L’homme n’étant pas naturellement mauvais, comme le veut le dogme chrétien du péché originel que Rousseau n’a de cesse de réfuter, mais le devenant ou non suivant l’environnement qui modèle son comportement, son degré de moralité dépend essentiellement des conditions sociales dans lesquelles son caractère se forme ainsi que de l’éducation qu’il reçoit personnellement.
L'Emile (1761) et le Contrat Social (1762)
Ainsi, en 1761, Rousseau publie conjointement deux textes qui chacun à leur manière pensent les conditions d’un progrès moral de l’homme, démentant ainsi la conception tragique de l’histoire humaine (pensée comme une corruption progressive et peut-être irréversible de la « bonne nature » de l’homme) qui se dégage le plus souvent du second Discours :
l’Emile, traité de pédagogie qui pense l’éducation appropriée à un perfectionnement moral de l’homme (laquelle consiste essentiellement à ne pas contrecarrer par un trop grand interventionnisme des éducateurs l’épanouissement spontané des bonnes dispositions primitives présentes à l’intérieur de chaque individu et à préserver l’enfant des germes de corruption morale présents dans la vie sociale des adultes, faite d’artifices et de faux semblants)
le Contrat Social, qui pense le système politique idéal, convenant à la nature de l’homme, voué à la liberté, et qui assurerait, grâce à une éducation républicaine et une démocratie directe (le peuple exerce directement la souveraineté, le pouvoir de décider des lois, sans la déléguer à des représentants), le sentiment d’une correspondance entre l’intérêt général et l’intérêt personnel là où l’inverse, dans la société civile des Etats modernes, lieu des échanges économiques et de la division du travail, chacun, mû par son amour propre et le souci de s’élever au-dessus des autres, trouve son avantage à les léser.
Pour Rousseau, avant de pouvoir formuler théoriquement et justifier leurs devoirs moraux par la raison, les hommes sont prédisposés à agir moralement par leurs affects, leur sensibilité.
A vrai dire, il est abusif de dire, comme on le fait souvent, que, pour Rousseau, l’homme est naturellement bon : à l’état naturel et avant le développement conjoint de la vie sociale et de la raison, l’homme n’est ni bon, ni méchant, n’a ni vertu, ni vice. La vertu suppose en effet de concevoir la possibilité de mal agir, et l’intérêt que l’on peut trouver à le faire, ainsi que d’agir bien en connaissance de cause et librement, de notre propre initiative. Or, l’homme naturel, qui peut être décrit comme un idiot, ou, selon l’expression saisissante du Contrat social, « un animal stupide et borné », n’a aucune idée du bien et du mal et agit impulsivement (voire instinctivement), sans se poser de questions. Les notions de mérite moral ou de culpabilité ne peuvent donc aucunement qualifier sa conduite, qui présente la même innocence que celle du jeune enfant. Ainsi, Rousseau écrit (I,§ 33) : « Il paraît d’abord que les hommes dans cet état n’ayant entre eux aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus, ne pouvaient être ni bons ni méchants, n’avaient ni vices, ni vertu ».
Le paradoxe qui apparaît alors est qu’il ne devient possible d’évaluer moralement les conduites humaines qu’au moment où celles-ci tendent à l’immoralité. En effet, il faut que la raison soit suffisamment développée chez l’homme pour lui faire connaître le bien et le mal, lui permettre d’hésiter et de réfléchir avant d’agir (si ses conduites sont déterminées par des impulsions spontanées et irréfléchies, elles ne peuvent, pas plus que celles de l’animal, être qualifiées moralement, et tenues pour bonnes ou mauvaises), pour le rendre capable d’un quelconque mérite moral, mais le développement de la raison a pour envers la naissance de l’amour propre et des passions associables qui nous disposent à l’immoralité. Ce paradoxe est nettement exprimé au § 34 (livre I) : « les sauvages ne sont pas méchants précisément parce ce qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’être bons ; car ce n’est ni le développement des lumières, ni le frein de la loi, mais le calme des passions, et l’ignorance du vice qui les empêchent de mal faire ».
Ici, Rousseau s’oppose radicalement à une thèse centrale de beaucoup de philosophes des Lumières : celle suivant laquelle le comportement humain se civiliserait et se moraliserait peu à peu dans l’histoire grâce aux progrès de la raison et à l’instauration de lois justes, qui permettraient à l’homme de mieux reconnaître ses devoirs et d’être de moins en moins asservi à ses penchants naturels égoïstes, agressives et sauvages, le comportement moral étant un effet de la Loi, de la Règle qui réprime les tendances spontanées, et non de la Nature.
