Procès du Mediator: chronique d’un échec programmé
Partie sur des chapeaux de roues en 2011, l’instruction du dossier Mediator s’est embourbée et l’affaire ne sera probablement pas jugée avant 2019. En ciblant la responsabilité du groupe Servier et en évacuant celle de l’administration et des politiques, la justice a-t-elle fait le bon choix ? Ou s’est-elle condamnée à échouer ?
Cibler la responsabilité des laboratoires Servier, coupables d’avoir dissimulé la vraie nature et les dangers de leur produit défectueux, le Mediator : cela semblait l’objectif évident de la procédure partie sur des chapeaux de roue en février 2011, à la suite de la révélation du drame sanitaire qui a causé la mort de 500 à 1 500 personnes. La tromperie de Servier paraissait flagrante, la responsabilité du laboratoire incontestable. En janvier 2014, le procureur de Paris, François Molins, annonçait qu'un grand procès du Mediator pourrait se tenir pendant le premier semestre 2015.
Trois ans après, l’affaire est embourbée. Les connaisseurs du dossier les plus optimistes estiment que le Mediator ne sera pas jugé avant 2019. Et rien ne garantit que le procès, s’il finit par avoir lieu, aboutisse à une issue satisfaisante pour les victimes. Le fiasco est en vue.
Comment la justice, malgré les moyens considérables déployés, a-t-elle pu rater cette affaire immanquable ? Lors de son audience solennelle tenue le 23 janvier, le procureur de Paris, François Molins, déplorait que « sur six ans de vie de ce dossier d’information, qui a été ouvert en février 2011, moins de trois ans aient été consacrés aux investigations et les trois années suivantes aient été exclusivement consacrées à la procédure à la suite des multiples demandes et recours faits par la défense des mis en cause, sans d’ailleurs que ce soit encore terminé ».
L’enquête de Mediapart montre que cette analyse est un peu courte. L’acharnement procédurier des avocats de Servier ne suffit pas à expliquer l’échec annoncé. Celui-ci résulte d’une cause plus profonde : en focalisant l’affaire sur la tromperie et sur la seule responsabilité des laboratoires Servier, la justice a trop limité son champ d’action. Elle a sous-estimé le rôle des politiques et celui de l’administration de la santé, en particulier de l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament) et de la DGS (Direction générale de la santé). Elle a « saucissonné » l’affaire, dissociant le volet « tromperie et escroquerie » du volet « blessures et homicides involontaires ». Cette approche restrictive, justifiée par un souci d’efficacité et d’allègement de la procédure, se révèle contre-productive. Elle affaiblit l’action des magistrats, exposés au feu des critiques des avocats de Servier, et freinés par des contraintes qui les empêchent d’aller au fond des choses.
Pourquoi la justice a-t-elle choisi une telle méthode ? Pourquoi n’a-t-elle pas traité d’emblée l’ensemble du champ des responsabilités ? L’on ne peut pas répondre à la place des juges, mais un certain nombre d’éléments suggèrent que l’instruction a été orientée par une préoccupation majeure : mettre hors de cause l’État et les politiques. Et cela, avant même que la procédure ne débute.
• NOVEMBRE 2010 : « L’AFFAIRE NE DOIT JAMAIS REMONTER AUX POLITIQUES »
Au tout début du scandale Mediator, en novembre 2010, Xavier Bertrand, qui vient d’être nommé ministre de la santé, reçoit la visite d’un invité surprise : Martin Hirsch, ancien haut-commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté du gouvernement Fillon, aujourd’hui directeur général de l’AP-HP (assistance publique-hôpitaux de Paris). Hirsch a un message à transmettre sur le Mediator, accusé d’avoir tué de 500 à 1 500 personnes entre 1976 et 2009. L’affaire ne doit jamais remonter aux politiques, explique l’ancien président d’Emmaüs France au nouveau ministre. Si quelqu’un doit payer, il faut cibler les experts, ces professeurs de médecine qui touchent des honoraires considérables versés par les labos, à commencer par Servier, le fabricant du Mediator.
Mais que vient faire Martin Hirsch dans cette galère ? À l’époque de sa visite confidentielle à Xavier Bertrand, il n’occupe pas de fonction officielle dans l’administration de la santé. À quel titre vient-il parler de ce sujet précis au ministre de la santé ? Est-ce parce qu’il est proche de Didier Tabuteau, qui a dirigé le cabinet de Bernard Kouchner au ministère de la santé de 1992 à 1993 et de 2001 à 2002, et a été à la tête de l’Agence du médicament, de sa création en 1993 à 1997 ? Est-ce parce que lui-même, Martin Hirsch, a été le directeur de cabinet de Bernard Kouchner, secrétaire d’État à la santé, de 1997 à 1999, période clé dans l’histoire du Mediator, avant de devenir le conseiller santé de Martine Aubry, au ministère de l’emploi et de la solidarité ?
