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9 avril 2019 2 09 /04 /avril /2019 19:25
Portrait - Andréa : un italien à Morlaix
Portrait - Andréa : un italien à Morlaix
Portrait - Andréa : un italien à Morlaix
Portrait - Andréa : un italien à Morlaix
Portrait - Andréa : un italien à Morlaix
Portrait - Andréa : un italien à Morlaix
Portrait - Andréa : un italien à Morlaix
- par Ismaël Dupont

 

Andréa Lauro, qui n'a pas croisé son beau sourire à Morlaix, au Ti Coz, au Tempo, à la Cantine des Sardines, à la Terrasse d'été des Vins du Mur, ou plus sûrement encore au RESAM dont il est salarié depuis 2017 ou à La Salamandre qu'il fréquente assidûment depuis trois ans et dont il est le trésorier de l'association ?

Andréa et Ilaria, sa compagne, qui travaille à temps partiel dans un magasin de décoration.

Pour ma part, j'ai eu envie de connaître davantage le parcours Andréa il y a déjà deux ou trois ans quand j'ai fait sa connaissance à la Cantine des sardines, charmé par sa gentillesse et sa culture historique et cinématographique très riche, par le style de vie de l'Italie qu'il porte en héritage et que nous affectionnons particulièrement, et par quelques mots qu'il m'avait confiés autour d'un verre à la boom de la Cantine des sardines avec Marc-André dit Marco comme DJ sur son engagement communiste à Rifondazione comunista en Lombardie.

Je me disais qu'il serait passionnant d'en apprendre plus sur son parcours, les circonstances de son engagement, sur sa vision de la vie politique et de l'histoire italiennes, sur sa perception de la France et de Morlaix.

Puis, on laisse passer le temps, on s'affaire à autre chose, mais heureusement, je le revois dernièrement pour discuter films italiens engagés lors de la projection des « Camarades » de Municelli le jeudi 28 mars à La Salamandre et j'ai eu l'idée de lui demander de finaliser ma proposition d'interview dimanche 31 mars. Finalement, nous avons passé quatre heures passionnantes à échanger à l'Aurore et au Ti Coz: une fin d'après-midi dominicale paresseuse transformée en exploration spatio-temporelle et politico-culturelle passionnante. 

Avant d'arriver à Morlaix, Andréa vivait au milieu des citronniers, des orangeries, des oliviers, dans une maison avec vue sur le lac de Garde entre la plaine de Pô et les Dolomites.

Un lieu de villégiature historique pour la noblesse européenne. L'ascension des montagnes aux alentours offrait une vue magnifique sur les Alpes, et dans le lointain les Apennins. Andréa est un passionné de montagnes, de randonnées, de via ferrata. Il vous raconte avec passion la géologie de ces montagnes couvertes de roche sédimentaire, coquilles d'un océan oublié. Il témoigne qu'au fil de ses années à excursionner dans la montagne au nord de l'Italie, il a pu constater de ses propres yeux la fonte des glaciers, le recul de la neige, phénomènes manifestant la rapidité et l'ampleur du dérèglement climatique.

Il est né dans une vallée industrielle « assez moche » qui avait les défauts de la montagne, l'enclavement, l'éloignement, la difficulté de parcourir les distances, sans avoir ses avantages.

Dans les années 80 un des leaders mondiaux de la production de couverts se trouvait encore dans la petite ville industrielle très polluée où il a grandi, avec plusieurs aciéries, un pourcentage de cancers très élevés. Plus tard, dans le cadre de ses activités militantes communistes, il tentera avec ses camarades de recenser ces cancers dus à la pollution, de convaincre les ouvriers et les habitants de la responsabilité des industriels, mais ce qui est reconnu aujourd'hui, quinze ans après, était difficile à établir et faire valoir à l'époque, la dominante démocrate-chrétienne de la population ouvrière étant à ce moment-là rétive à toute forme de campagne politique pouvant remettre en cause l'emploi.

Andréa et ses camarades de Rifondazione comunista passaient pour des rêveurs et des gauchistes. Les mêmes qui ne les croyaient pas quand ils pointaient la responsabilité des capitalistes et industrielles sur les dégâts pour l'environnement et la santé accusent aujourd'hui les "politiques" en général de n'avoir rien fait et d'être tous pourris, votent pour le mouvement populiste Cinq Étoiles comme certains vont aux Gilets Jaunes en mettant tous les politiques dans le même panier alors qu'ils ne votaient pas ou ne se battaient pas avant, ou pire, votaient pour la droite et les libéraux.

Cette région de Lombardie, au nord de Milan, est plutôt traditionnellement de droite.

Il n'est pas rare, m'apprend Andréa, que dans certaines petites communes la Ligue du Nord obtienne jusqu'à 80 % des voix. Hors les villes, souvent plus progressistes, les régions de Venise et de Milan étaient des fiefs de la démocratie-chrétienne. Les électeurs ont voté majoritairement contre la légalisation du divorce et de l'avortement dans ces régions lors des référendums. La région de Turin était plus équilibrée politiquement, mais moins progressiste néanmoins que ces régions rouges qu'était la Toscane (avec pour capitale Florence), l'Ombrie (Assise) et l'Emilie-Romagne (Bologne). A Rome et dans sa région, l'extrême-droite côtoyait et fait face toujours à une gauche encore présente. Dans les Pouilles (Lecce, Bari), les électeurs pouvaient élire comme gouverneur régional un communiste, homosexuel déclaré, comme Nichi Vendola (président de la région de Pouilles de 2005 à 2015, membre de Rifondazione comunista puis de Gauche, Ecologie et liberté ) pour lequel Andréa a eu l'occasion de voter à des élections nationales. A Naples et dans sa région, le centre-gauche était assez fort, tandis qu'en Sicile, un mouvement contestataire d'origine paysanne et à dimension sociale coexistait avec l'influence conservatrice de la mafia. La mafia est partout en Italie, dit Andréa, elle produit ses profits illégaux au sud et les blanchit au nord en les investissant. 

Pour Andréa, il ne fait aucun doute qu'en 1945, après une longue période fasciste de 20 ans en Italie, et en vertu du poids de la résistance communiste, les communistes auraient pu arriver au pouvoir en Italie, dans une configuration de rassemblement du type Front Populaire.

Cela, dans un contexte de guerre froide en germe, les Américains n'en voulaient absolument pas et ils se sont pour cela appuyés sur le pouvoir de la mafia, les anciens de l'administration fasciste, l’Église réactionnaire et largement compromise dans sa majorité avec le pouvoir fasciste, pour faire échec à cette expérience progressiste démocratique.

Andréa rappelle aussi que le film du cinéaste de gauche proche du Parti Communiste Italien Francesco Rosi « Il caso Mattéi », L'Affaire Mattéi (palme d'or au festival de Cannes en 1972) montre combien l'influence des intérêts américains a continué à peser sur la vie politique italienne, avec l'assassinat en 1956 de ce leader démocrate-chrétien qui pourrait avoir été assassiné pour avoir voulu assurer l'indépendance énergétique de l'Italie, sans passer par les « sept sœurs », les grandes compagnies pétrolières occidentales, mais en nouant alliance directement avec des pays arabes. Là encore, la mafia s'est peut-être retrouvée étroitement mêlée aux intérêts économiques et stratégiques américains.

Andréa a une vision très critique de l'influence politique de l’Église en Italie. Les prêtres, dans leur majorité, appelaient clairement à ne pas voter communiste, même à des concitoyens croyants et tentés par ce vote : « dans l'isoloir, Dieu vous voit, Staline non ! ». Pendant la période fasciste, « pour un prêtre résistant, il y en avait neuf qui soutenaient le régime fasciste ou étaient proches de lui», nous dit Andréa. « L'église, c'est un peu comme le patronat pour moi. Quand il y a eut des moments historiques fatidiques, l’Église a choisi son camp de manière très claire du côté des fascistes contre les forces de progrès social. Hitler a été plébiscité dans la Bavière très catholique ».

Dans la ville de naissance d'Andréa, le paternalisme règne. Le patron de l'usine principale a créé l'école maternelle municipale gérée par les religieuses. Les conditions à l'usine sont dures, les contremaîtres règnent en maîtres, les gens respirent le coton. Dans la famille maternelle d'Andréa, on travaille dans ces usines textile. Le grand-père d'Andréa gérait lui un élevage intégré de poulets et vivait dans une grande maison collective avec plusieurs familles d'ouvriers agricoles.

Andréa est né en 1975. Son père est géomètre, et deviendra pour finir gérant de l'entreprise de bâtiment pour laquelle il a travaillé pendant 40 ans. Il construit des routes, des places, travaille pour les aciéries. Sa mère a fait ses études avec les Bonnes sœurs à Milan et travaille comme infirmière dans cette ville de Villanueva à l'entrée de la vallée industrielle de Vallee Sabbia.

Le chef-lieu du département est Brescia où a eu lieu le massacre de Piazza Loggia : en 1974, une bombe placée par l'extrême-droite causant la mort de 8 personnes et faisant 102 blessés, parmi les manifestants de gauche défilant à l'appel des syndicats et du comité anti-fasciste.

Sinistre écho au massacre de la Piazza Fontana à Milan en 1969, avant le massacre de la gare de Bologne en 1980.

Trois grands attentats terroristes extrêmement meurtriers organisés par l'extrême-droite, avec sous doute une complicité de l’État, qui illustrent pour Andréa Lauro « la stratégie de la tension » utilisée par le pouvoir pendant les années de plomb où dans le sillage de mai 68, et d'un mouvement communiste et révolutionnaire qui devenait de plus en plus fort en Italie, il fallait à tout pris empêcher cette gauche qui pouvait ouvrir un chemin de communisme européen démocratique original dans un temps de paix d'arriver au pouvoir, fusse en s'appuyant sur l'extrême-droite fasciste, des attentats faussement attribués à l'extrême-gauche, une partialité de la police contre les militants de gauche et en faveur des militants d'extrême-droite.

La violence des Brigades Rouges, qui s'est dirigée contre des représentants de l’État, de l'appareil répressif et du patronat, a été une réponse, mauvaise sans doute, à ce climat de violence d'extrême-droite plus ou moins couvert ou organisé par l’État.

Le commissaire Luigi Calabresi tué par la formation d'extrême-gauche Lotta Continua en 1972 était par exemple impliqué dans la défenestration d'un anarchiste au commissariat de Milan et dans l'incarcération et le tabassage de révolutionnaires de gauche suite à l'enquête pour Piazza Fontana. Les organisateurs de ces attentats d'extrême-droite n'ont jamais été inquiétés, certains se sont présentés en politique avec la droite berlusconienne, un des responsables du massacre de Pizza Loggia vit tranquillement au Japon, havre traditionnel pour des militants d'extrême-droite.