La réflexion et l’intelligence chez l’homme tendent plutôt, pour Rousseau, à étouffer cet « instinct altruiste » que représente la pitié, et, tout en nous permettant de discourir sur les vertus de la philanthropie et, du bien être social, du souci de l’humanité, favorisent le calcul égoïste, et nous permettent également de trouver de bons prétextes pour ne pas faire notre devoir et de bonnes excuses pour nous justifier de ne pas l’avoir fait. L’acte moral réclame souvent un certain courage qui se trouve, du point de vue de Rousseau, plus régulièrement chez les hommes du peuple, qui n’ont pas perdu leur spontanéité altruiste, que chez les raisonneurs, qui n’aiment rien tant que leur confort, leur tranquillité, et leur sûreté personnelle.
« C’est (la raison) qui replie l’homme sur lui-même ; c’est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l’afflige : c’est la philosophie qui l’isole ; c’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect d’un homme souffrant : péris si tu veux, je suis en sûreté. Il n’y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, et qui l’arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n’a qu’à mettre les mains sur ses oreilles et s’argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine…Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s’assemble, l’homme prudent s’éloigne : c’est la canaille, ce sont les femmes des halles, qui séparent les combattants, et qui empêchent les honnêtes gens de s’entr’égorger » (I,§35).
Il n’y a aucun mérite moral à faire profession de bons sentiments, à clamer son amour pour l’humanité : notre devoir s’impose toujours à nous « ici et maintenant », et l’amour abstrait de l’humanité en général ne doit pas nous détourner de notre devoir de sollicitude vis à vis des hommes qui, proches de nous, réclament notre assistance.
De manière générale, on peut dire que la conception roussauiste de la morale est anti-intellectualiste : nul besoin de réfléchir abstraitement au bien et au mal, de reconnaître intellectuellement le fondement de nos devoirs moraux, d’acquérir une sagesse théorique, pour agir moralement. En effet, Rousseau considère que l’homme est un être sensible avant d’être un être pensant, et que c’est sa sensibilité spontanée qui le prédispose, non seulement à ne pas nuire à autrui (l’attitude de justice, « vertu négative », valant à travers son contraire inacceptable, qui consiste à ne pas léser autrui, ne pas lui ôter quelque chose auquel il a le droit, à le respecter comme nous aimerions être respectés nous-mêmes), mais également à l’assister et à le secourir quand il le voit souffrir (la générosité, vertu positive qui consiste à faire don gratuitement et de bon gré à autrui de services, de biens, ou de toute forme de bienveillance que nous ne lui devions aucunement, du point de vue de la stricte comptabilité des dettes contractées et des engagements donnés). L’homme naturel est ainsi guidé par deux dispositions psychologiques fondamentales : l’amour de soi, qui lui fait rechercher son plaisir et sa conservation, et la pitié, qui lui fait éprouver du déplaisir et un certain malaise quand il perçoit d’autres êtres sensibles souffrir, et fait naître en lui le désir de soulager cette souffrance d’autrui. Cette tendance à éprouver de la pitié vis à vis de nos semblables se fonde sur le ressenti immédiat d’une similitude entre eux et nous, d’une communauté de nature, qui nous permet de nous imaginer immédiatement et sans réflexion subir les souffrances qu’ils endurent ou sont susceptibles d’endurer, et nous dispose par conséquent à agir de manière bienveillante avec eux. La pitié nous dispose donc à vouloir spontanément le bien des autres, et donc dès lors à modérer la recherche du plaisir et de l’intérêt personnel qu’implique cet autre principe naturel de nos conduites, l'amour de soi : ce n’est pas volontiers que nous sacrifions les autres à notre intérêt personnel, et, même quand nous sommes assez immoraux pour le faire, ce n’est jamais de gaieté de cœur, et cela ne nous empêche pas d’éprouver de la pitié pour les malheurs d’autrui et de la réprobation pour des actes de pur égoïsme quand notre intérêt n’est pas en jeu (I,§35).
