Prison avec sursis et cinq ans d’inéligibilité requis contre Serge Dassault
7 JUILLET 2016 | PAR YANN PHILIPPIN
Au terme de son procès pour blanchiment de fraude fiscale, le parquet a requis deux ans de prison avec sursis et cinq ans d’inéligibilité contre Serge Dassault. Mediapart raconte comment l’avionneur n’a cessé de dissimuler ses tirelires offshore au fil des scandales de corruption, jusqu’à leur régularisation tout sauf spontanée.
Serge Dassault n’ira pas en prison, mais risque fort de perdre le siège de sénateur auquel il tient tant. Au dernier jour de son procès pour blanchiment de fraude fiscale, le parquet national financier a requis, jeudi 7 juillet, deux ans de prison avec sursis, cinq ans d’inéligibilité et 9 millions d’euros d’amende contre l’avionneur, sénateur LR et ancien maire de Corbeil-Essonnes, qui a planqué jusqu’à 31 millions d’euros sur quatre comptes au Liechtenstein et au Luxembourg. Le verdict a été mis en délibéré au 1er septembre.
« Pour Serge Dassault, il y a sa loi et il y a la loi des autres », a asséné la procureur Ulrika Delaunay-Weiss. « Il y a la République et ses mandats politiques, dont on recherche les honneurs comme à la cour du roi, et l’arrière-cour de Serge Dassault, dans laquelle celui-ci piétine et bafoue les valeurs républicaines. Il vous appartient de dire que […] le droit s’applique aussi, ne lui en déplaise, à Serge Dassault », a-t-elle lancé au tribunal.
Ce procès a en effet montré l’immense mépris de Serge Dassault pour la justice de son pays. Après avoir annulé à deux reprises son audition pendant l’enquête, le sénateur n’a pas daigné se présenter à son propre procès. Soulignant qu’il s’agit pourtant de la procédure « normale », le président du tribunal a même suggéré de modifier le calendrier d’audience si Dassault « se décidait à venir nous donner quelques précisions ». Sans succès.
Le week-end dernier, Dassault était pourtant tranquillement au baptême de la promotion Marcel Dassault de l’École de l’air à Salon-de-Provence. « Il est évidemment beaucoup moins glorieux de se retrouver devant la 32e chambre correctionnelle en tant qu’industriel et sénateur, pour avoir dissimulé pendant plus de quinze ans des dizaines de millions à l’administration fiscale », a lancé la procureur Ulrika Delaunay-Weiss.
En l’absence de Dassault, sa version s’est résumée aux rares et brefs courriers qu’il a envoyés pour régulariser ses cagnottes. Il y explique avoir hérité ces fonds de son père, Marcel Dassault. Il jure même qu'il n’était « pas au courant, même après le décès de mes parents, du fonctionnement de ces comptes », qui étaient soi-disant« placés sous la responsabilité de [son] frère », décédé en 2011. Ses avocats insistent d’ailleurs sur le fait qu’il a régularisé la situation de sa propre initiative en juin 2014. Ils ont même plaidé, sans rire, qu’il « était dans l’ignorance, en tout cas précise, de ses avoirs à l’étranger ».
C’est un pieux mensonge. Grâce aux quelques informations livrées à l’audience, et aux éléments issus de la procédure pour achats de votes, Mediapart peut démontrer que Dassault connaissait très bien ses caisses noires, qui n’ont cessé d’être déplacées au fil des scandales de corruption, sans doute pour mieux les dissimuler. Et qu’il n’a régularisé la situation qu’après avoir été pris la main dans le sac, en donnant le moins de détails possibles.
Là où Serge Dassault dit la vérité, c’est sur le fait que cette cagnotte lui vient de son père. Selon la version distillée par la famille, et confirmée jeudi par ses avocats, Marcel Dassault, déporté à Buchenwald en 1944 parce que juif, avait planqué de l’argent en Suisse dans les années 1950 « pour se protéger et protéger sa famille », parce qu’il avait« peur de revivre la guerre ». Il se fait d’ailleurs construire à ce moment-là une belle villa à Genève, au bord du lac Léman. On a appris à l’audience que la demeure est louée par l’État à la famille Dassault, parce qu’elle abrite la résidence de l’ambassadeur de France auprès de l’ONU à Genève !
