec, le temps politique a été extrêmement court et le mouvement de mobilisation, à ce moment-là, reprenait son souffle.
Cela pose, pour commencer, le problème de la lutte idéologique contre le sentiment de fatalité qui est actuellement dominant (TINA) (8). Cela pose ensuite celui de l’organisation et celui des propositions dont peuvent se doter les partis qui ont des perspectives émancipatrices.
L’expérience grecque place au premier plan la question européenne. L’Union européenne, les traités européens, la monnaie unique, les institutions sont des instruments de domination au profit du capital financier. Ce n’est en aucun cas une avancée inachevée vers un monde meilleur.
Vouloir de la démocratie et de la protection sociale là où ces biens précieux sont en continuels reculs est légitime. En Europe, s’affranchir du carcan des traités européens, de la monnaie unique ne peut pas se négocier, sinon dans un rapport de force tout à fait exceptionnel.
Il ne peut y avoir de souveraineté populaire ni sous la Ve République, ni dans l’Union européenne. Une rupture est indispensable.
Michel Bonnard, 13 janvier 2016
(1) La troïka : la Commission européenne, la BCE et le FMI.
(2) ANEL : “Les Grecs indépendants”, parti de droite souverainiste issu de Nouvelle démocratie.
(3) Les milliards “d’aide” à la Grèce sont partagés comme suit : 8% pour l’État grec, le reste retourne aux créanciers dont 77% aux banques. Voir le rapport de la commission pour la vérité sur la dette grecque : http://cadtm.org/Synthese-du-rapport-de-la
(4) Le petit groupe qui a réfléchi à ce plan B autour de Varoufakis a travaillé dans le secret. James Galbraith en a fait partie. Il s’en explique : http://cadtm.org/L-economiste-James-Galbraith
(5) http://www.politis.fr/Voici-le-texte-de-l-accord-UE,31897.html
(6) Pour les retraites : - 40% entre 2010 et 2015 ; de – 4% à- 6% en novembre 2015 ; - 15% pour les retraites moyennes (750 €), - 30% pour les retraites au-dessus de 2 000 € : ceci dans le plan présenté par le gouvernement à l’Eurogroupe le 5 janvier 2016 et qui peut être retoqué. Voir l’article de Romaric Godin : http://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/grece-le-gouvernement-presente-sa-reforme-des-retraites-540424.html
(7) Le quartet : la Commission européenne, la BCE, le FMI et le Mécanisme Européen de Stabilité
(8) TINA : “There is no alternative”.