Même quand il ne pratique pas ses devoirs moraux par égoïsme, l’homme n’est jamais suffisamment insensible au sort des autres pour ne pas désapprouver les actes immoraux dont il est témoin, et plaindre leurs victimes. Le vice rend toujours hommage à la vertu, non parce le méchant trouve un intérêt à faire l’éloge de la bonté, mais parce que son cœur n’est jamais assez endurci pour ne pas s’attrister aux souffrances d’autrui, quand elles sont liées à l’immoralité des autres ou du moins sa conscience lui désigne toujours le mal quand il le rencontre chez les autres. Rousseau développera longuement cette idée au chapitre IV de L’Emile: les valeurs morales altruistes s’enracinent dans notre nature, et tout homme, aussi méchant soit-il, les reconnaît, comme en témoigne son admiration spontanée pour les âmes généreuses et sa réprobation des actes immoraux, quand ils viennent des autres.
« Rentrons en nous-mêmes…examinons, tout intérêt personnel à part, à quoi nos penchants nous portent. Quel spectacle nous flatte le plus, celui des tourments ou du bonheur d’autrui ? Qu’est-ce qui nous est le plus doux à faire, et nous laisse une impression plus agréable après l’avoir fait, d’un acte de bienfaisance ou d’un acte de méchanceté ?… Tout est indifférent, disent-ils, hors de notre intérêt : et, tout au contraire, les douceurs de l’amitié, de l’humanité, nous consolent dans nos peines ; et, même dans nos plaisirs, nous serions trop seuls, trop misérables, si nous n’avions avec qui les partager. S’il n’y a rien de moral dans le cœur de l’homme, d’où lui viennent donc ces transports d’admiration pour les actions héroïques, ces ravissements d’amour pour les grandes âmes ? Cet enthousiasme de la vertu, quel rapport cela a t-il avec l’intérêt privé ?… Mais quel que soit le nombre des méchants sur la terre, il est peu de ces âmes cadavéreuses devenues insensibles hors de leur intérêt, à tout ce qui est juste et bon. L’iniquité ne plaît qu’autant qu’on en profite ; dans tout le reste, on veut que l’innocent soit protégé » (Emile ou de l’éducation).
Remarquons toutefois que dans L’Emile, Rousseau découvre une autre source de la représentation du devoir que l’affect de la pitié, la conscience.
La conscience correspond chez lui à peu près à ce que sera la raison pratique chez Kant, une instance normative universelle, présente naturellement en notre esprit comme en ceux de nos semblables, qui indépendamment de tout raisonnement élaboré (l’intelligence et la réflexion ayant plutôt tendance à légitimer l’égoïsme ou la cruauté, en embrouiller nos devoirs) nous donne un sens inné du juste et de l’injuste (indépendamment de toute réflexion préalable sur les conditions de l’intérêt général, d’une vie sociale harmonieuse), c’est à dire nous fait reconnaître spontanément nos devoirs et ceux d’autrui, nous permet de nous juger nous-mêmes et d’éprouver des remords quand nous agissons à l’encontre de ce que nous savons être la justice :
« Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience… Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rend l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fait l’excellence et la moralité de ses actions ; sans toi, je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe ». (Emile ou de l’éducation, IV).
Affirmer cette prédisposition spontanée des hommes à vouloir le bien d’autrui implique plusieurs conséquences :
Tout d’abord, Rousseau nie le mal radical : il y a rarement, chez l’homme, désir de faire le mal pour le mal, plaisir pervers pris à faire souffrir autrui. « Nul ne fait le mal pour le mal » (L’Emile). Seules nos passions extrêmes (l’envie, la jalousie, la haine née du sentiment d’avoir été méprisé par exemple) peuvent nous conduire à une telle attitude et nous ne saurions agir ainsi de sang froid, en ayant une totale emprise sur nous-mêmes. Nous ne consentons à faire du tort à autrui que par égoïsme, par intérêt personnel, et nous n’y trouvons généralement aucun plaisir. Si nous trouvons à des actes immoraux un avantage immédiat, l’immoralité nous rend malheureux, dans la mesure où elle nous donne mauvaise conscience tandis qu’elle nous prive dans le même temps de la joie que nous trouvons à faire le bien des autres, du plaisir pris à percevoir le plaisir que nous pouvons leur procurer (le plaisir pris à agir de manière généreuse ne saurait se réduire au fait qu’une telle action flatte notre amour propre et nous permet d’être bien vu des autres : ce qui rend heureux dans l’acte généreux n’est pas la satisfaction d’estime que nous y trouvons, ou le sentiment de « bonne conscience » qui naît de lui, mais le plaisir d’autrui).