Cette "stratégie de la tension" organisée par de hauts responsables politiques qui n'ont jamais été clairement mis en cause a réussi à faire gagner la droite. Aujourd'hui, en Italie, le niveau d'inculture historique et de lessivage-rinçage des cerveaux est tel nous dit Andréa que dans une école de journalismes on peut attribuer le massacre de la Piazza Fontana aux Brigades Rouges, ou aux islamistes (!!!) plutôt qu'à l'extrême-droite, voire à l’État, qui l'a planifié. La Démocratie-Chrétienne à cette époque regardait d'un œil favorable les régimes autoritaires de droite réactionnaire d'Amérique du Sud, comme la CDU, en Allemagne, rappelle Andréa. Un socialiste de droite comme Craxi, partisan de la co-gestion avec la droite, l'espèce de « Manuel Valls italien de l'époque » selon Andréa, jamais avare d'un coup bas contre la gauche révolutionnaire et réellement progressiste, va dégoûter quelqu'un comme Monicelli du Parti Socialiste et l'amener à se rapprocher des communistes.

Andréa a obtenu un bac technique agricole, fait des études d'agronomie à Milan, dirigeant alors plutôt son intérêt vers une agriculture biologique qui n'était pas très reconnue à l'époque. Puis il va étudier la gestion forestière à Padoue, une ville progressiste, celle de Galilée et de la première grande université européenne, qu'il a beaucoup aimée.

Ne voulant pas faire de service militaire par principe moral et politique, il accomplit un service civique de 10 mois dans sa commune avec des personnes âgées, des jeunes. A 23 ans, en 1998, il travaille comme ouvrier agricole, puis renforce sa spécialisation en agriculture biologique, et commence à travailler dans une association de promotion de l'agriculture biologique à la fin du gouvernement de gauche, qui commence à la promouvoir, avant que Berlusconi et son ministre romain de l'agriculture Alemanno ne mettent fin à l'encouragement à l'essor de l'agriculture biologique. Andréa travaille alors avec une communauté de communes de montagne pour la diffusion des pratiques d'agriculture biologique et leur certification. En 2007, il travaille avec un groupe d'action locale (GAL) pour les fonds européens Leader pour le développement rural, comme chargé de mission, en réalité auto-entrepreneur précaire, collaborateur indépendant et dépendant. "Tu as toute la responsabilité sur toi". Dans ce cadre, Andréa pense le développement rural par plusieurs prismes: tourisme, tourisme insolite, associations, coopératives.

Quand je lui demande comment et suivant quelles étapes se sont forgées ses convictions et ses engagements politiques, Andréa Lauro répond:

 

"Je ne viens pas d'une famille militante, encartée. Mes parents votaient de manière éclectique, parfois au centre-droit, parfois à gauche. Ils ont néanmoins participé à des campagnes pour le droit à l'avortement et au divorce. A la maison, on voyait des amis divers, de droite et de gauche. Néanmoins, mes parents fréquentaient des homosexuelles déclarées, ce qui était déjà une preuve d'ouverture d'esprit. Ma mère s'est engagée dans un groupe féministe. A l'époque, c'était novateur car c'était un groupe de discussion, de réflexion et d'action non-mixte. Chacun dans sa maison alternativement, les hommes préparaient le goûter puis partaient.  Les enfants allaient dans leurs chambres. Ce groupe féministe était lié à "l'Université des femmes à Vérone". Ma famille était donc sensible à la cause féministe, aux droits fondamentaux.

Mon père était assez anti-clérical. Ma mère avait des blocages religieux mais elle avait des amies lesbiennes, elle avait pris des distances avec l’Église même si elle allait encore à la messe régulièrement. Elle était toujours croyante. Presque tout le monde était baptisé dans notre région, ce n'était pas comme dans ces zones quasi anarchistes de Toscane où il existe un fond culturel anti-clérical.

Pour ma part, après ma communion, à 8 ans, j'ai décidé d'arrêter avec l’Église. J'avais une idée négative de la religion. Je n'aimais pas cette façon de structurer la société et la pensée de l'être humain. Assez jeune déjà, je me sentais rationaliste. Un rationaliste baigné dans l'art qui croyait à la liberté de l'esprit, à la méthode scientifique. Galilée avait pour moi inauguré une façon de se poser les questions vraiment révolutionnaire. L’Église elle n'a eu de cesse de soumettre l'art, et plus encore la science, à la censure. Elle a posé des limites fortes au développement de la science. Pour moi, la rationalité était tout le contraire de quelque chose de rigide, c'était ce qui libérait la créativité, la liberté de l'esprit. C'est en pensant une société rationnelle qu'on peut par exemple prétende s'affranchir des aliénations liées au travail, dues à son exploitation capitaliste. Pour moi, et je l'ai senti assez tôt, le capitalisme est une société irrationnelle.

Dans ma ville de 5000 habitants, il n'y avait qu'une seule fille qui refusait de prendre des cours de religion à l'école primaire. Bientôt je fus le second. J'ai arrêté d'aller à l'église, arrêté le catéchisme après ma première communion. Nous n'étions donc que deux au collège à ne pas suivre de cours de religion. Ma mère avait des amies bonnes sœurs mais elle appartenait à un ordre très progressiste, l'extrême-gauche de l'église, pourrait-on dire, la dernière étape avant la théologie de la libération, et elles ont encouragé ma mère à me laisser exprimer ma volonté. Elles avaient elles aussi des critiques vis-à-vis de la démarche "Caritas": ramener d'Afrique des personnes en détresse pour affaiblir les syndicats en Europe. Aider les gens de manière paternaliste, pour les amener là où nous voulons qu'ils aillent.  Les sœurs m'ont laissé faire mon choix à 8 ans...

Au collège, j'adorais toutes les matières: les sciences, l'histoire de l'art, la littérature. Néanmoins, la littérature n'est pas aujourd'hui la forme d'art que j'affectionne le plus. La forme d'art qui me fascine, depuis mon plus jeune âge, c'est le cinéma. Je n'avais que 6 ou 7 ans quand j'ai eu un choc esthétique devant "2001, l'Odyssée de l'espace"  de Stanley Kubrick.

Intellectuellement, j'ai toujours pensé qu'art et science devait aller ensemble et se nourrir l'un par l'autre.

En géographie, au collège, on devait choisir un État dont on devait mémoriser la carte. J'aurais pu choisir la Belgique, j'ai choisi l'Union Soviétique. Adolescent, je ne croyais pas du tout à la vision manichéenne présentant l'URSS comme le mal absolu et les USA comme l'empire du bien. Pour moi, un système qui produisait une haute culture et une démocratisation de l'art comme l'URSS ne pouvait pas être fondamentalement mauvais.

Dans le cinéma, j'aimais ces cinéastes qui refusaient de donner des dimensions bourgeoises convenues et rassurantes aux formes esthétiques. J'aimais Elio Petri, un cinéaste proche de Visconti et des communistes: "La classe ouvrière va au paradis" (1971), "Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon" (1970). J'adorais l'acteur Gian Maria Volontè (L'affaire Mattéi) , très engagé à gauche, qui avait occupé la biennale de Venise avec des ouvriers. 

Un autre facteur pouvait m'orienter adolescent vers la gauche et le communisme. J'étais dès le collège très intéressé par la question du dérèglement écologique et climatique. J'avais l'intuition que fondamentalement, nous les hommes, on était trop nombreux. Et que les religions ne faisaient qu'amplifier cette surpopulation mondiale empêchant les hommes de vivre bien et durablement sur terre. Je n'étais pas contre le progrès, la science, la technique, mais pour moi il fallait développer lucidement et intelligemment notre technologie: or, l'intérêt économique conduisait à engager un développement des technologies contre l'intérêt humain à moyen et long terme.

En 1989, j'avais 14 ans, ça a été la chute du mur de Berlin. Le PCI faisait son mea culpa, se reniait lui-même. C'était une erreur pour moi. Je ne comprenais pas. Qu'avait-il à se reprocher?

Il n'avait jamais été aligné complètement sur les positions soviétiques, il était critique. S'était battu pour la dignité des travailleurs en Italie, des conquêtes sociales et démocratiques. Et comme il fallait bien avouer Staline était bien le plus grand massacreur de communistes, nous n'avions pas à considérer que le stalinisme enterrait l'idée communiste elle-même. J'éprouvais à l'époque une vraie séduction pour la culture de l'Union Soviétique, le développement époustouflant du cinéma en URSS, la musique classique d'avant-garde soviétique.

Pour moi, c'était les cinéastes soviétiques qui avaient permis au cinéma de devenir un art à part entière. Mikaïl Kalatatozov (Quand passent les cigognes, 1957), Sergueï Eisenstein (Le Cuirassé Potemkine), Andréï Tarkovski, étaient mes dieux dans le domaine du cinéma.

Le côté qui m'intéressait dans les systèmes socialistes, le communisme, c'était surtout le développement de la culture, la liberté d'étudier, de pratiquer les arts, les sports: j'ai connu des cubains et une ukrainienne qui ont vécu en Yougoslavie, et dans le bloc communiste, et qui m'ont confirmé cela.

Pour moi, le mur de Berlin, c'était certes une chose horrible, mais c'était une réponse à la stratégie d'agression et d'encerclement de l'OTAN et du pacte de Varsovie. Il y avait il est vrai des éléments contraires à la liberté dans le système communiste soviétique et les états communistes d'Europe de l'est, mais dans le cadre d'une militarisation contrainte par la situation et en même temps je n'avais aucun doute sur le fait que les forces réactionnaires et bourgeoises en Occident avaient tout fait pour que ne se développe pas une expérience communiste par la voie démocratique et de la paix. La "stratégie de la tension" des années 70-80 en Italie illustrait ça.

Ils avaient voulu restaurer l'influence de la droite par le désordre et la violence, d'abord propagés par l'appareil D’État, la droite et l'extrême-droite, la violence des Brigades Rouges n'ayant été qu'une réponse à cela, et ayant fait beaucoup moins de victimes que les attentats de l'extrême-droite et des cabinets obscurs. Jeune adulte, j'ai eu de la reconnaissance pour Mitterrand d'avoir reconnu ça et d'avoir accueilli des militants d'extrême-gauche italiens liés à ces cycles de violence comme Toni Negri, qui allait devenir professeur en Sorbonne.  J'ai milité avec des gens qui ont connu des contemporains de la lutte armée, avec des gens qui ont disparu dans la clandestinité ces années-là.

