Malgré les couacs au sein de la majorité, l'Assemblée a voté samedi les lois « pour la confiance dans la vie politique ». Cinq jours de débats pour une réforme étriquée. Récit.
Historique ? « Je n’utiliserais pas ce terme », dit en riant la ministre de la justice, lucide. Samedi dernier, alors que l’Assemblée nationale vient d’adopter les lois « pour la confiance dans la vie politique » (avec les voix du PS et de certains Républicains sur l'un des deux textes), Nicole Belloubet parle d’« un point de départ », d’« un marqueur politique ». Si la réforme contient des avancées incontestables (fin des emplois familiaux, contrôle des frais des parlementaires, etc.), elle paraît bien étriquée à l’arrivée. Ce mardi 1er août, sept sénateurs et sept députés doivent encore tenter de mettre les deux chambres d'accord. Car des « détails » ne sont toujours pas calés, telle la suppression de la « réserve parlementaire » à laquelle le Sénat s’accroche. En attendant, Mediapart revient sur cinq jours de débats, entre couacs et angles morts médiatiques.
Activités de conseil : le gros raté
Samedi, 2 heures. Tout le monde veut en finir. D’ultimes amendements, parfois loufoques, défilent à la vitesse du son. Arrive soudain le « 201 » sur les déclarations d’intérêts. Il donne trois mois de « rab’ » aux députés pour dire s’ils détiennent « des participations directes ou indirectes qui confèrent le contrôle d’une société de conseil ». Qui prête encore attention ? En trente secondes, la socialiste Delphine Batho se jette sur le micro, la ministre se dit contre, les députés LREM votent pour.
C’est l’illustration d’un raté général : la question des activités de conseil des parlementaires n’a été discutée qu’en fin de course, de nuit, et au pas de charge, alors que c’était la principale leçon à tirer de « l’affaire Fillon ». Si la prohibition des emplois familiaux est utile, rappelons en effet que les emplois fictifs étaient déjà proscrits par le Code pénal, tandis que rien, strictement rien, n’interdisait au député Fillon de conseiller un milliardaire libanais vendeur de pipelines pour des dizaines de milliers d’euros… Or certaines entreprises, en l’état du texte, pourront toujours s’acheter l’influence d’un élu français.
Pas n’importe lequel, il est vrai. Les textes fixent de nouveaux interdits : seuls les députés ayant entamé leur activité de conseil un an avant l’élection pourront exercer, sans plus avoir le droit de servir des entreprises publiques, des banques, ou encore le BTP (la liste est là)… Mais le candidat Macron avait promis l’interdiction absolue durant sa campagne. « Vous avez été élu pour ça ! », tonne Alexis Corbière (France insoumise). Sur les bancs LREM, muets, les avocats trépignent. « La grande majorité des activités de conseil sont parfaitement honorables, s’indigne Émilie Chalas. Les interdire pousserait à la professionnalisation politique. » Pour Alice Thourot (avocate), il faut bien sûr empêcher l’« activité de conseil d’opportunité », lancée en cours de mandat ou de campagne, mais pas les plus anciennes. Les ambitieux de 2022 n’ont qu’à créer maintenant leur société…
À force, l’insistance de la gauche agace. « Nous venons d’apprendre par la presse que l’un de nos collègues du groupe La France insoumise aurait exercé une fonction de conseil », finit par tacler Jean Terlier (avocat lui aussi), en visant Alexis Corbière, créateur d’une boîte de communication pendant la présidentielle (radiée depuis). « Calomniateur débile ! », réplique l’intéressé, sans répondre au fond. Le verdict est de toutes façons sans appel : la mesure de prohibition totale, défendue par les groupes FI, communiste et socialiste, n’obtient que 2 voix dans les travées LREM. Quant à l’amendement PS obligeant les « députés-conseil » à lever le secret sur leur clientèle (auprès de la Haute autorité pour la transparence), il est balayé.
