Macron, tel César dans sa start-up
Dans un régime à bout de souffle, la candidature Macron présente une double originalité. Elle tient d’abord au type de parti qu’il a créé, sorte de firme dévouée à sa seule personne. Elle réside ensuite dans la tentation césariste de son positionnement, en opposition proclamée à un système dont il doit pourtant prévenir l'implosion.
Le fois l’effet de sidération passé devant les premiers succès sondagiers d’Emmanuel Macron, son positionnement idéologique et sa stratégie politique ont été décryptés. Rapidement, leur originalité a été mise en doute. La jeunesse, l’ambition, la prétention à dépasser l’opposition droite/gauche, la revendication d’une certaine « modernité »… tout ceci a en effet inspiré de nombreuses comparaisons historiques avec des figures anciennes de la vie politique française, qu’il s’agisse de Jean Lecanuet ou de Valéry Giscard d’Estaing.
D’autres observateurs – par exemple Éric Dupin et Claude Askolovitch sur Slate, ou les économistes Frédéric Farah et Thomas Porcher sur Mediapart – ont souligné à quel point le vernis communicationnel de Macron cache mal des solutions néolibérales assez classiques. D’ailleurs, la liste de ses soutiens fournit assez son lot de vieilles gloires de la pensée unique ou de la politique à la papa pour alimenter le scepticisme, voire le ricanement à propos de son caractère « neuf » ou « antisystème ».
Cela dit, il y a bien une double singularité de la candidature Macron. Elle tient d’abord au type de parti qu’il a créé, sorte de firme dévouée à sa seule personne. Si la professionnalisation des organisations partisanes et l’importation des techniques managériales en leur sein n’est pas une nouveauté, leur création ex nihilo selon ce modèle a finalement été assez rare, du moins en Europe occidentale où les vieilles formations politiques sont particulièrement résilientes et obligées de composer avec un passé organisationnel différent.
Or, les précédents existants ne sont guère encourageants quant aux résultats à attendre d’une telle forme de parti, surtout dans le contexte de crise structurelle de l’économie-monde. C’est ce qu’ont notamment montré les politistes Jonathan Hopkin et Caterina Paolucci, affirmant que les « business firm parties » étaient enclins à « l’instabilité électorale, l’incohérence politique et la mise au service d’intérêts particuliers ».
D’autre part, l’opération par laquelle le candidat des « gagnants » de la mondialisation tente d’unifier des forces sociales hétérogènes, afin de perpétuer un ordre sociopolitique, balance entre deux registres. On peut les nommer, en s’inspirant des catégories forgées par Gramsci, « transformiste » ou « césariste ». D’un côté, Macron est le candidat rêvé des élites dirigeantes qui, conscientes de l’impéritie de la classe politique, entendent renouveler sa composition interne pour éviter la mise en danger des rapports sociaux existants. D’un autre côté, la centralité de l’élection présidentielle française favorise la tentation du candidat de se présenter comme la personnalité providentielle. Son charisme favoriserait les forces du « progrès » contre les forces de la « réaction », rassemblées par son antithèse Marine Le Pen.
En Marche ! : un parti « attrape-tout » ?
Les politistes n’ont pas été avares de propositions pour classer les partis selon leur « type ». Certains termes, une fois passés dans le débat public, se retrouvent d’ailleurs utilisés de manière plus ou moins pertinente. Pour y voir plus clair, on peut d’abord se mettre d’accord sur ce qu’En Marche ! (EM) n’est effectivement pas, à savoir « antisystème ». On peut même préciser qu’il ne l’est dans aucun des deux sens possibles de ce terme en démocratie libérale. De fait, un parti peut se révéler antisystème sur un plan relationnel et/ou idéologique. D’une part, la position d’un parti sur l’échiquier politique peut l’éloigner radicalement des autres acteurs, au point que toute coopération s’avère inenvisageable. D’autre part, un parti peut porter une hostilité manifeste aux conditions minimales d’un régime démocratique (respect des droits fondamentaux, du pluralisme politique, etc.). L’antisystémisme du parti en question sera plus ou moins pur ou hybride selon qu’il répond à un seul de ces critères ou aux deux à la fois.
À cette aune, EM apparaît comme un parti typiquement pro-système. Il ne défie pas le régime en vigueur ni n’exerce d’effet polarisant en son sein, se posant au contraire en réunificateur des libéraux des deux rives contre le souverainisme identitaire du FN. La revendication d’un tel positionnement « central » par Macron, ses signaux envoyés à droite et à gauche au risque de la contradiction, mais aussi une assise sociologique plus large que les seuls cadres supérieurs, ont d’ailleurs plutôt incité les observateurs à qualifier EM de parti « attrape-tout ».