Il restera pour moi des éléments positifs à retenir des années de début de pouvoir de Mitterrand: l'asile politique pour les militants de gauche, la tentative de retirer ses subventions publiques à l'école privée et de ne reconnaître qu'une seule école, la fin de la conception de l'homosexualité comme maladie, la suppression de la peine de mort.

Pour ce qui est de l'école privée, j'ai eu de grands débats en Italie avec des copains de gauche. Moi, je suis contre tout financement public et toute participation à l'école privée. Dans le cadre de mon association, on voyait qu'une école privée s'engageait pour le développement des méthodologies alternatives Montessori et le soutien à l'agriculture biologique. Mais pour moi, ça n'a jamais été une raison suffisante pour encourager des enfants à aller dans cette école privée. C'est dans le public que devraient avoir lieu ces expérimentations. Pour moi, l'école privée reste une démarche fondamentalement de droite. C'est pour les écoles publiques que les parents doivent lutter, y compris à l'intérieur, pour les améliorer. Je me souviens d'une soirée animée par une discussion passionnée et violente sur le sujet - en Italie, les débats les plus envenimés sont entre personnes qui partagent pour l'essentiel les mêmes options politiques - et pour la première fois, en interrogeant une copine qui ne disait rien sur ce sujet, je me suis rendu compte que j'avais enfin réussi à créer une majorité. Auparavant, je me disais comme Nani Moretti dans son Journal Intime : "malgré tout, je suis toujours dans la minorité".

1989. J'ai quatorze ans. Je suis maladroit avec les filles, pas du tout dragueur. Je ne sais pas comment me comporter. Je n'aime pas les fringues, la mode. Je ne me sens pas de gauche parce qu'à l'époque être de gauche, dans les images propagées, c'est fume des cigarettes, s'habiller à la mode, être cool, porter des jeans déchirés. Je déteste les gens qui s'habillent à la mode et vivent pour elle. Je déteste cette manière de se vivre révolutionnaire ou révolté qui me paraît pathétique.

Arrivent au pouvoir Berlusconi et la Ligue du Nord. Je participe aux grèves de la gauche étudiante mais je ne me sens pas à l'aise avec eux. Je ne fume pas, ni cigarette, ni haschich, je ne me sens pas dans leur vision de la contre-culture, la gauche se renie, il n'y a plus de vrai parti communiste. C'est une période de confusion absolue. Mais à 19 ans, je vote avec la gauche radicale contre l'introduction du scrutin uninominal dans un système encore dominé par le scrutin de liste et la proportionnelle, seul système vraiment démocratique qui fait passer la représentativité avant la gouvernabilité.

En 1994, donc, Berlusconi gagne. J'ai 19 ans. Dans l'isoloir, je suis dans la confusion la plus totale. Je me considère plutôt avec des valeurs de droite, comparativement au reste de la jeunesse, et je vote au scrutin uninominal pour un candidat de droite, à la proportionnelle pour Rifondazione Comunista.

La cousine de ma mère, féministe elle aussi, me demande: comment peux-tu aimer Kubrick et être de droite?

Petit à petit, je vais commencer à construire une pensée organique de gauche autour de principes: la laïcité, l'athéisme, le rôle négatif de la religion.

Je commence à lire la presse spécialisée sur l'international.

Je découvre l'écrivaine et essayiste indienne de la gauche altermondialiste Arundathi Roy et l'auteur israélienne de gauche sensible à la cause palestinienne Amira Haas, je lis Slavoj Žižek, philosophe communiste et néo-marxiste

Un philosophe d'abord assez isolé dans cette décennie de tiédeur et d'aggiornamento intellectuel libéral continue à nuancer la critique du communisme au nom de la liberté et à dénoncer la violence des riches, à parler de l'actualité de la lutte des classes conte le politiquement correct des idéologies de la fin de l'histoire. Je suis fasciné par son article "Le communisme de Davos".

Et ces phrases de Bertholt Brecht que cite Žižek me marquent beaucoup:

" Aussi écoute : nous savons
Que tu es notre ennemi. C'est pourquoi nous allons
Te coller au mur. Mais, en considération
De tes mérites et de tes bonnes qualités,
A un bon mur, et te fusiller avec
De bonnes balles tirées par de bons fusils
Et t'enterrer avec
Une bonne pelle dans de la bonne terre."
 

Moi aussi, je veux refuser la logique des "belles âmes", les illusions de la conciliation bourgeoise. Je suis fasciné par la révolution française, pas par les girondins, par le jacobinisme, les sans-culottes. Pour moi, la proclamation des droits de l'homme relève d'une démarche révolutionnaire.

Je participe en 2001 aux grandes manifestations altermondialistes et anti-libérales à Gênes à l'occasion du G8. Je vois comme les capitalistes, les États-Unis, et les états qui les servent en valets réussissent à tout manipuler. Nous étions dans l'idée internationaliste de solidarité des travailleurs et des peuples contre la globalisation financière, la mise en concurrence pour le profit du capital. Nous voulions des luttes communes, des systèmes de construction sociale et démocratique communs. Nous voyions la propagande à la télé, dans les médias, nous savions que le ministre de l'intérieur était d'origine fasciste. Nous savions que cela pouvait dégénérer. Nous ne sommes pas sortis avec des symboles politiques. Nous avons vu des gens déguisés en black blocs sortir des fourgons de la police. Puis tout à dégénéré: un mort, six cent blessés, de nombreux manifestants battus et humiliés par la police. Une vraie situation de guerre. Ils ont chargé le cortège. Presque tous les dégâts ont été faits par la police et ses faux black blocks mais le système de désinformation a joué à plein. Seule la télévision publique a montré quelques images de policiers frappant des manifestants.

Cet épisode de la répression phénoménale de la manifestation altermondialiste de Gênes en 2001 me révèle la violence intrinsèque et toujours en embuscade du pouvoir capitaliste, la force de ses outils d'aliénation et de manipulation, et la faiblesse de la population face à ça: une école primaire pas très bien faite fabrique des esprits dociles et endormis.

J'ai aussi participé à la même époque aux manifestations pour la paix, contre la guerre en Irak, à laquelle participait notre gouvernement aligné sur les Américains: 3 millions de personnes ont défilé le même jour. Nous avons eu aussi des méga-manifestations contre les lois de destructuration du droit du travail. Mario Monicelli faisait des interviews comme journaliste militant dans la manif de Rome à plus de 80 ans: je n'en revenais pas de voir une de mes idoles, grand cinéaste devenu communiste, dans la manif à côté de moi. A Gênes aussi, il avait contribué à rassembler des témoignages sur les violences policières.

A cette époque, sous mon influence aussi, mon père vote comme moi "Rifondazione comunista" alors que c'est le gérant d'une entreprise de bâtiment employant 40 personnes tandis que ses employés maçons votent pour l'extrême-droite, La Ligue du Nord.   

Pourquoi suis-je devenu communiste tout en étant écologiste?

J'ai voté pour des coalitions avec les écologistes, j'ai voté même pour des candidats écologistes, mais j'ai toujours critiqué le choix de créer un mouvement écologiste indépendant.

Avec un modèle économique capitaliste, pour moi, on peut seulement faire semblant de faire de l'écologie, du développement durable. Avec un modèle socialiste ou communiste, on a le choix au moins: on peut faire un modèle productiviste non écologique, mais on a aussi des moyens sérieux d'organiser un mode de développement durable et écologique.

Dans le cadre de mes activités professionnelles à la coopérative de développement rural, je rencontre d'anciens résistants qui témoignent, surtout de la composante socialiste de la résistance, plus importante en Lombardie que la composante communiste (Brigade Garibaldi). J'organise un potager bio en même temps qu'un guide sur les sentiers des résistants de la montagne.

Je fais une rencontre très forte avec une vieille femme qui fut résistante, son fils est théologue de la libération en Amérique du Sud, elle partage sa vie ente l'Amérique du Sud et l'Italie. Elle était dans la Brigade socialisante Fiamme Verdi  mais elle me dit:

"Tu sais, on aurait dû ne pas rendre les armes et faire la révolution comme le voulaient les gens de la Brigade Garibaldi. La nomenclatura fasciste est restée en place. L'exemple de la résistance, maintenant, c'est Chavez au Venezuela. Certes, c'est un militaire mais si on n'a pas les armes en Amérique du Sud, on produit des Allende".

Cette femme, Elsa, comme Elsa Morante, mère d'un prêtre, ex-résistante socialiste, me dit:

"Merci Allende! Il a montré les limites de la révolution démocratique. Nos gouvernants serrent la main du bourreau Pinochet".

Je m'intéresse beaucoup aux répressions des pouvoirs militaires d'extrêmes-droite proches des Américains en Amérique Latine, découvre avec passion les films du jeune cinéaste chilien Pablo Larrain (Santiago 73, post mortem , Neruda, No, El Club). 

Je participe avec ma compagne à une campagne laïque nationale pour se faire débaptiser. Nous décidons de militer à "l'Union des athées et des agnostiques rationalistes".

Dans ma ville natale, il y a quatre débaptisés: moi, ma sœur et deux amis à moi. Ma compagne est excommuniée et moi j'ai eu la communication du prêtre sur le fait que l'église enregistrait ma volonté de me soustraire au baptême. L'église n'était pas encore habituée à cette démarche.

J'adhère en 2003 à Rifondazione comunista, dans une petite section d'une quinzaine de camarades. J'en ai été membre cotisant pendant 6 ans, et j'ai même pris la responsabilité de secrétaire de section. J'ai adoré au parti communiste le partage d'expérience et d'intelligence, l'égalité et la fraternité entre les ouvriers, souvent bien formés par l'école primaire et leurs lectures militantes, et les intellectuels. Nous avions beaucoup de campagnes axées sur la santé, l'écologie, les dégâts des prédations industrielles.

J'adore participer aux fêtes communistes, nombreuses, même si le Parti Démocrate garde la main sur les "fêtes de l'Unité", anciennement les fêtes du PCI.

J'arrête de cotiser en 2009 suite à un congrès où je me retrouve minoritaire sur le positionnement de ceux qui veulent que Rifondazione comunista  rassemble plus largement dans une sorte de "Front de Gauche". Je n'adhère pas néanmoins au nouveau mouvement issu de la scission "Gauche, écologie, liberté". Je ne suis pas pour la division de la gauche radicale. Je continue à voter alternativement pour l'un et l'autre de ces partis, à faire signer des pétitions, à participer aux fêtes et aux campagnes. Avec ma compagne et mes amis, nous essayons de monter une salle de cinéma d'art et d'essai dans notre région du lac de Garde mais c'est difficile en Italie. on se contente d'un cinéma club où nous projetons des films en DVD. C'est déjà pas mal.