Par conséquent, Rousseau n’est pas loin de partager l’eudémonisme (idée qu’il n’y a aucune opposition à la vertu morale et la recherche du bonheur personnel, la vertu étant pratiquée avec joie et nous permettant seule d’être heureux) de Socrate : les méchants sont plus à plaindre qu’autre chose. Leur méchanceté leur vient d’une éducation reposant sur de mauvais principes propres à une société corrompue (« nul n’est méchant volontairement », dit de la même manière Socrate), et ils la subissent plus qu’ils n’en profitent dans la mesure où celle-ci les empêche d’être heureux. «Ce sont nos passions, écrit Rousseau, qui nous irritent contre celles des autres ; c’est notre intérêt qui nous fait haïr les méchants ; s’ils ne nous faisaient aucun mal, nous aurions pour eux plus de pitié que de haine. Le mal que nous font les méchants nous fait oublier celui qu’ils se font à eux-mêmes. Nous leur pardonnerions plus aisément leurs vices, si nous pouvions connaître combien leur propre cœur les en punit. Nous sentons l’offense et nous ne voyons pas le châtiment ; les avantages sont apparents, la peine est intérieure » (L’Emile, IV).
Ou encore, cette insistance sur la honte et la mauvaise conscience qui tourmentent celui qui sait avoir mal agi, opposées à la sérénité du juste: « On parle du cri du remords, qui punit en secret les crimes cachés et les met si souvent en évidence. Hélas ! qui de nous n’entendit jamais cette importune voix ? On parle par expérience ; et l’on voudrait étouffer ce sentiment tyrannique qui nous donne tant de tourment… Le méchant se craint et se fuit ; il s’égaye en se jetant hors de lui-même ; il tourne autour de lui des yeux inquiets, et cherche un objet qui l’amuse ; sans la satire amère, sans la raillerie insultante, il serait toujours triste… Au contraire, la sérénité du juste est intérieure… il est aussi gai seul qu’au milieu d’un cercle ; il ne tire pas son contentement de ceux qui l’approchent, il le leur communique ». (idem). Qu’en conclure sinon que, même si ce n’est pas l’intérêt personnel qui pousse les hommes à bien agir, ils y trouvent cependant leur intérêt personnel.
De ce point de vue, la conception morale de Rousseau se distingue de celle que le philosophe allemand Emmanuel Kant formulera quelques années après, quoique celui-ci ait été très influencé par notre auteur. Pour Kant, un acte n’est moral que s’il est accompli par devoir, et non par calcul d’intérêt personnel. Ainsi, pour juger de la moralité des actes, il ne faut pas simplement s’intéresser à l’apparence extérieure des actions, mais aux intentions, aux motivations qui animent ces actions : « Quand il s’agit de valeur morale, l’essentiel n’est pas dans les actions, que l’on voit, mais dans les principes intérieurs de ces actions, que l’on ne voit pas », écrit Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs. Des actes qui ont des conséquences bénéfiques et l’apparence de la moralité peuvent être en effet motivés par des intentions amorales, en particulier par des intentions égoïstes. Si je me montre généreux en public par souci de considération sociale, si je m’abstiens de voler par peur de la police, de tromper ma femme par désir de conserver mon confort conjugal (…etc.), ce n’est pas le souci premier de faire mon devoir, de bien agir qui motive l’action, mais la prudence, un calcul d’intérêt, qui me portent à vouloir avant tout préserver les conditions de mon bonheur. Comme je n’agis pas moralement de ma propre initiative, j’aurai pu tout aussi bien agir immoralement si les circonstances m’avaient permis d’y trouver un intérêt.
