Les grands textes de Karl Marx - 6
Le matérialisme historique
Karl Marx (1818-1883)
"L'idéologie allemande" - Classes et idées dominantes (Manuscrit, 1845-1846)
" A toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. La classe qui dispose des moyens de production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si bien qu'en général, elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ces moyens font défaut. Les pensées dominantes ne sont rien d'autre que l'expression en idées des conditions matérielles dominantes, ce sont ces conditions conçues comme idées, donc l'expression des rapports sociaux qui font justement d'une seule classe la classe dominante, donc les idées de la suprématie. Les individus qui composent la classe dominante ont aussi, entre autres choses, une conscience et c'est pourquoi ils pensent.
Il va de soi que, dans la mesure où ils dominent en tant que classe et déterminent une époque dans tout un champ, ils le font en tous domaines; donc, qu'ils dominent aussi, entre autres choses, comme penseurs, comme producteurs de pensées; bref qu'ils règlent la production et la distribution des idées de leur temps, si bien que leurs idées sont les idées dominantes de l'époque.
A un moment, par exemple, et dans un pays où la puissance royale, l'aristocratie et la bourgeoisie se disputent la suprématie et où, par conséquent, le pouvoir est partagé, la pensée dominante se manifeste dans la doctrine de la séparation des pouvoirs que l'on proclame alors "loi éternelle".
Or, la division du travail, dans laquelle nous avons déjà reconnu l'un des facteurs les plus importants de l'histoire, prend aussi, dans la classe dominante, la forme de la division du travail intellectuel et du travail matériel, de sorte que, à l'intérieur de cette classe, l'une des parties présente ses penseurs attitrés (les idéologues actifs et conceptifs dont le principal gagne-pain consiste à entretenir l'illusion que cette classe nourrit à son propre sujet), tandis que l'autre partie garde, à l'égard de ces idées et de ces illusions, une attitude plutôt passive et réceptive: ce sont, en réalité, les membres actifs de cette classe, et ils ont moins de loisir pour se faire des illusions et des idées sur eux-mêmes.
Cette division peut même dégénérer, au sein de cette classe, en un certain antagonisme, une certaine rivalité entre les deux parties. Toutefois, cette opposition disparaît automatiquement dès qu'un conflit pratique met en danger la classe elle-même. On voit alors disparaître l'illusion que les idées dominantes ne seraient pas les idées des classes dominantes et qu'elles auraient une puissance indépendante du pouvoir de cette classe.
L'existence d'idées révolutionnaires à une époque déterminée suppose l'existence préalable d'une classe révolutionnaire...
Si l'on détache, en observant le déroulement de l'histoire, les idées dominantes de la classe dominante elle-même; si on les rend indépendantes; si l'on se persuade qu'à telle époque telles ou telles pensées ont prévalu, sans se préoccuper des conditions de production ni des producteurs de ces pensées; bref, si on fait table rase des individus et des circonstances mondiales qui sont à la base de ces pensées, on peut dire, par exemple, qu'au temps où l'aristocratie régnait, c'était les idées d'honneur, de fidélité, etc., qui prédominaient, tandis que sous le règle de la bourgeoisie, c'étaient les idées de liberté, d'égalité, etc. Voilà ce que la classe dominante elle-même se figure le plus souvent. Cette conception commune à tous les historiens, surtout depuis le XVIIIe siècle, aura nécessairement à affronter le phénomène que voici: ce sont des pensées de plus en plus abstraites qui prévalent, c'est-à-dire des pensées qui revêtent de plus en plus la forme de l'universalité. En effet, toute nouvelle classe qui prend la place d'une classe précédemment dominante est obligée, ne serait-ce que pour parvenir à ses fins, de présenter ses intérêts comme l'intérêt commun de tous les membres de la société; c'est-à-dire, pour parler idées, de prêter à ses pensées la forme de l'universalité et de les proclamer les seules raisonnables, les seules qui aient une valeur universelle".
Karl Marx, Philosophie, "L'idéologie allemande" (Manuscrit, 1845-1846) - Folio Gallimard (p. 338-341)
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