Louis Aragon meurt le 24 décembre 1982, dans la nuit du jeudi au vendredi, à 0h05, dans son domicile parisien du 56, rue de Varenne.
Le lendemain, samedi 25 décembre, L'Humanité lui dédie huit pages d'hommages et d'articles sur sa vie et son œuvre, souvent très denses. Et six pages encore le lundi 27 décembre 1982 pour ses obsèques prévues le lendemain.
Il y a d'abord l'hommage adopté par le Comité Central du PCF, magnifique, qui mérite d'être cité intégralement.
Il est sous un encadré avec une photo d'Aragon prise en 1982 avec son chapeau, et la formule de La Diane française "Mon parti m'a rendu mes yeux et ma mémoire"
"Aragon n'est plus.
Pour ses camarades communistes dont il était la fierté, pour tous ceux en qui a retenti sa parole aux plus forts moments de notre vie nationale, pour les femmes et les hommes innombrables que le rayonnement de son art a atteints jusqu'au bout du monde, la perte est immense?
Présent à tous les rendez-vous de notre peuple et de sa culture avec l'histoire, Aragon a marqué son siècle.
Il l'a marqué par son œuvre, infiniment diverse et profondément une: œuvre poétique chantant sur tous les tons, à travers toutes les formes, l'amour et la colère, la douleur et l'espoir: œuvre romanesque à la taille du monde réel et de l'histoire, indissolublement croisée avec celle d'Elsa Triolet; œuvre critique attentive à tous les chemins nouveaux de la création, sans cesse attachée à mettre l'héritage au présent. Riche de cette assimilation exceptionnellement inventive de la culture française et mondiale, retrouvant et continuant notre grande tradition humaniste à travers les ruptures les plus révolutionnaires, élaborée jusqu'au plus extrême raffinement et capable d'entrer dans la sensibilité populaire jusqu'à devenir chanson, l’œuvre d'Aragon est un sommet de l'art contemporain.
Il a marqué en même temps son siècle par cette manière de vivre jusqu'au bout l'engagement du créateur dans les combats pour changer le monde. Bien des écrivains ont joué un rôle civique dans notre histoire. Mais rares sont ceux qui ont poussé si loin la liaison délibérée de l'écriture et de l'acte politique. Ce fil perpétuel qui noue dans son œuvre vie intime et vie publique, ce croisement sans cesse renouvelé de la création littéraire avec la prise de position du journaliste et l'intervention du militant font d'Aragon une des personnalités les plus fortes de la France contemporaine.
Ce prodigieux inventeur de formes a été une haute voix de notre temps.
Au sortir de la Première Guerre, en rupture radicale avec une esthétique et une morale qui s'étaient faites complices de la tuerie impérialiste où l'on avait jeté ses vingt ans, Aragon est l'un des fondateurs, une des figures décisives du mouvement surréaliste, cette insurrection de l'esprit dont jamais il ne reniera les choix fondamentaux.
C'est à partir d'eux que, poussant jusqu'au bout sa remise en question de l'inacceptable ordre établi, Aragon adhère dès 1927 au jeune Parti communiste. De cette rencontre capitale avec la classe ouvrière révolutionnaire, de sa découverte concrète de l'Union soviétique naît une dimension nouvelle de son engagement politique comme de son art. A la pointe de l'action antifasciste et pour la paix, au cœur du Front populaire, il est de ceux qui ont le plus ardemment contribué à unir en une même démarche combat de classe et combat national, grandeur française et solidarité internationale.
Dans les années de douleur et de courage où la France trahie est occupée par les nazis, Aragon est au premier rang pour organiser la résistance chez les intellectuels, animer le Front national, fonder Les lettres françaises et le Comité national des écrivains. En des termes inoubliables, il est une voix sans pareille de la France debout dans la lutte contre l'envahisseur.
Lorsque, après la grande espérance de la Libération, vient l'époque de la guerre froide et des guerres coloniales, de l'inféodation atlantique, puis du long règne de la droite, Aragon le poète, le romancier, l'essayiste, le directeur de Ce Soir et des Lettres Françaises met sans compter son prestige et son génie dans la balance de toutes les causes où se joue le bonheur des hommes, du mouvement mondial pour la paix et de la solidarité avec les pays socialistes au combat national pour l'indépendance et la démocratie. Il se voue avec Elsa à la défense et illustration de notre culture à sa rencontre avec toutes les autres. Bouleversé par ce qui vient ternir l'image du socialisme, il milite pour son visage humain. Soucieux de rassembler, il a été inlassablement de la longue bataille pour la victoire de la gauche.