Si Dassault n’est pas venu, c’est parce que ses tirelires offshore constituent en fait sa caisse noire, utilisée pour verser des pots-de-vin en Belgique et pour financer la corruption électorale présumée à Corbeil-Essonnes. Ce qui lui vaut une mise en examen pour achats de votes dans une autre enquête.
Mais de cela, personne n’a parlé à l’audience. Pour des raisons de procédure, les éléments issus de l’enquête pour achats de votes (relevés bancaires, auditions du comptable suisse de Dassault) n’ont pas pu être versés au dossier. Idem pour ceux recueillis à la demande du parquet par la justice luxembourgeoise, parce que le blanchiment de fraude fiscale n'existe pas dans ce beau pays. Il était donc interdit de les évoquer au tribunal. Et les trois avocats de Dassault, qui ont monopolisé l’audience avec leurs recours de procédure, guettaient le moindre faux pas. Faute de documents, l’enquête n’a même pas pu établir l’origine des fonds !
Ce qu’oublie de dire la famille, c’est que Marcel, par ailleurs député de l’Oise, s’est servi de cette caisse noire pour financer ses amis politiques du RPR (devenu LR) et ses campagnes électorales. Pour gérer ce magot suisse, Marcel a embauché deux professionnels locaux d’une fidélité et d’une discrétion absolues : l’avocat Luc Argand et le comptable Gérard Limat.
À la mort de Marcel en 1986, les fonds reviennent à son épouse Madeleine (décédée en 1992), et à ses deux enfants Claude (décédé en 2011) et Serge. Mais contrairement à ce que prétend Serge Dassault, c’est bien lui, et pas son frère, qui semble, en tant que nouveau patron du groupe aéronautique Dassault, le nouveau gardien de la cassette familiale.
Il rencontre d’ailleurs, pour la première fois, le comptable occulte Gérard Limat une semaine après le décès de son père, très probablement pour être initié au secrets financiers helvètes. Serge Dassault « est un grand ami, un ami très proche. Je ferai n'importe quoi pour lui tant que la loi m'y autorise », a dit le comptable dans le cadre de l’affaire des achats de votes présumés, dans laquelle il est mis en examen.
Trois ans plus tard, en 1989, Serge Dassault semble en tout cas avoir été tout à fait informé par Limat : il utilise l’un des comptes suisses détenu par sa mère, dissimulé derrière la société écran Sophie SA, pour verser 1,5 million d’euros de pots-de-vin au parti socialiste flamand, afin obtenir un contrat militaire en Belgique. Le scandale éclate dans la presse en mars 1995. Coïncidence : une partie de ses avoirs suisses sont transférés six mois plus tard vers deux comptes au Liechtenstein, détenus par deux fondations ad hoc nommées Pégase et Balzane, qui garantissent l’anonymat complet du bénéficiaire.
En 1998, Dassault est renvoyé devant un tribunal belge, qui le condamnera à deux ans de prison avec sursis pour « corruption active ». Sans doute par prudence, son comptable a transféré, quelques mois avant son procès, une autre de ses tirelires suisses au Luxembourg, sur un compte ouvert au nom de la société écran Merger Investments, immatriculée aux Îles vierges britanniques. Le bénéficiaire en est officiellement son comptable helvète Gérard Limat, en vertu d'un contrat de fiducie passé avec Dassault, ce qui ajoute une deuxième couche d'opacité.
Serge Dassault a été élu maire de Corbeil en 1995. Dans la foulée, il demande au précieux Limat de lui livrer du cash à Paris, qu’il devait tirer des comptes des fondations au Liechtenstein. Jusqu'en 2012, le comptable suisse a livré la bagatelle de 53 millions d’euros de billets à Dassault en personne, directement dans son bureau parisien des Champs-Élysées, en particulier en période d’élections municipales.