Une chose est sûre : Hirsch a été entendu. Parmi la trentaine de personnes morales et physiques mises en examen, figurent les laboratoires Servier, fabricant du produit incriminé, une pléiade de professeurs de médecine appointés par l’industriel, et l’ANSM, l’Agence nationale de sécurité du médicament. Mais pas un ministre ou un parlementaire, à l’exception de l’ex-sénatrice Marie-Thérèse Hermange, mise en examen pour complicité de trafic d’influence, après avoir été surprise en pleine conversation avec un consultant de Servier, le professeur Claude Griscelli, en vue d’infléchir le rapport de la mission du Sénat sur le Mediator dans un sens favorable au laboratoire.
Les ténors du réseau politique de Servier, l’ancien garde des Sceaux Henri Nallet, ou Bernard Kouchner, et surtout l’ancien ministre de la santé Philippe Douste-Blazy, ami personnel de Jacques Servier dès les années 1980, n’ont quant à eux pas été mis en cause par les magistrats. Pourtant, leur rôle potentiel dans la stratégie d’influence du groupe méritait examen. C’est particulièrement vrai pour Douste-Blazy, qui a été ministre de la santé à deux reprises (1993-1995 et 2004-2005), a bénéficié de multiples aides financières de Servier et a toujours affirmé son amitié au fondateur du groupe pharmaceutique (voir notre article).
Quand Douste-Blazy était ministre de la santé en 2004-2005, il avait pour conseiller le professeur Claude Griscelli, lui-même mis en examen pour ses mauvais conseils à Marie-Thérèse Hermange. Mais malgré tous ces liens compromettants, Douste-Blazy dort sur ses deux oreilles.
« Tu auras un classement sans suite ou un non-lieu »
• MARS 2011 : LE PROBLÈME DE LA RESPONSABILITÉ DE L’ÉTAT
En janvier 2011, Xavier Bertrand rend public un rapport explosif de l’Igas (Inspection générale des affaires sociales) dirigé par Aquilino Morelle, qui deviendra conseiller de François Hollande en 2012, avant de quitter piteusement l’Élysée à la suite des révélations de Mediapart sur son goût pour les chaussures bien cirées et surtout sur ses liens financiers avec les laboratoires Lundbeck.
Mais en 2011, le rapport Morelle est salué sur le site Slate comme « un travail historique ». Martin Hirsch – encore lui –, commentant le rapport Morelle dans une interview au JDD, le qualifie de « terrible récit d’un enfumage généralisé des autorités sanitaires par Servier ».
Le rapport Morelle est un véritable réquisitoire pour tromperie contre Servier. Il ignore le rôle des politiques, sous-estime la responsabilité des hauts fonctionnaires de la santé, et résume l’affaire à une faute originelle : avoir fait passer un anorexigène pour un antidiabétique.
Mais Servier a beau jeu de répliquer que son produit a bel et bien obtenu une AMM (autorisation de mise sur le marché) dans le traitement du diabète, et qu’il n’a pas été retiré pendant de longues années, malgré les signaux d’alerte. Dès lors, les défenseurs du laboratoire soutiennent qu’ils ne portent pas toute la culpabilité et que l’État pourrait être mis en cause autant, sinon davantage, que Servier !
Cette analyse apparaît dans une note de la DGS, la Direction générale de la santé : « En l’espèce, rien n’aurait été possible sans la défectuosité du Mediator mais le Mediator n’aurait pas produit de conséquences néfastes s’il n’avait pas obtenu une AMM ou si celle-ci avait été suspendue ou retirée plus tôt, lit-on dans ce document de la DGS révélé par Le Figaro. Le Mediator n’a pu être mis sur le marché que grâce à des autorisations de mise sur le marché délivrées à partir de 1974 par le ministre, puis par l’Agence du médicament, enfin par l’ANSM et alors qu’aucune des autorités investies du pouvoir de police sanitaire n’a estimé, avant la décision de 2009, devoir suspendre ou retirer à Servier l’autorisation de mise sur le marché de ce médicament. Sans le défaut du Mediator, pas de dommage, mais sans AMM pas de dommage non plus. »
Le fonctionnaire de la DGS qui transmet cette note à ses collègues en mars 2011, alors que débute l’instruction, enfonce le clou dans un mail : « La conclusion la plus désagréable est que si la responsabilité de l’État est recherchée, elle sera probablement intégrale et non pas partagée avec Servier. »
Est-ce la nécessité de protéger l’État et les politiques qui a conduit à un certain « cadrage » de l’instruction ?