Mon cercle de cinéma, allez savoir pourquoi, s'appelle le "Siberia"...

Au début des années 2010, on commence à vouloir acheter une maison avec ma compagne, mais dans notre région, les prix sont astronomiques, sans rapport avec nos revenus. L'idée nous vient de partir vivre en France, que je connais peu (un court séjour à Paris, un autre en Provence) mais dont j'adore les révolutions, à commencer par la Grande Révolution de 1789-1793, la culture, et le principe de laïcité, la France était le seul pays non communiste pour moi avec la Turquie a avoir une vraie laïcité.

On cible la Provence et la Bretagne pour regarder des maisons ou habitations à acheter. Mais la Provence nous paraît trop chère, trop à droite, avec des habitations trop isolées. On cherche une belle ville culturellement et socialement active, proche de la mer, sociologiquement de gauche, et pas trop chère. 

Et ça tombe sur Morlaix. Quand tu as rentré tous les paramètres. J'adore cette ville, son patrimoine naturel et architectural, sa vitalité culturelle et associative. Avec la famille, nous avons visité pendant deux semaines la Bretagne en 2012. En mai 2013, nos parents nous aident dans nos projets d'achat.

On revient à Morlaix deux semaines, on visite une vingtaine de maisons pour finir par jeter notre dévolu sur un appartement près du port, rue Villeneuve, ironie du destin pour un natif de Villanuova sul Clisi près de Brescia.

On s'installe ici à l'automne 2013. On avait déjà conscience des pour et des contre, on avait énormément d'amis très proches, notre maison et notre terrasse ne désemplissait pas, on avait toujours du monde à manger chez nous, beaucoup de ces amis étaient liés à nos engagements politiques, en Italie, et nous adorions la beauté de l'Italie, de la montagne, de ses villes, sa culture.

Mais on aime aussi Morlaix, une ville à l'identité forte et avec une vie sociale et culturelle riche, malgré le déclin et la crise économique. 

Je ne parlais pas français en 2013, assez mal l'anglais aussi. Je me suis inscrit avec ma compagne au GRETA, à une première année de stage en langue. J'ai découvert le monde associatif avec l'ULAMIR, où je travaille d'abord comme bénévole, le RESAM, l'ADESS, et l'ADDES (accompagnement handicapés). J'ai fait une VAE entre 2014 et 2015 pour obtenir un BTS développement animation des territoires ruraux, j'ai passé mon BAFA, puis après des stages à Morlaix-Co, à l'ULAMIR, à l'Office du tourisme, je deviens salarié du RESAM en mars 2017. Je me suis retrouvé dans cette vitalité du territoire morlaisien, dans ces liens. 

C'est à l'occasion de la nuit Miyazaki organisée par la Salamandre et le festival de livres jeunesse La Baie des Livres que je rencontre ma première amie morlaisienne Emma et me familiarise avec ce cinéma d'art et d'essai, la salamandre, pour lequel je vais ensuite m'investir comme bénévole. Avec Véronique, la directrice de la Salamandre, ça a été un coup de foudre humain. J'adore cette fille, sa franchise.

Aujourd'hui, je veux continuer à m'investir dans ce nouveau pays et territoire d'adoption, pour les valeurs qui me sont chères, la culture, la solidarité, l'entraide, la découverte de l'autre, l'écologie".

On a aussi, accessoirement, proposé à Andréa d'écrire quelques chroniques cinématographiques et culturelles pour le Chiffon Rouge, dans la continuité de la rubrique "COMMUNIST'ART" et des billets d'Hector Calchas, ce qu'il a accepté volontiers. 

Propos recueillis par Ismaël Dupont, 31 mars 2019 -

Article rédigé le 7-8 avril 2019.                  

 

Lire aussi:

COMMUNIST'ART: Mario Monicelli, cinéaste italien, auteur de Les camarades (1963)

Portrait - Andréa : un italien à Morlaix
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9 avril 2019 2 09 /04 /avril /2019 08:00


 

Génocide des Tutsis au Rwanda
Se souvenir et exiger la vérité !


Le dimanche 07 avril 1994, il y a 25 ans, le génocide des Tutsis au Rwanda était déclenché. En trois mois, plus de 800.000 êtres humains sont assassinés lors du génocide le plus récent de l’histoire humaine. Le MRAP a participé, dès le printemps 1994, aux manifestations qui se tenaient à Paris à ce sujet.
Les victimes appartenaient majoritairement au groupe des Tutsi, environ 15 % de la population du Rwanda, dont la politique coloniale avait fait une prétendue « race ». Des milliers de Hutus opposés au régime génocidaire ont également été assassinés.
La France avait soutenu les autorités du régime planificateur du génocide, par un calcul cynique qui visait au maintien de la zone d’influence française en Afrique. Elle avait une présence militaire massive, elle était intervenue en 1990 pour sauver le régime du président Habyarimana et ses conseillers étaient restés présents auprès des forces armées rwandaises. Le génocide n’a pas été déclenché en un jour. Il était planifié depuis au moins deux ans.
Au niveau de l’État français, un négationnisme a longtemps entouré ce génocide, réfutant toute responsabilité et présentant l’assassinat du président Habyarimana comme la seule cause du génocide. Cet attentat aurait été commis par le FPR, mouvement fondé par des Tutsi, et les Hutus se seraient « vengés ». Or on sait maintenant que ce génocide avait été prémédité et planifié par les courants les plus extrémistes du « Hutu Power ». 
Un « gouvernement intérimaire rwandais », formé dans les jours suivants dans les locaux de l’ambassade de France à Kigali, envoyait en mai des représentants à Paris pour négocier des achats d’armes.
La responsabilité de certains décideurs politiques français est écrasante. Le MRAP déplore que des historiens et des spécialistes français reconnus ait été écartés de la « commission d’enquête sur les archives françaises », annoncée fin mars 2019, et qui devra enquêter sur le rôle de la France au Rwanda.
Le MRAP se félicite que des militaires français, s’estimant instrumentalisés à l’époque, commencent à s’exprimer à ce sujet, comme le général Jean Varret, qui affirme avoir averti en vain les autorités françaises des projets dont il avait été informé.
Aujourd’hui, alors qu’un nationalisme hutu dirigé contre des Tutsis crée des tensions au Burundi, voisin du Rwanda, il est temps que le monde entier connaisse la vérité et tire les leçons du crime commis il y a un quart de siècle.

 

Paris le 7 avril 2019
25 ans après - Génocide des Tutsis au Rwanda Se souvenir et exiger la vérité ! (MRAP, 7 avril 2019)
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8 avril 2019 1 08 /04 /avril /2019 05:42
Mémoire. Le Mont Valérien expose les graffitis des résistants (Aurélien Soucheyre, L'Humanité - mardi 2 avril 2019)
Mémoire. Le Mont Valérien expose les graffitis des résistants (Aurélien Soucheyre, L'Humanité - mardi 2 avril 2019)
Mémoire. Le Mont-Valérien expose les graffitis des résistants
Mardi, 2 Avril, 2019

Le Mémorial de la France combattante souhaite ouvrir davantage ses portes au public. Expositions temporaires et permanentes y sont programmées.

Le Mont-Valérien, à Suresnes (Hauts-de-Seine), est une belle colline qui domine Paris de toute sa masse boisée. Haut lieu de mémoire, il s’agit surtout du premier site français d’exécution de résistants et d’otages par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale. C’est ici que Missak Manouchian et ses camarades ont été passés par les armes. Au total, 1 008 personnes ont été fusillées dans la clairière, dont Honoré d’Estienne d’Orves, Gabriel Péri, Boris Vildé, Georges Paulin, Jacques Solomon, Georges Politzer ou Joseph Epstein... Le Mémorial de la France combattante, inauguré sur place par le général de Gaulle le 18 juin 1960, reste cependant peu visité. « Nous avons la volonté que le public s’en empare. Notre ambition est d’en faire un lieu d’accueil et de pédagogie beaucoup plus ouvert », explique Antoine Grande, responsable du département mémoire à l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG). C’est pourquoi une nouvelle signalétique permanente a vu le jour à l’intérieur du site, ainsi qu’une toute première exposition temporaire. Visible en plein air, elle est dédiée aux auteurs des 31 graffitis encore visibles dans la chapelle.

« La plupart ont été réalisés le 2 octobre 1943. Ce jour-là, 50 résistants et otages ont été conduits ici pour être exécutés. Ils ont été enfermés dans la chapelle avant la sentence. C’est là qu’ils ont gravé leurs derniers mots avant de mourir », raconte la réalisatrice de l’exposition, Hélène Chancerel. Ces messages arrachés aux murs font ressurgir des visages et des vies détaillées grâce à l’exposition. Parmi eux, Robert Vermassen a simplement écrit son nom avant d’ajouter « fusillé le 2 octobre 1943 » puis « Vive la France ». « C’était mon oncle. On sait qu’il a fait dérailler un train puis qu’il a tué un officier nazi dans un bordel. Il a été condamné à mort, enfermé pendant un an dans des conditions épouvantables à Romainville, puis fusillé en représailles de l’attentat contre Julius Ritter réalisé par le groupe Manouchian », raconte Robert Deluard. Venu avec son petit-fils, il ajoute, ému : « Le Mont-Valérien, pour nous, c’est familial. »

Son oncle, avec son camarade Robert Bellec, tué le même jour, a également provoqué un incendie dans un local du Rassemblement national populaire, parti collaborationniste, en plus de brûler une usine de pneus utilisée par les Allemands. Avec eux, dans la chapelle, il y avait aussi Louis Melotte, otage communiste arrêté avec un pochoir « Boches assassins » sur lui. Ou encore le communiste juif Chuna Bajtsztok, le membre de l’état-major de l’Armée secrète Armand Dutreix, ou le jeune Jean Rimbert, qui peignait des croix de Lorraine en ville et participait à des actions de sabotage. « Sur les 1 008 fusillés, 60 % sont des résistants condamnés à mort par un tribunal militaire allemand. Les autres sont fusillés en tant qu’otages pour ce qu’ils sont : des juifs et des communistes. On voit bien quel était le projet répressif de la Wehrmacht : tuer les ennemis immédiats armés et tuer les ennemis idéologiques ciblés par le régime nazi », précise Antoine Grande. Et ce avec le concours des collabos, l’immense majorité des fusillés du Mont-Valérien ayant été arrêtés et livrés par des Français.