C’est notamment le cas de Virginie Martin dans The Conversation. Pointant à juste titre un risque de dérive charismatique, elle veut pour preuves de ce caractère attrape-tout le caractère peu institutionnalisé d’EM, ainsi que son braconnage doctrinal déjouant les frontières habituelles de l’opposition droite/gauche. On ne comprend pas en revanche qu’elle puisse, dans le même article, attribuer le label au FN: tous les travaux sérieux incitent à y renoncer, en raison de l’idéologie radicale de ce parti, de la sociologie spécifique de son électorat, et de l’unification de ce dernier par des attitudes xénophobes et autoritaires.
À l’origine, on doit l’idée de catch-all party à Otto Kirchheimer (1905-1965). Cet universitaire socialiste, issu d’une famille juive allemande, a fui le nazisme en émigrant vers la France puis les États-Unis, où il a poursuivi sa carrière professionnelle. L’homme a été marqué par les processus de dégradation de régimes initialement démocratiques auxquels il a assisté dans son pays d’origine (avec la fin de la République de Weimar), mais également dans ses pays d’accueil (il a analysé la pratique des décrets-lois sous la IIIe République française, et quitté le département d’État américain en réaction au maccarthysme). Forgée dans le second après-guerre, sa notion de parti attrape-tout s’inscrit donc dans une réflexion restée inquiète sur la fragilité de la démocratie libérale.
Un des meilleurs connaisseurs de son œuvre, André Krouwel, souligne à quel point Kirchheimer fut lucide et visionnaire par rapport à ses contemporains des années 1950. Pour lui, la vie politique ne prendrait plus l’aspect conflictuel de l’entre-deux-guerres, ni ne se mènerait à travers des partis de masse porteurs de visions grandioses du futur. Les dirigeants politiques se maintiendraient au pouvoir en cultivant des formes partisanes de plus en plus déconnectées de leur milieu social d’origine, de plus en plus intégrées au régime et ressemblantes sur le plan idéologique, au risque que les antagonismes politiques s’effacent et que les citoyens n’aient d’autre débouché que la révolte minoritaire ou l’apathie.
Le problème est que la définition du parti attrape-tout s’est révélée variable et imprécise dans les écrits de Kirchheimer. Ce dernier envisageait en outre cette notion sous un angle très évolutionniste, comme le résultat d’une métamorphose des partis de masse existants. Dans le cas d’En Marche !, le plus fascinant est pourtant sa création en dehors de toute culture politique anciennement institutionnalisée, dans une période où les partis de gouvernement ont depuis longtemps focalisé leur activité sur la seule préparation des scrutins électoraux.
Autre originalité, même factice, EM prospère sur la dénonciation d’un « système » auquel son dirigeant serait étranger, revendiquant ainsi une extériorité par rapport au pouvoir. Il y a là, concernant le positionnement du parti et le contexte de son émergence, des singularités qui incitent à aller au-delà de la seule caractérisation « attrape-tout ».
Un parti-firme personnaliste
De fait, En Marche ! étonne principalement en raison de la démarche entrepreneuriale qui lui a donné naissance, avec des savoir-faire et un langage plus typiques d’une « culture de boîte » que d’une culture politique (lire l’enquête de Mediapart sur les rouages de la « Macron Company »). D’autres partis plus institutionnalisés ont importé des techniques managériales en politique. Ce fut par exemple le cas de l’UMP à partir de 2004, notamment lors de la campagne de recrutement de nouveaux adhérents (fixation d’objectifs chiffrés, évaluations, classement des fédérations…). La chercheuse Anne-Sophie Petitfils a cependant montré à quel point cette évolution a surtout accompagné, pour la légitimer, la conquête du parti par Nicolas Sarkozy, « prétendant non désigné et non désiré au trône ».
Avec Macron, ces techniques ne sont pas seulement instrumentales. Elles définissent un mode d’institution du parti qui colore fortement son identité, tout en coïncidant parfaitement avec le contenu de son offre politique, valorisant la prise de risque et les vertus d’une concurrence libre et non faussée. De plus, contrairement aux partis installés dont les ressources proviennent largement du financement public, EM doit largement sa naissance et sa puissance de feu médiatique au soutien des milieux d’affaires. Enfin, la confusion entre la cause idéologique portée par le parti et la cause personnelle de son fondateur est portée à son comble, ce que symbolise l’identité entre le sigle de l’un et les initiales de l’autre.