Mais patatras, le 8 juin 2009, le Conseil d’État invalide l’élection de Dassault pour « dons d’argent » aux électeurs. Huit jours plus tard, le 16 juin, l’avionneur ferme les fondations. Désormais, le comptable Limat utilise essentiellement le compte luxembourgeois Merger pour financer les remises d’espèces, mais aussi les virements bancaires qui ont grassement rémunéré les agents électoraux présumés de Dassault.
Après avoir longtemps enterré l’affaire (lire ici), la justice se décide à ouvrir une information judiciaire pour achats de votes le 21 mars 2013. Coïncidence : le comptable Limat ouvre un mois plus tard un nouveau compte luxembourgeois à la banque Pictet, dissimulé derrière la société écran Mouzara, et y transfère la quasi-totalité des fonds du compte Merger, qui a servi à financer la corruption électorale présumée : il n’y a plus que 1,3 million d’euros dessus fin 2013, contre 14,9 millions un an plus tôt. C’est ce qu’on appelle prendre ses précautions…
Le coffre-fort secret de Dassault au Luxembourg
Cela n’a pas suffi. Les juges d’instruction et les policiers de l’office anticorruption (OCLCIFF) ont retrouvé la trace du comptable suisse. Deux commissions rogatoires internationales sont lancées. Le 12 février, le Luxembourg autorise la transmission à la France de son rapport d’enquête, qui révèle l’existence du compte luxembourgeois Merger. Coïncidence : il est fermé deux jours plus tard !
Mais il est désormais impossible de planquer l’argent sous le tapis. Le 12 mars 2014, Gérard Limat, auditionné et perquisitionné en Suisse, fournit de nombreux documents. Le compte Merger est grillé. La mort dans l’âme, Dassault doit se résoudre à régulariser sa situation auprès du fisc et de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) : il a menti dans ses déclarations de patrimoine de sénateur, délit puni de trois ans de prison.
Toutefois, dans ses courriers du 4 juin 2014, il ne mentionne qu’un seul compte au Luxembourg, sans le nommer (il s’agit du compte Merger) et sans donner de chiffres. Surtout, il passe sous silence les deux fondations au Liechtenstein et le compte luxembourgeois Mouzara, qui abrite pourtant la quasi-totalité du reliquat de ses fonds occultes (11,4 millions contre 1,3 million pour Merger).
Le fisc comme la HATVP ignorent alors totalement les liens entre ces cagnottes et l’enquête pour corruption. Dans son courrier adressé au ministre du budget, Christian Eckert, Dassault suggère qu’il s’agit simplement d’une histoire de vieux compte suisse, créé par son père. Pourtant, il se passe une chose étrange : pendant quatre mois, Dassault ne fournit aucun document ni élément complémentaire, ni au fisc, ni à la HATVP. Le 27 octobre 2014, le président de la Haute autorité, visiblement agacé, s’en plaint au notaire et conseiller fiscal de Dassault, Bernard Monassier. C’est à la suite de cette relance qu’il révèle trois jours plus tard aux autorités l’existence du compte Mouzara.
Le 17 novembre, France Inter et Libération révèlent publiquement comment Dassault a utilisé le compte Merger et les deux fondations pour se faire livrer du cash par Gérard Limat et financer ses agents électoraux présumés à Corbeil. Le président de la HATVP tombe de l’armoire, et joint au dossier l’article de Libé (écrit par l’auteur de ces lignes).
Coïncidence, Serge Dassault se fend une semaine plus tard d’un courrier au président de la HATVP, où il avoue pour la première mois avoir été le bénéficiaire des fondations Pégase et Balzane. « Il n’est pas exact de sous-entendre que ce serait sous l’effet d’un article de presse que Monsieur Serge Dassault se serait précipité pour venir informer la Haute autorité », s’est indignée à l’audience son avocate Jacqueline Laffont.
Le 13 novembre 2014, la HATVP a dénoncé Serge Dassault au parquet national financier (PNF), qui a immédiatement ouvert une enquête pour omission de déclaration de patrimoine par un parlementaire et pour blanchiment de fraude fiscale. Serge Dassault a séché ses deux convocations et a livré peu d’éléments à la justice. Le tribunal n’a pas pu vérifier l’origine des fonds (« ça reste le grand mystère », a soupiré le président) et encore moins retracer les mouvements financiers et l’usage de l’argent, en particulier les 19,6 millions qui ont disparu du compte Merger entre 2011 et 2013. « Nous n’avons dans la procédure aucune indication de ce qu’a pu devenir ce petit delta de 19,6 millions », a ironisé le président.