Sur la peinture bleue écaillée, un autre message : « Vive l’URSS » et, à côté, « Vice le PCF ». À quelques mètres, ce graffiti, dont l’auteur est inconnu : « Un Nord-Africain, indigène (sans ironie). J’ai reconnu en autrui une âme sœur… » En tout, 22 nationalités sont représentées parmi les victimes du Mont-Valérien. « Soit 20 % d’étrangers. Et 17 % des fusillés sont juifs. D’un point de vue partisan, 65 % sont communistes et 35 % représentent la totalité des composantes de la Résistance combattante, dont les gaullistes. Notre objectif est de faire dialoguer toutes ces mémoires, de les mettre en lumière sans les opposer, qu’il s’agisse de combattants pour la République, pour l’Internationale ou pour la France », et parfois pour les trois, détaille Antoine Grande.

Cette exposition temporaire sera d’ailleurs remplacée par une autre, en décembre, consacrée à la construction des mémoires. L’année devrait également être marquée par la découverte d’un 1 009 e fusillé, Clovis Wallon, jusqu’ici oublié et très récemment identifié grâce au travail acharné d’un passionné : Alain Simonnet. La cloche portant les noms des 1 008 exécutés depuis 2003 pourrait donc accueillir un nouveau nom. « On aimerait aussi compléter les 1 009 parcours. Faire des notices, des portraits détaillés pour chacun d’entre eux. On imagine parfois que tout est déjà rassemblé mais ce n’est pas le cas. Un grand travail de recherche est devant nous », projette Hélène Chancerel. Et un beau projet travail d’accueil. « Nous sommes passés de 18 000 visiteurs annuels à 28 000 en cinq ans, dont 65 % de scolaires. Cette transmission est très importante. Nous voulons faire davantage en mettant toujours plus les fusillés et l’histoire de la Résistance au cœur des programmes et du site sur la partie ouverte au public », apprécie Antoine Grande – la majorité du fort de forme hexagonale étant utilisée par l’armée. Il est donc possible de découvrir le Mont, pour se souvenir des 1 009, âgés de 17 à 72 ans. En ce moment, un grand soleil de printemps éclaire la colline. De quoi se dire « que la nature est belle et que le cœur me fend ».

Aurélien Soucheyre

 

A lire ces témoignages sur des résistants communistes brestois et finistériens fusillés pour une grande part au Mont Valérien:

Résistance: les derniers écrits d'un guimilien, Albert Rannou, dévoilés par Jacques Guivarc'h, de Pleyber-Christ (Le Télégramme, 3 mai 2017) - des lettres bouleversantes et une histoire de la résistance communiste de Brest à connaître à lire sur Le Chiffon Rouge

A lire aussi sur "Le Chiffon Rouge": 

Résistance et répression des communistes brestois de 1939 à 1943 (à partir des souvenirs et des enquêtes d'Eugène Kerbaul, résistant communiste)

Albert Rannou: Lettres de prison d'un résistant communiste brestois né à Guimiliau fusillé le 17 septembre 1943 au Mont-Valérien

Dernière lettre de Paul Monot, résistant brestois fusillé au Mont-Valérien le 17 septembre 1943 avec Albert Rannou et 17 autres résistants brestois dont André Berger et Henri Moreau

Dernière lettre à sa femme de Jules Lesven, dirigeant de la résistance communiste brestoise, ouvrier et syndicaliste à l'Arsenal, fusillé le 1er juin 1943,

Lettre de Joseph Ropars, résistant communiste brestois, écrite à sa mère et à sa soeur le jour de son exécution le 17 septembre 1943 au Mont-Valérien

Lettre à ses parents de la prison de Rennes du résistant communiste brestois Albert Abalain, fusillé au Mont-Valérien le 17 septembre 1943 (fonds d'archives ANACR 29)

Communistes de Bretagne (1921-1945)      

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7 avril 2019 7 07 /04 /avril /2019 08:44
Rwanda: un million de morts et une tache sur le drapeau français ( 6 avril 2019- Fabrice Arfi, Médiapart)
Rwanda: un million de morts et une tache sur le drapeau français
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Il y a vingt-cinq ans débutait à 6200 kilomètres de Paris, dans un confetti de l’Afrique équatoriale appelé Rwanda, le dernier génocide du XXe siècle. Il y a vingt-cinq ans, la France s’est compromise avec un régime génocidaire. Voici pourquoi.

 

Il y a vingt-cinq ans débutait à 6 200 kilomètres de Paris, dans un confetti de l’Afrique équatoriale appelé Rwanda, le dernier génocide du XXe siècle.

En latin, il existe une catégorie juridique pour qualifier un événement tellement horrible qu’il vaut mieux ne pas le nommer. Cela s’appelle le nefandum. Dans la nuit rwandaise, le nefandum peut tenir en deux chiffres : un million et cent.

Un million de morts en cent jours.

Entre avril et juillet 1994, un million de personnes, hommes, femmes et enfants, issus, pour l’immense majorité, de la minorité tutsie, ont été assassinées dans une fureur meurtrière collective qui a amené, outre les forces gouvernementales et les milices impliquées, des habitants à massacrer leurs propres voisins, parfois leurs propres familles.

Il y a vingt-cinq ans débutait à 6 200 kilomètres de Paris, dans un confetti de l’Afrique équatoriale appelé Rwanda, le dernier génocide du XXe siècle.

Depuis un quart de siècle, la France est engluée dans des accusations de compromissions multiples – d’ordre politique, diplomatique et militaire – avec le régime génocidaire.

Depuis un quart de siècle, des documents compromettants émergent et des façades se lézardent. Des militaires parlent. Des journalistes révèlent. Des chercheurs trouvent.

Mais depuis un quart de siècle, la France officielle est, elle, incapable de regarder cette histoire dans le miroir tendu à notre propre jugement.

Toute la tragédie rwandaise ne se résume pas, loin de là, au seul rôle de la France dans la région des Grands Lacs, mais rien des événements qui ont plongé une nation entière dans les ténèbres ne peut être compris en détournant le regard de celui-ci. Faute de quoi, l’histoire du génocide des Tutsis du Rwanda risque de faire une victime de plus : la vérité.

Le président de la République, Emmanuel Macron, vient d’envoyer un signal qui inquiète de nombreux observateurs en déclinant l’invitation de son homologue rwandais, Paul Kagame, de venir participer à Kigali aux commémorations du 25e anniversaire du génocide.

La raison invoquée pour justifier cette absence – une incompatibilité d’agenda – n’est pas vraiment de nature à rassurer. Car il faut bien nommer les choses : avancer un souci de calendrier pour sécher la commémoration d’un génocide a quelque chose de navrant, en plus d’entretenir la culture étatique du déni français face à ce passé qui ne passe pas.

Aucun membre du gouvernement ne sera non plus présent. La France a choisi pour la représenter d’envoyer un député de La République en marche, Hervé Berville, un orphelin tutsi adopté par une famille française après le génocide. L’Élysée veut y voir un symbole fort.

Mais dans une lettre ouverte adressée à Emmanuel Macron, plus de 300 personnalités françaises perçoivent au contraire dans l’absence du président à Kigali une erreur, pour ne pas dire une faute. « Monsieur le Président, la France a rendez-vous avec l’Histoire », affirment les signataires, parmi lesquels se trouvent les époux Klarsfeld, l’ancien ministre Bernard Kouchner, le Prix Nobel de littérature Maria Vargas Llosa, ainsi que plusieurs historiens, journalistes et politiques français de renom, spécialistes ou non de la question rwandaise.

« Car le fait est établi : une politique de collaboration a été menée avant, pendant et après le génocide par une poignée de responsables placés au plus haut niveau de l’appareil d’État à la fin du second septennat de François Mitterrand », écrivent les signataires.

Ils ont raison.

Voici pourquoi.

 I. AVANT

Le Rwanda est un tout petit pays de l’Afrique de l’Est, bordé par l’Ouganda (au nord), le Burundi (au sud), le Congo (à l’ouest) et la Tanzanie (à l’est). Il est de coutume de dire que deux ethnies composent l’essentiel de la population rwandaise : les Hutus (ultramajoritaires) d’un côté et les Tutsis de l’autre. Les premiers seraient plutôt cultivateurs et les seconds éleveurs. Il s’agit en réalité, d’après de nombreux spécialistes, d’une codification ethnico-sociale très largement héritée de l’époque coloniale, d’abord allemande puis belge.

Le Rwanda est devenu indépendant en 1962. À intervalles réguliers, l’histoire du pays a été ensanglantée par des vagues de massacres perpétrés contre la minorité tutsie : en 1959 (la « Toussaint rouge »), en 1963, en 1973.

1973 est aussi l’année d’un coup d’État qui a porté un autocrate hutu à la tête du pays, Juvénal Habyarimana. L’homme est souvent présenté comme un esthète du double discours, entre besoin de satisfaction des extrémistes, qui composent une partie non négligeable de son entourage direct, et nécessité d’apaisement vis-à-vis de la communauté internationale, pour faire bonne figure.

 

Les massacres poussent de nombreux Tutsis à l’exode, essentiellement en Ouganda. On les appellera « les Tutsis de l’extérieur », dont un parti politique, le Front patriotique rwandais (FPR), créé en 1987, deviendra le porte-étendard – ainsi qu’une force militaire.

La France apporte, elle, un soutien sans faille au régime Habyarimana à la faveur d’un biais géopolitique qui sera largement responsable de l’aveuglement français quand le pire surviendra. Le FPR, soutenu par l’Ouganda, est alors vu par la France comme le bras armé des Anglo-saxons et surtout des Américains, qui viseraient par son intermédiaire à rogner l’influence française dans les Grands Lacs.

Un soutien inébranlable aux Forces armées rwandaises (FAR) du régime Habyarimana serait par conséquent la garantie d’un statu quo qui permettrait le maintien de la chasse gardée française dans la région. Dès lors, « la menace FPR » offre au régime hutu et à la France un ennemi commun : les Tutsis. À l’Élysée, il est même de bon ton de parler des Tutsis du FPR comme des « Khmers noirs », une expression qu’affectionne tout particulièrement, y compris dans des notes écrites, le chef d’état-major particulier de François Mitterrand, le général Christian Quesnot.

Cette vision des choses, très largement partagée au sein de l’armée et à l’Élysée, sera particulièrement accentuée après l’effondrement de l’Union soviétique et l’hégémonie américaine qui en découle mécaniquement.

Les résultats s’en font vite ressentir sur le front des opérations militaires. En 1990, une offensive du FPR au Rwanda est matée par le régime Habyarimana grâce au soutien de la France ; c’est l’opération Noroît. Les troupes françaises restent sur place et continuent de former les FAR.