Sur ce point, Rousseau s’accorde avec Kant : une action motivée par le strict intérêt égoïste n’a aucune valeur morale, quelles qu’en soient ses conséquences. Aussi bien Kant que Rousseau rejette donc la conception utilitariste de la morale. Pour les partisans de l’utilitarisme, très nombreux au dix-huitième siècle (Mandeville avec lequel polémique Rousseau au § 34 et 35 de la première partie du second Discours, et Bentham au XVIIIème, Stuart Mill au XIXème), c’est se méprendre sur la nature de l’homme que de croire qu’il peut agir moralement par bienveillance désintéressée envers autrui. L’homme n’est pensé que comme un calculateur incapable de don gratuit, exclusivement attaché à maximiser son confort et ses plaisirs personnels, et la seule manière de le faire agir moralement est de lui montrer qu’il trouve un avantage personnel à cela. Bentham montre en particulier que l’égoïste intelligent perçoit bien qu’il trouve un intérêt personnel à être honnête, bienveillant envers autrui, dans la mesure où l’altruisme intéressé lui permet de compter sur la reconnaissance et les bons services des autres en retour. Pour l’utilitarisme, les valeurs morales diffusées dans la société se déduisent donc seulement des conditions requises pour leur bon fonctionnement (chacun, s’il réfléchit bien, voit qu’il a intérêt à être juste avec les autres pour que les autres le soient avec lui et que les relations sociales soient apaisées), n’ont aucune valeur transcendante, et ce qui doit amener les individus à les respecter, c’est un calcul d’intérêt intelligent. La conception morale des utilitaristes se résume dans la fameuse règle d’or : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse ». Il s’agit là d’un impératif de prudence égoïste et non à proprement parler d’une exigence morale : cet impératif nous commande de ne pas nuire à autrui afin de ne pas être nous-mêmes exposés à des actes hostiles de sa part, mais non de s’intéresser à son sort, de chercher à le secourir et à lui faire du bien.
Tout autre est le principe de la morale exposé par Rousseau au § 35 de la première partie du second Discours : « Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse ». Il s’agit là d’agir comme on aimerait que tous agissent, et d’agir moralement, non par crainte des conséquences néfastes pour nous de l’action immorale, mais parce ce que l’on cherche à rendre notre action exemplaire, en fonction de ce que nous savons être le juste ou le meilleur.
Le Contrat Social Jean-Jacques Rousseau : la première grande réflexion philosophique sur les fondements de la démocratie.
a) Rousseau, critique de Hobbes.
Avant Rousseau, le philosophe matérialiste anglais du XVIIème siècle, Thomas Hobbes, avait déjà cherché dans son Léviathan (du nom d’un monstre tout-puissant de la mythologie biblique qui symbolise ici l’Etat), publié en 1651, à penser le fondement de l’Etat en montrant que sa légitimité procédait d’un contrat ou d’un pacte de soumission conclu par une pluralité d’individus qui vivaient auparavant dans une situation d’indépendance et de liberté à l’état de nature (une situation où le droit positif qui organise la société n’existe pas encore et où les individus disposent donc d’un droit naturel à faire ce que bon leur semble). En raison des conflits incessants et de l’insécurité permanente dans lesquels les plongeait la rivalité de leurs égoïsmes, de leur orgueil, et leur méfiance réciproque (« l’homme est un loup pour l’homme » selon Hobbes), ces individus décidaient de se promettre mutuellement d’obéir à celui d’entre eux qui était le plus capable d’arbitrer leurs conflits, de prévenir la violence et les abus de pouvoir dans leurs rapports, et de leur imposer à tous, grâce à sa force dissuasive et au « monopole de la violence légitime » dont il disposerait (pour reprendre la définition de l’Etat de Max Weber, qui s’applique bien ici), le respect des mêmes droits et des mêmes devoirs.
A travers le pacte social, les hommes choisissaient de se donner un représentant légitime, cette personne artificielle qu’est le Souverain, seule source légitime du droit, qui incarne la volonté de l’ensemble de la société et est en droit d’imposer toute forme d’obligation aux individus, qui, de leur côté, lui doivent obéissance, non pas simplement parce qu’il a la force et des moyens de répression, mais parce qu’il est leur représentant, qu’il incarne leur personne, comme l’acteur incarne le personnage créé par l’auteur de la pièce.
Ainsi, les hommes sacrifiaient une liberté naturelle totale sur le papier mais simplement théorique (parce qu’ils pouvaient à tout instant être soumis à l’arbitraire d’autres individus plus forts, qui les auraient volés, violentés ou tués, sans qu’ils puissent compter sur un arbitre extérieur pour les défendre et punir les coupables) contre une sphère de liberté garantie par les obligations imposées aux autres membres de la société mais limitée par la promesse implicite de soumission à la volonté des représentants de l’Etat.