Le notaire Bernard Monassier, chargé par Dassault de mener la régularisation, jure pourtant avoir fait son possible pour récupérer les infos auprès des gestionnaires suisses, le comptable Gérard Limat et l’avocat Luc Argand. Dans son témoignage auprès des enquêteurs, lu à l’audience, il raconte avoir eu de « grandes difficultés », au point d’avoir dû agiter la menace du possible lancement d’une commission rogatoire internationale !
La collaboratrice de Me Monassier a raconté aux policiers son voyage surréaliste au Luxembourg. Alors qu’elle était munie d’une procuration en bonne et due forme, elle n’a pu avoir accès ni aux informations bancaires ni au coffre-fort de Serge Dassault. Elle a dû refaire une demande écrite une fois rentrée à Paris. Il lui a été répondu que le coffre luxembourgeois avait été fermé en février 2014, sans la moindre indication sur son contenu…
Le Luxembourg ayant interdit à la justice française d’utiliser les informations bancaires, elle a dû se contenter des informations livrées par Dassault et des documents trouvés en perquisitions chez son notaire français. Lesquels semblent très partiels. L’enquête sur les achats de vote a en effet montré que Dassault possédait aussi deux comptes helvètes au Crédit suisse de Genève et chez UBS à Zurich, qu’il n’a pas mentionnés dans ses demandes de régularisation.
Puisqu'il était interdit d'évoquer dans cette procédure le contexte de l'affaire, le parquet s'est abstenu. La procureur Delaunay-Weiss a tout de même souligné que les fondations au Liechtenstein ont été créées juste après la première élection de Dassault comme maire de Corbeil en 1995. « Ça n’a pas de sens social que Serge Dassault puisse rester dans son siège de sénateur et siéger à la commission des finances, a ajouté le second procureur, Patrice Amar. Où est la décence commune quand le représentant du peuple se moque à ce point du représenté ? »
Les avocats de Dassault ont réclamé la relaxe. Ils ont dénoncé dans leurs plaidoiries le « vide » du dossier, soulignant qu'il n'y avait pas de preuves que l'avionneur était propriétaire des fonds depuis quinze ans et qu'il avait ordonné les transferts d'argent vers les sociétés offshore. Me François Artuphel a soutenu sans ciller qu'il s'agit de fonds dont le milliardaire « n’avait probablement même pas connaissance ». Dassault les connaissait en tout cas suffisamment pour avoir téléphoné à trente-trois reprises à son comptable suisse Gérard Limat, afin qu'il lui livre des sacs plastique remplis de billets à Paris.
En conclusion, Me Pierre Haïk a tenté de redorer l'image particulièrement écornée de l'avionneur, cet « homme traîné dans la boue, caricaturé ». « Quels éléments justifieraient une telle humiliation à l’égard d’un homme âgé de 91 ans qui a régularisé sa situation ? », a-t-il ajouté au sujet des peines requises par le parquet. Sans compter qu'une condamnation serait une « atteinte inéluctablement portée à l’image d’un groupe[Dassault aviation – ndlr] qui fait, en ces temps difficiles, la fierté de la France ».
Serge Dassault « a toujours considéré qu’il était juste, vous allez peut-être sourire, de faire bénéficier les plus démunis d’une partie de sa fortune », a poursuivi Me Haïk, en insistant sur l'attachement viscéral de son client à la ville de Corbeil-Essonnes et à « ses habitants ». Quand on sait que l'ancien maire y a gagné le cœur de ses administrés à coup de millions, avec l'aide de caïds de cités grassement rémunérés dont l'un vient d'êtrecondamné à 15 ans de prison pour avoir tenté d'assassiner un opposant à Dassault, on ne sait plus s'il faut en « sourire » ou en pleurer.
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