Pour trouver des points de comparaison plus pertinents que dans le cas français, il vaut peut-être mieux porter le regard vers des antécédents étrangers, comme le lancement de Forza Italia. À l’époque, fin 1993, Silvio Berlusconi n’est pas encore le vieux dirigeant pathétique contraint à confesser ses soirées « bunga-bunga », mais un entrepreneur à la tête d’un empire économique, qui en utilisera les ressources pour lancer un parti dont l’image est promue par des professionnels de la communication et des relations publiques, s’appuyant eux-mêmes massivement sur des enquêtes d’opinion. À part l’anticommunisme, l’identité doctrinale de Forza Italia apparaît alors très mince, ce qui n’empêche pas la création de 4 000 clubs de sympathisants, principalement recrutés au sein des classes moyennes des régions « gagnantes » du nord de l’Italie. La campagne des législatives de 1994 est cependant maîtrisée en tout point par un cercle restreint autour de Berlusconi.
Quel que soit le nombre d’adhérents officiellement recensés, voire consultés à l’occasion, l’un des traits du business party réside en effet dans la centralisation très nette de la prise de décision, sans guère d’égards vis-à-vis des sensibilités idéologiques attirées par l’entreprise partisane, ni pour la diversité territoriale des zones d’implantation militante. De fait, en dépit de pratiques de délibération au sein d’EM, l’influence des adhérents sur le programme de Macron et ses orientations stratégiques apparaît bien superficielle. Beaucoup conseillé, leur candidat est en fait peu contraint par une quelconque instance partisane. On retrouve d’ailleurs ces traits dans une formation moins connue que Forza Italia et ancêtre de l’actuelle droite espagnole, à savoir l’Union du centre démocratique (UCD) dirigée par Adolfo Suarez, premier ministre de 1976 à 1981.
Populaire dans l’opinion et puissant dans l’appareil d’État, ce dernier avait besoin d’une organisation grâce à laquelle accomplir la transition postfranquiste. Outre la grande marge de manœuvre dont disposait le dirigeant de l’UCD, les chercheurs Hopkin et Paolucci rapportent des éléments qui font irrésistiblement penser à la campagne menée par Macron. Selon eux, le pouvoir discrétionnaire de l’exécutif partisan découlait d’une volonté d’adaptation très souple à l’état de l’opinion tel qu’il était perçu ou mesuré (« le parti se situe là où se trouvent les électeurs », affirma un proche de Suarez). Il convenait par ailleurs de contenir le plus possible « les contradictions potentielles entre les chrétiens-démocrates, libéraux et sociaux-démocrates » rassemblés par l’UCD, qui attira à l’époque énormément d’électeurs indécis, lesquels s’identifiaient très peu au parti lui-même, ou alors à son fondateur.
Ces deux exemples – Forza Italia et l’UCD – sont intéressants à plusieurs titres. D’abord, ils renseignent sur les failles des partis les plus proches d’un modèle entrepreneurial pur, éventuellement augmenté d’une tendance « personnaliste », lorsque l’organisation est tout entière dévouée aux ambitions du leader. En effet, ces partis se révèlent très dépendants de la figure charismatique dont ils sont le véhicule politique ad hoc, sans forcément s’adosser à un conflit sociopolitique substantiel et donc durable. Les difficultés de Forza Italia ont par exemple été largement corrélées à la perte de crédibilité de Berlusconi lui-même. On observe donc une vulnérabilité particulière de ces partis en fonction des performances et à l’image de leur chef.
Cette vulnérabilité est d’autant plus forte qu’il s’agit de partis faiblement institutionnalisés. À cause des liens très lâches entre l’électorat du parti, ses cadres et son dirigeant, il est très difficile de contenir les conflits internes lorsqu’ils s’expriment, de faire passer efficacement des messages aux sympathisants et d’organiser une remontée fidèle de leurs aspirations ou reproches aux dirigeants. Dans le cas espagnol, une fois les enjeux institutionnels traités sur un mode plutôt consensuel, les enjeux socio-économiques ont suscité des conflits qui ne pouvaient plus être esquivés, au pouvoir aussi bien qu’en période électorale. Si ce genre de problème n’est pas propre à ce type de parti, leur intensité est potentiellement plus forte, et les moyens de les résoudre beaucoup moins codifiés.
En ce sens, que ce soit en cas de défaite au premier tour ou en cas d’accès au pouvoir et de réformes impopulaires, on peut s’interroger sur la capacité de résistance d’En Marche !, qui ne dispose pas encore d’un maillage substantiel du territoire ni d’un noyau électoral loyal à une « marque » politique éprouvée. Si le destin de l’UDC n’est pas un bon présage, on pourra faire remarquer que Forza Italia est en revanche parvenu plusieurs fois à conquérir et exercer le pouvoir. Il faut toutefois noter que ce parti s’est révélé d’une résilience toute limitée en une vingtaine d’années d’existence, en comparaison de la longévité d’autres partis de gouvernement en Europe. Surtout, les alliances sociales tentées par Berlusconi (entre patronat, rentiers détenteurs de la dette publique et travailleurs non syndiqués) se sont définitivement désagrégées une fois la zone euro entrée en crise. Or, c’est typiquement dans ce contexte de crise, alors que le jeu économique est de plus en plus à somme nulle, que la tentative Macron se produit.