Pendant tout ce temps, un livre de poche trône sur le pupitre de la ministre : La Constitution commentée par Guy Carcassonne. C’est sa bible. Ancienne membre du Conseil constitutionnel, Nicole Belloubet siégeait parmi les « Sages » en 2013 quand ils ont retoqué une disposition des lois « transparence » qui, déjà, prétendait interdire toute activité de conseil aux parlementaires. Pour la gauche, il faut retenter à tout prix, tandis que la ministre explique combiner des interdictions partielles pour mieux contourner la censure et « viser l’efficacité ». « Ce n’est pas un recul, déclare ainsi Nicole Belloubet à Mediapart. On ne peut pas outrepasser la Constitution, nous sommes dans un État de droit. » Le droit au service de la politique ou de la politique au nom du droit ?
Dans la nuit, au-delà des activités de conseil, la gauche essaie aussi de plafonner l’ensemble des rémunérations annexes des députés (qui restent salariés, pharmaciens, etc.) au tiers de leur indemnité de mandat, sans le moindre succès. « Ça veut dire quoi ?, s’étrangle Christian Jacob (LR), agriculteur de métier. Qu’au mois de septembre j’arrête de traire mes vaches ! » À l’arrivée, la nouvelle loi dit juste que les sénateurs et députés devront « veiller à faire cesser » leurs conflits d’intérêts, selon des règles que le bureau de l’Assemblée sera chargé de « déterminer ». L’essentiel se jouera donc dans le huis clos d’un organe politique où, pour l’instant, 4 sièges sur 22 sont occupés par l’opposition. On hésite à compter Thierry Solère (LR membre des « Constructifs »), embauché sous la précédente législature par une entreprise de déchets à 12 000 euros par mois…
Mais où est donc Richard Ferrand ?
Pendant cinq jours, tous les présidents de séance, vice-présidents LREM de l’Assemblée (un chef d’entreprise, une kiné, un avocat, etc.), sont novices au « perchoir » autant qu’au Palais-Bourbon, à l’exception du patron, François de Rugy. Au moindre couac, l’opposition dégaine. Ulcéré de voir ses amendements examinés dans le désordre, le groupe communiste dénonce une confusion « entretenue ». Le placide Olivier Dussopt (PS) s’insurge contre des votes qui bégaient : « Vous avez appelé le vote deux fois, presque trois. Mais les députés [LREM] lèvent la main ou ne la lèvent pas ! De deux choses l'une : soit ça ne se reproduit pas, soit je demanderai un scrutin [électronique] sur chacun des amendements. » Le président de l’Assemblée, François de Rugy, est appelé à la rescousse.
Mais les jours suivants, rebelote. La majorité rejette par inadvertance un article de son cru, La France insoumise prend ses cliques et ses claques après un vote à main levée litigieux. Et le report du vote solennel sur le projet de loi « simple » (il y a un « organique » ensuite) finit de braquer les élus d’opposition, contraints d’annuler leur retour en circonscription ou de dénicher un collègue à qui donner délégation. Du grand bazar ? Un peu de bizutage aussi, car les droits de l’opposition ne sont jamais bafoués. Mais cette cacophonie brouille le message politique et l’opération « moralisation » n’imprime pas dans l’opinion. L’Élysée s’agace. Au point qu’Emmanuel Macron aurait déjà demandé, à en croire Le Figaro du 31 juillet, le remplacement des vice-présidents de l’Assemblée dont la technicité est jugée défaillante.
« Éviter une surpénalisation de la fraude fiscale »
« Le problème, ce n’est pas le noviciat, c’est le manque de gouvernance, décrypte un briscard socialiste. On ne peut pas laisser un groupe s’autogérer comme ça ! Les difficultés proviennent de l’absence conjuguée du président de l’Assemblée, du président de groupe [Richard Ferrand] et du ministre chargé des relations avec le parlement. » Ce dernier, Christophe Castaner, finira par s’installer sur le banc vendredi. Mais Richard Ferrand n’aura siégé que quelques minutes en cinquante heures de débat, sans même ouvrir la bouche
Au sein du groupe LREM, des « poids moyens » s’en plaignent, quand d’autres évoquent des « problèmes personnels ». L’enquête préliminaire visant le contrat de bail signé par les Mutuelles de Bretagne au profit de la SCI de sa compagne (quand il était directeur général) est dans toutes les têtes. Au PS, au-delà de ses absences, ses présences aussi font jaser : « Le “hasard” a fait que Ferrand était en séance au moment de l’amendement de Laurence Vichnievsky », ancienne magistrate (Modem) soucieuse d'inclure les « détournements de fonds privés » parmi les infractions passibles d'une nouvelle peine d'inéligibilité obligatoire. Échec assuré.