Hobbes avait élaboré cette théorie du pacte social dans un contexte politique agité (à la fin des années 1640, le parlementaire puritain Olivier Cromwell avait pris la tête d’une révolte contre le roi d’Angleterre, Charles 1er, ce qui avait provoqué une terrible guerre civile et s’était finalement soldé par un régicide et l’installation d’une République) et son but était de justifier la monarchie absolue et un devoir d’obéissance inconditionnel des sujets à la monarchie, l’enjeu de cela étant pour lui la préservation de la paix civile.
Chez Hobbes, ce n’est plus l’ordre de la nature, la sociabilité naturelle des hommes, comme chez Platon et Aristote, qui est le fondement du « lien politique » entre les hommes, mais « la peur de la mort ». Le pacte social ne renvoie pas pour lui à une réalité historique, à l’origine effective des regroupements sociaux et des Etats, mais à une expérience de pensée visant à démontrer la nécessité et à illustrer la fonction de l’Etat : « supposons des hommes libres, dit-il en substance, n’en viendraient-ils pas nécessairement à se donner des lois et à se soumettre à un pouvoir politique commun, et pourquoi… ? ».
La condition naturelle de l’humanité, produite par la cupidité, la méfiance, la crainte, l’orgueil, la diversité des opinions étant la guerre de tous contre tous, la seule manière d’éviter cette situation de détresse qui résulterait de la nature de l’homme est de laisser la puissance publique de l’Etat décider seule du juste et de l’injuste, du bien et du mal, sans prétendre qualifier ses décisions d’illégitimes et justifier la désobéissance au nom d’un droit naturel, ou de principes de justice atemporels qui n’existent pas (chaque individu ayant sa propre conception subjective du bien et du mal, il ne revient qu’à l’Etat de définir objectivement des valeurs au travers des lois, du droit positif, pour éviter que ce désaccord des opinions ne conduise à la violence). Cette théorie du pacte social a encore un autre avantage. Hobbes, en moderne, affirme l’égalité naturelle de tous les hommes. Dès lors, ce n’est pas au nom d’une élection divine ou d’une supériorité naturelle, de vertus ou de capacités particulières, que les monarques ou les gouvernants en général auront le droit de gouverner : s’ils sont en droit d’attendre l’obéissance, si nécessaire à la paix civile, c’est en vertu d’une convention, d’un acte primitif de volonté par lequel les hommes se sont déchargés à leur profit de leur droit de se gouverner eux-mêmes. L’obéissance du peuple au pouvoir d’Etat est donc fondé originellement (et métaphysiquement) dans ces théories du contrat social sur la libre volonté des hommes qui y sont soumis.
Rousseau avait déjà critiqué Hobbes dans son Essai sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754), texte dans lequel il affirmait que ce n’était pas la nature de l’homme, mais l’évolution historique et une mauvaise socialisation qui avaient fait naître la situation de détresse et de conflit rendant nécessaire l’apparition de l’Etat et du droit. Ainsi, à partir de la révolution technique liée à l’apparition de la métallurgie et de l’agriculture, la division du travail, l’installation de fait d’une certaine forme de propriété tacitement reconnue, le développement des inégalités, avaient nourri chez les hommes des passions asociales (amour propre, cupidité, ambition, jalousie…) qui avaient transformé leurs rapports autrefois bienveillants, car régis par l’indifférence ou la pitié. L’état de nature que décrivait Hobbes était donc le résultat du développement des injustices sociales. Quand à l’Etat et au droit, selon cette œuvre très subversive de Rousseau, ils avaient été créés à l’initiative des riches proposant un contrat à leurs voisins, soit disant pour défendre les faibles contre les forts et garantir les mêmes droits à tous en se soumettant à un pouvoir commun capable de garantir un état de droit faisant place à la loi du plus fort, mais en réalité pour préserver leurs intérêts de propriétaires. Ce sont en effet ceux qui ont le plus de biens qui ont le plus à perdre à un état d’anarchie et de liberté naturelle de chaque individu et le plus à gagner au fait que toute la société finance un Etat pourvu d’une force publique faisant respecter la sécurité et les biens de chacun. Ainsi, dans ce texte, bien longtemps avant Marx, Rousseau faisait de la fonction réelle de l’Etat et du droit celle d’être des instruments au service des propriétaires sous couvert d’assurer une égalité de droit à tous les hommes.