Or, dans un télégramme diplomatique du 15 octobre 1990, l’ambassadeur de France à Kigali, Georges Martres, évoque, quatre ans avant qu’il ne survienne, la crainte d’un génocide : « Les Tutsis sont convaincus, écrit-il, que si la victoire du pouvoir actuel était totale, le départ des troupes françaises et belges aurait pour résultat d’aggraver la répression et les persécutions et conduirait à l’élimination totale des Tutsis. »

Un mois plus tard, en novembre 1990, un haut responsable militaire français en poste au Rwanda, le général Jean Varret, recueille de la bouche d’un proche du président Habyarimana, Pierre-Célestin Rwagafilita, alors chef d’état-major de la gendarmerie, une sinistre confidence : « On est en tête à tête, entre militaires, on va parler clairement… Je vous demande des armes, car je vais participer avec l'armée à la liquidation du problème. Le problème, il est très simple: les Tutsis ne sont pas très nombreux, on va les liquider ».

Averti à chaque fois par ce qu’on appellerait aujourd’hui des lanceurs d’alerte, Paris ne fait rien et continue de soutenir aveuglément le régime en place.

Et de fait, des massacres de Tutsis ont de nouveau lieu ; en 1990, 1991 et 1992. Ce n’est pas encore le génocide, mais son prélude.

En 1993, la collaboration française avec le régime rwandais connaît son paroxysme quand un militaire, le colonel Didier Tauzin, va prendre de fait le contrôle de l’armée rwandaise pour empêcher une nouvelle percée du FPR, qui avait lancé une offensive pour mettre fin aux massacres de Tutsis commis dans les préfectures de Gisenyi et Kibuye. C’est l’opération Chimère. Le nom de code est bien choisi ; une chimère est une idée sans rapport avec la réalité.

Car la réalité, à ce moment-là, a le goût d’une tragédie programmée et qui s’accélère. Le 24 janvier 1993, au journal télévisé de France 2, Jean Carbonare, le fondateur de l’association Survie et membre d’une délégation de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) qui revient d’une mission au Rwanda, donne l’alerte devant des millions de téléspectateurs. « On a parlé d’affrontements ethniques, mais nous avons pu vérifier qu’il s’agit d’une politique organisée, il y a une mécanique qui se met en route. On parle de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité […] Notre pays, qui supporte financièrement et militairement ce système, a une responsabilité », affirme Jean Carbonare, avant de reprendre, la voix étranglée de sanglots face à Bruno Masure qui l’interroge : « Nous devons faire quelque chose pour que cette situation change parce qu’on peut la changer. »

 

Quelques années plus tard, confronté à cette séquence sur le plateau de l’émission Arrêt sur images, le secrétaire général de l’Élysée au moment des faits, Hubert Védrine, dira : « Ce pseudo-avertissement sur le génocide, c’est une présentation comme ça, pour ameuter le chaland. » La morgue avec laquelle une telle phrase peut être lâchée, quatre ans après l’anéantissement d’un million de personnes, en dit long, rétrospectivement, sur l’état d’esprit qui habitait alors le sommet de l’État français, la présidence de la République au premier chef.

Tous les signaux ont été ignorés. Tous.

Et quand, sur un terrain purement diplomatique et géopolitique, la Délégation des affaires stratégiques (DAS) du ministère de la défense réclame, dans une note « confidentiel défense » du 10 avril 1993, un changement radical dans la politique française au Rwanda, c’est le même silence assourdissant qui accueille la demande.

« Le régime en place [au Rwanda] n’est pas plus représentatif que le FPR », peut-on lire dans ce document, qui précise que « notre maintien peut être interprété comme une garantie offerte aux dictateurs ». Rétrospectivement, l’auteur de la note, Pierre Conesa, confiera au Monde : « Rien ne justifiait qu’on tienne le régime Habyarimana à bout de bras. » C’est pourtant ce qui fut fait.

L’apathie de la France face à la tragédie annoncée fut aussi celle de la communauté internationale dans son ensemble et, plus particulièrement, de l’Organisation des Nations unies (ONU). Un épisode résume à lui seul cette situation, quand, le 11 janvier 1994, l’un des représentants de l’ONU au Rwanda, le général canadien Roméo Dallaire, envoie un télégramme alarmiste dans lequel il évoque l’existence d’un plan d’extermination des Tutsis. Précision macabre : le rapport du militaire, qui repose sur les confidences d’un extrémiste Hutu repenti, parle d’une capacité meurtrière permettant de tuer mille Tutsis toutes les vingt minutes.

Conséquence ? Aucune. Il ne se passera rien, strictement rien, comme le montre de manière implacable le film Retour à Kigali, du documentariste Jean-Christophe Klotz, qui sera diffusé le 25 avril prochain sur France 3.

 II. PENDANT

Depuis longtemps, le génocide des Tutsis du Rwanda existait dans les têtes avant d’être perpétré dans les faits – des journaux comme Kangura ou la funeste radio des Mille Collines ont déversé pendant des années une propagande criminelle appelant à l’extermination des Tutsis, réduits à l’état d’« insectes » à éliminer. Le génocide était également financé et armé, en machettes notamment, de longue date. Mais il a bien fallu une étincelle pour le déclencher. Le moment qui fera qu’il y aura un avant et un après.

Celui-ci a pris la forme d’un missile qui, le 6 avril 1994, a déchiré le ciel de Kigali et abattu, aux alentours de 20 h 25, le petit avion qui transportait à son bord le président Juvénal Habyarimana et son homologue du Burundi. Le chef de l’État rwandais revenait de Tanzanie où il venait de conclure, la mort dans l’âme, un accord politique avec les rebelles du FPR contre l’avis de la frange la plus radicale du Hutu Power, mouvement extrémiste ultranationaliste.

Dans les minutes qui ont suivi l’attentat, les massacres de masse contre les Tutsis, annoncés depuis si longtemps, ont débuté.

Qui a tiré ? Cette question hante depuis vingt-cinq ans la discussion publique autour de l’attentat du 6 avril. Deux thèses s’affrontent : l’une évoque la responsabilité du FPR tandis que l’autre avance celle des extrémistes hutus.

Dans le doute, l’Élysée privilégie aveuglément la première, parce que c’est elle qui est le plus en phase avec sa politique passée et présente. Le chef d’état-major particulier de Mitterrand va même jusqu’à défendre l’idée, dans une note datée du 29 avril 1994, que le FPR a provoqué le massacre de sa propre ethnie dans l’espoir de prendre le pouvoir à la faveur d’une guerre civile dont il sortirait vainqueur, fût-ce au prix du sang des siens. « C’était exactement ce que voulait le FPR, car le président Habyarimana constituait le seul véritable obstacle à sa prise de pouvoir », écrit ainsi le général Quesnot.

Sur place, dans les heures et jours qui suivent l’attentat, les forces armées françaises déploient plus d’énergie à retrouver les boîtes noires de l’avion abattu plutôt que les terroristes qui ont tiré. Pourquoi ?

Politiquement, l’attentat ne change rien. La France maintient son soutien total au régime. C’est si vrai que le gouvernement intérimaire – en réalité, le gouvernement génocidaire – va se former, le 8 avril, dans les locaux mêmes de l’ambassade de France à Kigali. Et le 27 avril, l’Élysée et Matignon accueillent à Paris une délégation du gouvernement génocidaire, parmi laquelle se trouve un certain Jean Bosco Barayagwiza, membre du parti extrémiste CDR et futur condamné à 35 ans de prison pour sa participation au génocide des Tutsis.

Seulement voilà, ainsi que Mediapart et Radio France l’ont déjà rapporté, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) écrit, dès le 22 septembre 1994, dans une note « confidentiel défense » que la piste d’un attentat commis contre le président Habyarimana par la frange hutue la plus radicale du régime est l’ « hypothèse la plus plausible ». Le colonel Théoneste Bagosora, ancien directeur du cabinet du ministre de la défense et proche de la veuve Habyarimana, est pointé du doigt par les services secrets français comme étant l’un des commanditaires de l’attaque – il a été condamné à 35 ans de prison par le Tribunal pénal international pour le Rwanda pour avoir été l’architecte du génocide et purge sa peine au Mali.

Cette note, comme de nombreuses autres de la DGSE, qui a été d’une clairvoyance totale dans la tragédie rwandaise, est méprisée par l’Élysée. Comme si tout ce qui ne cadre pas avec la ligne politique de la présidence n’existait pas.

Depuis, l’hypothèse d’un attentat commis par les Hutus extrémistes a été renforcée, non seulement par plusieurs notes de services étrangers (belges ou américains), mais aussi par une longue instruction judiciaire française qui a fait litière de l’accusation portée contre le FPR. L’enquête a établi, expertises à l’appui, que la « zone de tir la plus probable » d’où sont partis les missiles se situait sur le « site de Kanombe », soit le quartier général de la garde présidentielle.

Le 10 juin 1994, pendant que Tutsis et Hutus modérés se faisaient méthodiquement assassiner à l’autre bout du monde, le président François Mitterrand donnait un discours saisissant, mais saisissant de cynisme avec le recul, à Oradour-sur-Glane, cinquante ans après le massacre commis par les nazis dans ce petit village de la Haute-Vienne. « Et lorsque nous essayons à travers le monde et d'abord en Europe, de construire une nouvelle amitié, entre des peuples qui se sont déchirés, ce n’est pas simplement pour faire la part du rêve, c'est aussi et surtout, parce que nous ne voulons pas que cela recommence et qu’il appartient aux générations prochaines de bâtir un monde où les Oradour ne seront plus possibles », affirmait, solennel, le chef de l’État français.

 

Le Rwanda, au même moment, c’est en réalité quinze Oradour quotidiens, et ce, pendant trois mois et dix jours. Les deux tiers des victimes ont trouvé la mort dans les cinq premières semaines.

Dès les premiers jours du génocide, Bernard Kouchner se rend sur place et essaye d’alerter l’Élysée de l’urgence d’une intervention. « François Mitterrand m’a répondu: Kouchner, vous exagérez, allons, je vous connais, vous exagérez” », rapportera l’ancien ministre à La Croix des années plus tard.

Tandis que Médecin sans frontières lance, le 17 juin, un appel pour une intervention au Rwanda — « On n’arrête pas un génocide avec des médecins » –, l’ONU donne mandat, enfin, à une opération militaire pilotée par la France, baptisée Turquoise, « pour mettre fin aux massacres partout où cela sera possible, éventuellement en utilisant la force ».