Peu de vies ont à ce point fait honneur aux couleurs de la France.
Et c'est notre honneur que pendant plus d'un demi-siècle, liant au chemin de tous sa démarche singulière, Aragon ait été sans jamais faire défaut un communiste.
Ce qu'il a apporté à notre Parti est inestimable. Il a pris dans les années 30 sa part des efforts pour en surmonter les maladies infantiles. Il n'a cessé de rendre puissamment sensibles, par-delà les cris et chuchotements de la calomnie, l'inspiration démocratique et nationale de notre politique, le souffle libérateur du marxisme, la stature de l'homme communiste. Toujours il a voulu servir, comme il aimait à le dire, et parfois jusqu'à la déchirure, ce parti qu'il avait fait sien une fois pour toutes il y a cinquante-cinq ans à partir de raisons plus profondes que toutes les failles de l'histoire.
Devant ce qui n'y fut pas toujours selon son cœur, devant l'amertume des erreurs un temps partagées, jamais il n'a songé à rebrousser chemin, mais à agir pour avancer. Membre du Comité central depuis 1950, il a été au sens le plus vrai du mot un homme politique.
Artisan passionné d'une conception démocratique et nationale de la culture, partisan convaincu de l'alliance capitale de la classe ouvrière et des intellectuels, explorateur hardi de l'ouverture et de l'union, il a joué un grand rôle à sa mesure dans ces grands pas en avant de notre Parti qui s'appellent Argenteuil et Champigny, dans cet acte décisif qu'a été notre 22e congrès. La marque d'Aragon se lit à livre ouvert dans notre conception et notre pratique de l'avancée démocratique vers un socialisme à la française.
Lors de son 80e anniversaire, il exprimait sa joie devant ce que son Parti était devenu. Sa disparition nous fait redire avec solennité combien nous mesurons la part qu'il y a prise.
Au moment où Aragon nous quitte, où son œuvre achevée appareille vers les plus lointains lendemains, nous, ses camarades des nuits noires et des jours lumineux, nous saluons en lui, du fond de notre douleur et avec une ineffable gratitude, l'une des plus hautes images de l'homme d'aujourd'hui".
Le Comité Central du Parti Communiste Français
Georges Marchais est cité page 3:
"Je suis bouleversé"
Aussitôt connue la mort d'Aragon, Georges Marchais, secrétaire général du Parti communiste français, a déclaré:
"Aragon n'est plus. Les mots me manquent pour dire la peine immense qui m'étreint. Je perds un ami très proche, notre Parti un des meilleurs des siens, la France son plus grand poète du siècle. Je suis bouleversé".
Plus tard, après avoir salué la dépouille mortelle d'Aragon, Georges Marchais, interrogé par les journalistes, a déclaré:
"J'ai beaucoup de peine, car je perds un ami. Pour beaucoup de gens, cela peut apparaître comme une attitude prétentieuse de ma part. Ce n'est pourtant pas le cas.
"Aragon a parlé avec moi pour la première fois en 1956, lorsque j'ai été élu au Comité central. Depuis, il a toujours joué un grand rôle auprès de moi. Par exemple, en 1968, quand avec Waldeck Rochet, nous avons travaillé au Manifeste de Champigny, les conseils d'Aragon ont été précieux".
Puis il a poursuivi: "Par la suite, quand Waldeck Rochet est tombé malade et que j'ai été investi des responsabilités qui sont les miennes aujourd'hui, j'ai souvent rencontré Aragon et il m'a beaucoup aidé.
"A la veille du XXIIe Congrès, qui a été un tournant pour le Parti, Aragon est venu me voir dans mon bureau. Il m'a apporté un témoignage qui avait une grande signification: "La Joconde", par Marcel Duchamp.
" Aragon avait une dimension nationale et internationale, une dimension qui n'a rien à voir avec la mienne. Mais c'était un ami. C'était un des meilleurs des nôtres, dans sa fidélité constante au Parti communiste, à ce Parti dont il disait "Je démissionne chaque soir, je réadhère chaque matin"
"C'est le plus grand poète de ce siècle. Pour nous, et pas seulement pour nous.