Fraude fiscale : le monopole de Bercy verrouillé
Richard Ferrand est bien là, en tout cas, à l’heure où le « verrou de Bercy » joue sa survie. En France, pour qu’un procureur de la République ouvre une enquête sur des soupçons de fraude fiscale, il faut une plainte préalable du ministère des finances. Dans l’ordre, le ministre du budget saisit la Commission des infractions fiscales (CIF), qui valide 85 % des dossiers, puis son administration saisit la justice pénale (seulement un millier de fois par an). À entendre le fisc, ce moyen de pression n’aurait pas son pareil pour faire rentrer les impôts et pénalités dans les caisses de l’État. Dans l’hémicycle, il y a ceux qui veulent supprimer le « verrou », et ceux qui espèrent l’assouplir. Ensemble, ils ont de quoi tenter un coup.
« Il faut retirer au ministre le pouvoir discrétionnaire d’épargner un fraudeur », gronde Alexis Corbière (FI). Non seulement les communistes applaudissent, mais certains bancs LR, et les centristes. « Qu’en est-il de l’indépendance de la justice ?, lance Philippe Vigier (UDI) à la garde des Sceaux. Cette loi ne peut pas s’attaquer à quelques icônes comme l’IRFM et la réserve parlementaires, parce que ça fait bien dans l’opinion, et laisser perdurer le verrou de Bercy ! » Nicolas Dupont-Aignan s’émeut : « Tout se passe dans le secret d’un bureau, celui du ministre, avec beaucoup d’arrangements et de salissures. »
Placide, le rapporteur général de la commission des finances, Joël Giraud, sort de sa poche une phrase d’Éliane Houlette, la magistrate qui dirige le parquet national financier, religieusement citée : « Le rôle de filtre assuré par la CIF est une bonne chose, il faut être pragmatique : nous serions dans l’incapacité de traiter l’ensemble des plaintes. » Loin d’acter le manque de moyens de la justice, Nicole Belloubet vante les « aspects extrêmement pratiques » d’un « verrou » qui permet « des rentrées fiscales non négligeables », ainsi que « d’éviter une surpénalisation systématique de la fraude ». Sur son banc, la rapporteure des projets de loi, l’avocate Yaël Braun-Pivet (LREM, premier mandat), ne dit pas la même chose, ni le contraire d’ailleurs, proposant de « procéder à l’examen approfondi du dispositif » à l’aide d’une mission parlementaire. « Des travaux, on en a des sacs et des sacs ! », fulmine André Chassaigne (PCF). Malgré le soutien de l’ensemble des communistes, des insoumis et des « Constructifs », rejoints par 27 LR (sur 41), plusieurs frontistes dont Marine Le Pen et Louis Aliot, 2 socialistes (sur 9), et un original LREM, la suppression du « verrou de Bercy » est repoussée.
Mais l’hémicycle est chauffé à blanc pour l’option de repli, moins clivante, déjà votée par le Sénat, et proposant juste une brèche dans le « verrou ». Pourquoi ne pas autoriser la justice, par exception, à engager des poursuites en solo lorsqu’elle tombe sur des faits de fraude fiscale au détour d’une enquête déjà ouverte ? Cette fois, le scrutin est serré. Tous les députés PS et Modem se rallient, laissant le groupe « macroniste » isolé et fissuré, avec 12 voix pour et 10 abstentions. L’amendement échoue à 21 voix près.