Officiellement opération « humanitaire », qui, indéniablement, a permis de sauver des vies, Turquoise alimente par ailleurs depuis vingt-cinq ans une vive polémique au sein de l’armée sur son rôle caché : protéger la fuite du régime hutu en déroute, donc des génocidaires, et le réarmer dans la perspective éventuelle de reprendre le pouvoir face au FPR, mené militairement par Paul Kagame, l’actuel président rwandais, qui ne cesse de gagner des positions.

Cette thèse est soutenue par plusieurs militaires ayant participé à la force Turquoise, dont le lieutenant-colonel Guillaume Ancel, qui a raconté son expérience dans un livre important, Rwanda, la fin du silence (Les Belles Lettres, 2018). Dans cet ouvrage, le militaire raconte notamment avoir personnellement assisté à des livraisons d’armes de la France au profit des génocidaires. Livraisons que finira par reconnaître, en 2014, devant l’Assemblée nationale, Hubert Védrine, tout en affirmant que c’était « sans rapport avec le génocide ».

La justice française enquête aujourd’hui sur d’autres livraisons d’armes, pilotée par le génocidaire Théoneste Bagosora (le responsable de l’attentat du 6 avril, selon la DGSE), financée par une banque française, la BNP.

Pour beaucoup de spécialistes, historiens ou journalistes, Turquoise, c’est l’image d’une France aux deux visages au Rwanda. À l’Élysée, le principal promoteur de cette stratégie du double discours est le général Quesnot, qui écrivait, dès le 6 mai 1994, dans une note adressée au président de la République : « À défaut de l'emploi d’une stratégie directe dans la région qui peut apparaître politiquement difficile à mettre en œuvre, nous disposons des moyens et des relais d'une stratégie indirecte qui pourraient rétablir un certain équilibre ». La note est « signalée » par Hubert Védrine et « vue » par François Mitterrand.

Il est aujourd’hui certain que l’armée française a laissé s’enfuir, sans les arrêter, des génocidaires connus comme génocidaires, ainsi que l’a encore prouvé récemment un reportage de la chaîne France 24.

Interrogés, les responsables français de l’époque, Hubert Védrine à l’Élysée ou l’amiral Jacques Lanxade, alors chef d’état major des armées, apportent toujours la même réponse : le mandat de l’ONU ne prévoyait pas spécifiquement l’arrestation des génocidaires. C’est vrai, pas en ces termes. Mais il réclamait sans équivoque la fin des massacres et comment penser raisonnablement que cela ne puisse pas passer par l’appréhension de ceux qui les commettent, les orchestrent ou les incitent ?

S’il ne devait y avoir qu’un exemple de l’ambiguïté de Turquoise, il tient en un mot : Bisesero. Les collines de Bisesero, à l’ouest du Rwanda, ont été le théâtre d’un spectaculaire fiasco de l’armée française, dont des officiers ont découvert le 27 juin 1994 des survivants tutsis de massacres réclamant une intervention d’urgence pour mettre fin aux atrocités en cours.

Quand elles sont découvertes, les victimes sont dans un état de décharnement et de mutilation extrêmes. Les militaires français qui les trouvent leur promettent de revenir au plus vite, mais leur hiérarchie refuse, comme plusieurs officiers en témoigneront devant des juges français. Une vidéo révélée par Mediapart le prouve également.

Il faudra trois jours au Commandement des opérations spéciales (COS) de Turquoise pour intervenir enfin, acculé. En somme : l'armée française n'avait qu’une chose à faire – sauver des vies, comme le lui imposait le mandat de l'ONU – mais a refusé en connaissance de cause.

Entre-temps, un millier de Tutsis ont été éliminés.

Cette inaction coupable est-elle la preuve de la participation active de l'armée au génocide ? Juridiquement, la question est épineuse. Plusieurs responsables de Turquoise ont été placés par la justice dans ce dossier sous le statut de témoins assistés pour « complicité de génocide » et « complicité de crimes contre l’humanité » – c’est-à-dire qu’ils ne sont pas extérieurs au crime reproché, mais pas suffisamment impliqués non plus pour être mis en examen.

Tout laisse à penser que l’instruction va se clore par un non-lieu, même si de nombreuses parties civiles, survivants ou associations (Ibuka, Survie, la Licra), dénoncent une instruction qui n’a pas procédé à toutes les auditions nécessaires à la manifestation de la vérité.

Mais regarder le rôle de la France au Rwanda sous le seul angle judiciaire ne peut être exclusif, si l’on considère que l’absence de faute pénale formellement établie ne signifie pas pour autant l’absence de faute politique, militaire et morale.

III. APRÈS

Paris, le 23 novembre 1996. François Mitterrand est mort, Jacques Chirac est à l’Élysée et Hubert Védrine publie dans Le Point une tribune dont le titre parle de lui-même : « Hutus et Tutsis : à chacun son pays ».

Ainsi, deux ans après un génocide qui a provoqué la disparition d’un million d’êtres humains, l’ancien secrétaire général de la présidence de la République persiste et signe dans une vision purement ethniciste d’un pays, dont il reconnaît volontiers ne pas être un spécialiste. Cette même vision qui a permis de faire le lit pendant des décennies d’une haine qui a abouti au crime des crimes, comme si la mixité n’existait pas au Rwanda, comme si le métissage entre Hutus et Tutsis n’était pas une réalité, comme si chacun était l’otage d’une origine.

Cette tribune n’est rien en soi, mais elle dit tout du déni qui va paralyser l’attitude des plus hautes autorités françaises face au drame rwandais : la France n’a rien à voir là-dedans.

Depuis vingt-cinq ans, l’ère du verrou semble régner. Souvent interviewé à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire du génocide, Hubert Védrine continue d’accuser le FPR d’être en quelque sorte à l’origine du génocide. « Il n’y aurait jamais eu de génocide, il n’y aurait jamais eu la grande guerre civile ni le génocide si Kagame n’avait pas été déterminé à reprendre le pouvoir à n’importe quel prix […] Les attaques de Kagame sont le fait déclencheur », assurait-il il y a encore quelques semaines à un journaliste, Michael Sztanke, auteur d’un documentaire pour France 24, Rwanda, chronique d’un génocide annoncé.

 

Comme Védrine, Alain Juppé, le ministre des affaires étrangères du gouvernement Balladur au moment du génocide (aujourd’hui au Conseil constitutionnel), pense que parler de la responsabilité de la France dans les événements de 1994 relèverait de « l’une des plus belles opérations de falsification historique ». C’est ce qu’il a confié au journaliste de La Croix Laurent Larcher, auteur de Rwanda, ils parlent (Seuil), un livre saisissant, qui restitue la parole brute et la vérité nue de nombreux acteurs de cette période. « Le fond de ma pensée, poursuit Juppé, c’est qu’en réalité Kagame, avec le soutien de l’Ouganda, et puis certains autres soutiens, était décidé à prendre le pouvoir quoi qu’il arrive. » Tout est dans le « quoi qu’il arrive ». Comprendre : même s’il fallait en passer par un génocide.

L’actuel patron du Parti socialiste, Olivier Faure, ne dépareille pas. Refusant de signer la lettre ouverte à Macron évoquée au début de cet article, il a écrit le 15 mars dernier à l’un des promoteurs de cette initiative, Benjamin Abtan, pour lui expliquer qu’il ne peut accoler son nom à un tel texte parce que celui-ci « exclut la complicité d’acteurs depuis lors au pouvoir et qui précisément instrumentalisent le génocide pour consolider leur dictature ».

Le fait que Paul Kagame règne aujourd’hui au Rwanda au prix de dérives autoritaires – nul ne le conteste ici – ne devrait pas permettre pour autant une analyse anachronique de ce qu’il s’est passé il y a vingt-cinq ans. Non, les victimes ne sont pas les coupables.

Comme l’écrit Laurent Larcher à la fin de son ouvrage au sujet de tous les responsables politiques et militaires français qui ont failli face à la tragédie rwandaise : « Ils savaient mieux que les Rwandais ce qui convenait. Ils ont échoué, mais ne l’admettent pas […] Ces hommes sont intervenus comme des apprentis sorciers. […] C’est ça le scandale de la décision politique : l’incapacité à se remettre en question, l’incapacité à accueillir des paroles qui contredisent le tableau général. »

Nicolas Sarkozy fut le seul président de la République à faire des concessions à la vérité en reconnaissant, en 2010, que la France avait commis de « graves erreurs d'appréciation, une forme d'aveuglement » sur la question du génocide au Rwanda, tout en refusant toute demande de pardon.

L’enjeu est donc grand aujourd’hui, qui pèse sur les épaules du président Macron. Tout en créant la polémique en refusant de se rendre à Kigali pour les commémorations du génocide, il a promis d’ouvrir l’intégralité des archives françaises, dont beaucoup sont encore cadenassées, afin qu’une commission ad hoc, présidée par l’historien Vincent Duclert, mais de laquelle ont été écartés deux spécialistes de renom (Hélène Dumas et Stéphane Audoin-Rouzeau), puisse y accéder.

L’avenir dira si c’est vrai.

La seule chose certaine en la matière a été écrite il y a déjà bien longtemps, en 1815, par Benjamin Constant : « On ne conjure point les dangers en les dérobant aux regards. Ils s’augmentent au contraire de la nuit dont on les entoure. »

 

 

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7 avril 2019 7 07 /04 /avril /2019 05:52
Génocide au Rwanda: les trop petits gestes d’Emmanuel Macron (par Ellen Salvi, Médiapart, 4 avril 2019)
Génocide au Rwanda: les trop petits gestes d’Emmanuel Macron
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Le président de la République ne se rendra pas à Kigali pour le 25e anniversaire du génocide. Mais il a promis d’ouvrir à un comité d’historiens trié sur le volet « l’ensemble des fonds d’archives ». Qu’en sera-t-il vraiment ?

Emmanuel Macron se sait observé. À la veille du 25e anniversaire du génocide contre les Tutsis au Rwanda, où 800 000 à 1 million de personnes furent tuées en l’espace de trois mois en 1994, le président de la République a fait le 5 avril une série d’annonces censées répondre à la promesse de nouvelles relations franco-rwandaises. « Nous avons décidé de travailler ensemble de manière pragmatique sur les sujets d’intérêt entre nos deux pays », avait-il déclaré fin mai 2018, lors de la venue à Paris de son homologue rwandais Paul Kagame.

Avant d’ajouter, toujours aussi « pragmatique » : « Il ne s’agit en aucun cas de sous-estimer les difficultés du passé et la complexité de la relation bilatérale, mais […] d’assumer cette complexité, de savoir la surmonter et de penser à l’avenir de nos jeunes générations. » Pour « assumer cette complexité » jusqu’au bout, le chef de l’État aurait pu s’emparer de l’invitation hautement symbolique que lui a adressée Kagame, en se rendant à Kigali où se tiendront dimanche les commémorations des 25 ans. Mais il y a finalement renoncé, choisissant d’envoyer à sa place le député La République en marche (LREM) des Côtes-d’Armor, Hervé Berville.