"Aragon, c'est la fidélité à son engagement, comme écrivain surréaliste, et à son engagement comme membre de son Parti. C'est un exemple de fidélité, au sens le plus fort de ce terme. Une fidélité qui n'a jamais été aveugle. C'était Aragon avec tout ce qu'il était".
C’est ainsi que l’Humanité annonçait sa disparition, le 25 décembre 1982, avec une photo de ses dernières années. Une foule grave avait assisté trois jours plus tard à l’hommage qui lui fut rendu, place du Colonel-Fabien, à Paris.
Le 25 décembre 1982. Sans doute est-ce alerté la veille par la radio ou la télé que l’on était allé acheter l’Huma ce matin de Noël. Un titre, un seul titre à la une, d’une clarté tranchante : « Aragon est mort ». Ces trois mots et une photo. Il n’avait sans doute pas été facile de la choisir. Quel était l’Aragon des lecteurs de l’Huma, et, bien au-delà, de tous ses lecteurs ? Le jeune homme si élégant des années surréalistes, aux mille cravates, mais qui avait déjà sur le front de la guerre, puis à l’hôpital du Val-de-Grâce où il avait rencontré André Breton, connu la souffrance, la mort et la folie ? Le poète de la Résistance ? L’auteur d’Aurélien ou celui de la Semaine sainte, celui de la Défense de l’infini en 1927 ou de ces pages hallucinées des Communistes, où il décrit comme le Triomphe de la mort, de Bruegel, le désastre de Dunkerque ? Le membre du Comité central du PCF, ancien directeur du quotidien Ce soir, directeur des Lettres françaises qui avait offert à Georges Marchais l’une des trois Joconde à moustache de Marcel Duchamp, portant ces mots en forme de provocation : « LHOOQ » ? « Autant il y a d’artistes véritables, écrivait Marcel Proust, autant il y a de mondes différents. » Aragon fut un inventeur de mondes. L’une des logiques sans doute de cet enfant sans nom, qui ne connaissait pas son père, un enfant de l’amour, comme on disait à la fin du XIXe siècle. Un enfant qui crut longtemps que sa mère était sa sœur et pour qui écrire était un « mentir-vrai ». Inventeur de mondes, se récriera-t-on peut-être, et le monde réel, alors, qu’il avait donné comme titre à son cycle romanesque des années trente ? Bien sûr… mais jamais il ne le confondit avec un plat réalisme, fût-il baptisé socialiste.
«Il nous restera de lui le pouvoir infini des mots »
Le journal avait choisi une photo des dernières années. Ces années où souvent il s’exprimait avec un de ces masques blancs des mimes, comme si dans cette traversée du siècle il s’était senti devenir une ombre. « Siècle martyr, siècle blessé, c’est de sang que sa bouche est peinte. »
Ses obsèques avaient eu lieu trois jours après. Le président de la République, François Mitterrand alors, le gouvernement n’avaient pas cru bon d’organiser des obsèques nationales. Ce fut au PCF qu’il échut de lui rendre hommage. Non qu’il lui appartînt, mais aussi parce que, peu à peu, comme le dira alors Georges Marchais, le PCF s’était reconnu en lui. Ce jour-là, place du Colonel-Fabien, devant la façade de verre de Niemeyer, il y avait une grande foule grave, avec partout les couleurs des drapeaux et des roses rouges. Pierre Mauroy, premier ministre, était venu. « Il nous restera de lui le pouvoir infini des mots et cela qui lui faisait toujours discerner la lueur d’une aube. » Le cercueil après la cérémonie publique avait été emporté à Saint-Arnoult-en-Yvelines pour être inhumé sous la grande dalle de pierre où reposait déjà Elsa avec ces mots gravés : « Quand côte à côte nous serons enfin gisants »… 25 décembre 1982. Dans un autre journal, le Figaro, Jean d’Ormesson saluait « le plus grand poète français. Un romancier de génie ».
L’actualité d’Aragon
Pour commémorer le trentième anniversaire de la mort d’Aragon, l’Équipe de recherche interdisciplinaire sur Elsa Triolet et Aragon (Erita), met en ligne un dossier, l’Actualité d’Aragon, prélude à un numéro spécial de sa revue Recherches croisées. Ce dossier comporte un bilan de la recherche aragonienne, des textes d’Aragon, des contributions de chercheurs, écrivains, artistes ainsi qu’un hommage à Michel Apel-Muller, l’un des fondateurs de l’Erita, qui vient de disparaître.
commenter cet article …