Transformisme" ou "césarisme" ?
Les partis de ce type n’apparaissent pas à n’importe quel moment. Dans le cas espagnol, il s’agissait de la transition d’un régime à un autre ; dans le cas italien, il s’agissait de la décomposition du système partisan de la Ire République, sur fond d’affaires judiciaires dévastatrices qui ont fini d’achever la puissante Démocratie chrétienne et le Parti socialiste de l’époque. À l’heure où les systèmes partisans européens sont beaucoup plus propices à la déstabilisation que dans les décennies précédentes, les fenêtres d’opportunité augmentent justement pour ce type de partis.
En France, où l’ordre électoral est en pleine recomposition depuis les quinquennats Sarkozy et Hollande, sur fond d’épuisement des promesses de prospérité et de stabilité de la Ve République, EM a pu trouver un terreau particulièrement favorable. Pour le politiste Gaël Brustier, Macron serait même le « candidat de la crise de régime » rampante dans laquelle se déroulerait cette campagne hors normes : « L’expérience Macron suppose (...) la réussite du transformisme qu’il porte : il s’agit de convertir des groupes sociaux à un gigantesque plan de sauvetage idéologique à la fois de la Ve République, de son mariage avec l’intégration européenne et du capitalisme à la sauce californienne. »
Ici, « transformisme » renvoie à une notion forgée par Gramsci. Ce dernier désignait ainsi la façon dont les élites dirigeantes, désireuses de reproduire une adhésion au moins passive à l’ordre social dont elles sont les gardiennes, incorporent la population et ses représentants à un cadre politique « gélatineux », au sein duquel les conflits sont désamorcés. Comment le faire dans le contexte, mentionné plus haut, de l’interminable crise économique de 2008 et de la décomposition des cultures politiques propres aux partis de gouvernement depuis 1981 ?
La réponse tient en trois temps. Premièrement, grâce à un hold-up rhétorique typique d’un populisme des élites ou d’extrême centre, qui consiste à dénoncer un « système » depuis son cœur même, aidé en cela par des puissances économiques trop heureuses de trouver un candidat dont on estime qu’il sera préservé de pressions basistes gênantes pour les affaires, qu’elles soient égalitaristes (à gauche) ou identitaires (à droite). Le tour de passe-passe tient alors dans la réduction du « système » aux seules institutions politiques, le monde économique y échappant implicitement en raison de son statut juridique privé. Cela peut fonctionner le temps d’une campagne, mais plus difficilement tout au long d’un quinquennat.
Deuxièmement, une fois construite cette image d’extériorité, qui permet d’échapper opportunément à la question du bilan des orientations néolibérales suivies depuis trente-cinq ans, une opération plus délicate consiste à imposer comme conflit central celui de « l’ouverture » contre la « fermeture ». Ce match Macron/Le Pen ne serait pas totalement artificiel. Un clivage latent travaille bien le pays, entre d’un côté ceux qui voient d’un œil positif l’exposition croissante des sociétés à la diversité culturelle, ainsi que la gestion supranationale des interdépendances entre pays, et de l’autre côté ceux qui préfèrent se replier sur une identité nationale figée et exclusive.
Le problème est que d’autres conflits structurels parcourent la société, notamment entre ceux qui s’estiment plutôt gagnants d’une mondialisation productive et financière qu’ils ne souhaitent pas attaquer de front, et d’autres qui souhaitent s’attaquer aux inégalités de richesses et de pouvoirs qu’elle génère, à toutes les échelles géographiques.
Troisièmement, on perçoit la tentation de dépasser toutes ces contradictions à travers la prise en charge et l’incarnation par une personne, forcément exceptionnelle, du destin national. Les phrases sibyllines de Macron sur la « transcendance » et sa revendication d’une « dimension christique » pointent dans cette direction, qui n’est plus seulement celle du transformisme au sens de Gramsci, mais d’un épisode césariste. Il faut dire que tout, dans la Ve République et dans la centralité acquise par l’élection présidentielle, pousse à ce tropisme auquel semble se laisser aller le candidat d’En Marche !. Quoiqu’il se revendique de valeurs d’ouverture, ce césarisme peut nourrir des interrogations quant à la préservation d’une démocratie vivante.