Les hauts fonctionnaires ignorés
Brusquement, en milieu de semaine, l’oratrice du groupe LREM annonce un nouveau nom de baptême. On bascule de « confiance dans l’action publique » à « confiance dans la vie politique ». Depuis le premier jour, les oppositions de gauche et de droite pilonnent en effet sur le pantouflage des hauts fonctionnaires et conseillers ministériels, leurs « va-et-vient » vers le privé, que l’intitulé d’origine paraît englober. « L’action publique, c’est large, sinon c’est de la publicité mensongère ! », soutient Ugo Bernalicis (FI). Or amendement après amendement, la ministre dénonce des « cavaliers législatifs », des hors-sujet. La majorité décide alors de graver dans le marbre un titre qui cible officiellement les responsables « politiques » et s’arrête aux portes de l’administration.
« Le terme pantouflage est un euphémisme pour évoquer les conflits d’intérêts de coulisse érigés en mode de gouvernance permanent, tance pourtant Delphine Batho (PS). Les membres de cabinet emportent leur carnet d’adresses dans le secteur privé puis reviennent, tout en veillant à un certain nombre d’intérêts. Il faut une frontière étanche. » L’ancien vice-président de l’Assemblée, Marc Le Fur (LR), ravit ses troupes en lâchant : « Nous, les parlementaires, sommes protégés non par notre vertu mais par la collégialité. Dans une administration, le ministre agit seul, il a un passé, des intérêts peut-être. Il en va de même pour son directeur d’administration. Alors qu’on en finisse avec la stigmatisation des parlementaires et qu’on construise une loi équilibrée ! » Le départ de Bruno Bézard, directeur du Trésor recruté en 2016 par un fonds d’investissement franco-chinois, revient sur toutes les langues, preuve que la commission de déontologie de la fonction publique (chargée de surveiller le pantouflage des fonctionnaires) serait trop coulante. Mais tous les amendements durcissant les règles, notamment sur les sas d’attente et « décontamination », sont écartés alors que le Sénat en avait adopté une batterie.
Dans les travées de La République en marche, composées à 10 % de chefs d’entreprise et 21 % de cadres du privé, on s’impatiente. « Je me permettrai d’évoquer un exemple, le mien, intervient Jacques Maire. Diplomate d’origine, j’ai travaillé dix ans dans un groupe privé puis je suis revenu en 2012 au Quai d’Orsay. Nous ne réussirons à réformer l’État que s’il y a des dizaines de passages de managers entre le public et le privé, un afflux massif de compétences [acquises] dans un environnement concurrentiel qui place le client au centre, comme il faut faire pour les usagers des services publics. »
Tout le monde ne parle pas le même langage. À gauche, François Ruffin (FI) cite un roman policier d’Edgar Poe, La Lettre volée, dans lequel l’inspecteur cherche en vain l’objet du crime, qu’il présuppose dissimulé. En réalité, le courrier est tellement en évidence que l’enquêteur passe à côté. « Comment ne pas voir le caractère grotesque d’une moralisation avec Emmanuel Macron à la tête de l’État ? », lance le député, rappelant le débauchage de l’inspecteur des finances par la banque Rothschild en 2008. « Le pantouflage, c’est la Lettre volée d’Edgar Poe », une « privatisation » de l’État que personne ne regarde.
Calmement, la majorité botte en touche. Sans se risquer sur le fond, Nicole Belloubet rappelle qu’une loi d’avril 2016, « fruit de deux ans de travail » parlementaire, a traité le sujet pour les fonctionnaires, instaurant des règles de déport en cas de conflits d’intérêts. Alors « faut-il remettre sur le métier un texte dont l’application pleine et entière ne date que d’un mois ? » Jugeant les « difficultés » tout à fait « réelles », la rapporteure de la commission des lois, Yaël Braun-Pivet (LREM), annonce une nouvelle « mission d’évaluation ». « Je ne m’engagerai pas sur un délai, glisse-t-elle. Je suis novice et ne connais pas le temps nécessaire pour une mission d’information parlementaire. » Ni, surtout, ce qu'il advient en général de ses conclusions… Sur ces questions, les plats repassent rarement deux fois au cours d'un quinquennat. À moins d'un nouveau scandale.