Des raisons d’agenda ont d’abord été invoquées. « Il y a un contexte national [la crise des « gilets jaunes » – ndlr] qui fait que le président a limité ses déplacements internationaux ces derniers temps », explique une source diplomatique, assurant que si l’Élysée avait « beaucoup réfléchi au signal » à adresser, il n’avait jamais été question que Macron se rende au Rwanda à ce moment précis. C’est donc au Palais qu’il a reçu, vendredi matin, des membres de l’association Ibuka (« Souviens-toi »), auxquels il a annoncé qu’un membre du gouvernement participerait à la cérémonie qui se tiendra dimanche au parc de Choisy, à Paris.

L’éventualité que la France soit représentée le même jour à Kigali par un responsable de haut niveau a-t-elle été envisagée ? « Un signal ministériel, ça nous semblait en dessous de ce qui était attendu, répond la même source. Il y a déjà eu des ministres qui se sont rendus à Kigali. L’idée n’était pas de faire quelque chose qui répétait les expériences précédentes. » Pour Paris, le choix d’Hervé Berville, orphelin rescapé du génocide et arrivé à l’âge de 4 ans en France, où il a été adopté par une famille bretonne, est donc un « signal nouveau en termes de profil, de génération, et de signification du message ». Mais pour beaucoup, il est loin d’être suffisant.

C’est d’ailleurs ce que soulignent près de 300 personnalités dans une lettre ouverte à Emmanuel Macron, initiée par le mouvement antiraciste européen Egam (European Grassroots Antiracist Movement). « Monsieur le président, le 7 avril prochain, votre place est à Kigali. Au sein des plus hauts représentants de la communauté internationale. Auprès des rescapés », écrivent les signataires du texte (parmi lesquels figurent des soutiens du chef de l’État, comme Daniel Cohn-Bendit ou encore une poignée de députés LREM et MoDem), rappelant que « la France [sous le quinquennat de François Hollande – ndlr] avait annulé sa participation aux 20es commémorations du génocide » et que sa présence, pour le 25e anniversaire, serait l’occasion de « réparer cette indignité ».

« Depuis votre élection, vous avez envoyé des signaux laissant espérer une rupture avec le déni et l’omerta qui ont caractérisé la position de la France depuis le génocide, poursuivent-ils. Après vingt-cinq ans, il est désormais temps d’effectuer des pas décisifs pour la vérité et la justice. » Le président de l’Egam, Benjamin Abtan, rappelle qu’Emmanuel Macron avait été le seul candidat, pendant la campagne présidentielle, à parler du Rwanda dans un tweet posté le 7 avril 2017, en hommage aux victimes du génocide et à leurs proches. Le 10 juin de la même année, il y avait de nouveau fait référence dans un discours prononcé à Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne). C’est encore lui qui avait pris contact avec Paul Kagame dès son arrivée à l’Élysée, avant de le recevoir un an plus tard à Paris, où le président rwandais ne s’était plus déplacé depuis 2015.

« Il y avait pas mal d’espoirs qu’Emmanuel Macron fasse des choses, qu’il aille plus loin que Nicolas Sarkozy », affirme Abtan. Nicolas Sarkozy qui avait été le premier président français à se rendre à Kigali depuis 1994 et à y reconnaître, en février 2010, de « graves erreurs d’appréciation et une forme d’aveuglement » de la part de la France, sans pour autant présenter d’excuses. Mais ces espoirs ont été douchés par la décision du chef de l’État de rester à Paris le 7 avril. « C’est une grosse occasion manquée », regrette le président de l’Egam, estimant que la représentation choisie par la France « n’est pas au niveau » – d’autant que des parlementaires, Hervé Berville compris, auraient très bien pu faire partie de la délégation.

Au-delà des contraintes d’agenda invoquées pour justifier l’absence d’Emmanuel Macron à Kigali, les autorités françaises ont surtout estimé que la situation n’était pas encore mûre pour un tel déplacement, notamment en raison de procédures judiciaires toujours en cours. L’idée d’un discours a, elle aussi, été écartée, certains jugeant qu’une prise de parole du président de la République serait forcément décevante, dans la mesure où il n’irait pas plus loin, dans l’expression, que Nicolas Sarkozy

 

D’autres sources invoquent également la proximité du pouvoir actuel avec deux personnages clefs de cette période de cohabitation, qui ont toujours vertement récusé les accusations de complicité de génocide : l’ancien secrétaire général de l’Élysée Hubert Védrine et l’ex-ministre des affaires étrangères Alain Juppé. « La France accusée de complicité de génocide, c’est révoltant ! » s’exclamait encore le premier, fin mars, dans Le Figaro. En octobre dernier, le second n’avait pas non plus caché sa colère de voir l’ancienne ministre des affaires étrangères rwandaise, Louise Mushikiwabo, être élue secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) avec le soutien de Macron.

Aucun spécialiste du génocide des Tutsis dans le comité

Dans les arcanes du pouvoir, pour expliquer qu’Emmanuel Macron n’aille pas plus loin que Nicolas Sarkozy en terme de reconnaissance, plusieurs personnes pointent enfin le poids des armées, avec lesquelles le président de la République entretient déjà des relations fort complexes depuis le limogeage brutal, en juillet 2017, de leur ancien chef d’état-major, Pierre de Villiers. Or les armées sont, on le sait, directement concernées par le sujet. Au début des années 1990, jusqu’à mille soldats français avaient été déployés au Rwanda.

L’opération « Turquoise », menée à l’époque par l’armée française et présentée comme une opération humanitaire, avait permis, par la création d’une « zone sûre » à l’ouest du pays, de protéger de nombreux tueurs en fuite devant l’avancée du Front patriotique rwandais (FPR). Dans un récent entretien accordé à Mediapart et à la cellule investigation de Radio France, le général Jean Varret dénonçait encore les « fautes » de la France commises sous la pression d’un « lobby militaire ».

Malgré les nombreux travaux d’historiens et de journalistes, corroborés par les témoignages d’anciens militaires, documentant l’implication des autorités et de l’armée françaises dans le génocide, le gouvernement continue de s’en tenir à la conclusion du rapport de la mission d’information parlementaire, datant de 1998 : « Si la France n’a pas apprécié à sa juste valeur la dérive politique du régime rwandais, elle a été le pays le plus actif pour prévenir la tragédie de 1994. » Ce rapport de Paul Quilès a finalement « absous la France et ses soldats de toute responsabilité », explique Laurent Larcher dans son enquête Rwanda, ils parlent (Éditions du Seuil, 2019). Et vingt ans après sa rédaction, il permet encore à la France d’éviter d’affronter son histoire.

C’est encore à ce rapport que Florence Parly a choisi de se référer, le jour où elle a été interrogée par Larcher sur les révélations de l’ancien officier artilleur engagé dans l’opération « Turquoise », Guillaume Ancel (Rwanda, la fin du silence, éd. Les Belles Lettres, 2018). « Je constate qu’en France, seule une thèse a le droit d’être exposée dans les médias, avait confié la ministre des armées, en mai 2018. Après, cet officier peut continuer d’expliquer des choses qui, il me semble, ne sont pas corroborées par les informations issues des documents déclassifiés et analysés par la commission parlementaire. Je ne peux que le regretter parce que de très nombreux militaires voient tous les jours leur honneur bafoué. Et surtout, je ne souscris pas du tout à cette idée selon laquelle la France serait à l’origine du génocide : c’est contraire à la vérité. »

C’est peu ou prou ce que l’amiral Jacques Lanxade, ancien chef d’état-major des armées (de 1991 à 1995) sous François Mitterrand, a lancé à Guillaume Ancel, le 20 mars, à l’occasion d’un débat à huis clos organisé à Sciences-Po Paris et réservé à ses seuls étudiants. « Ce qui m’est un peu plus désagréable, c’est que la publication de votre livre est venue relancer et alimenter des attaques tout à fait inacceptables et injustes sur l’action de la France et sur les officiers français qui ont exécuté strictement les ordres qu’ils ont reçus », lui a-t-il dit, comme le rapporte Le Monde, avant de lancer à l’assistance, sûr de son fait : « Quand on ouvrira les archives, vous verrez qu’il n’y a rien ! »

L’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, l’un des plus grands spécialistes du sujet, a récemment expliqué dans La Croix que ce sont aussi ses propos sur les soldats français qui lui ont valu d’être aujourd’hui écarté du comité d’historiens et de chercheurs chargé de travailler sur les archives concernant le rôle de la France au Rwanda, dont Emmanuel Macron a dévoilé les contours lors de sa rencontre avec l’association Ibuka. « On m’a fait comprendre que mes propos, notamment sur l’armée française, interdisaient que je fasse partie de cette commission. Cela aurait mis tous les feux au rouge et aurait empêché le travail de la commission », a affirmé Audoin-Rouzeau, citant notamment un article publié en 2010 dans la revue Esprit.

Le chercheur de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) y écrivait que « certaines accusations [du rapport Mucyo – ndlr] sur le comportement des soldats français ne pouvaient pas être balayées d’un revers de main » : « Cela concernait une forme d’abstention aux barrières dans la zone Turquoise et également, des effets d’aubaine sexuelle sur des rescapées protégées par des Français mais également violées par certains d’entre eux. » Toujours selon lui, Hélène Dumas, autre spécialiste du sujet, aurait également été écartée dudit comité. Contactés par Mediapart, ni l’un ni l’autre n’ont répondu à nos sollicitations.

« Cette commission fait l’objet de beaucoup de spéculations, nuance une source diplomatique. Personne n’en est a priori exclu, mais personne n’en est non plus membre de façon automatique. La dernière chose qu’on souhaiterait faire, c’est quelque chose qui ressemble à l’écriture d’une histoire officielle. » Dans les faits, comme on l’a appris vendredi, aucun spécialiste du génocide des Tutsis ne figure dans la liste des chercheurs retenus. « Un choix méthodologique totalement assumé », argue l’Élysée. « Cette commission va devoir investiguer de manière précise sur les processus de décisions. Comment elles ont été prises, sur quelles bases, avec quelles informations, comment elles ont été influencées, quelles informations ont été prises en compte ou n’ont pas été prises en compte, si c’est le cas.... »

Pour établir un « diagnostic le plus objectif possible » et éviter que ressurgissent « les clivages anciens » et les « a priori » des uns et des autres, poursuit un conseiller de la présidence, le comité réunira des « personnes qui connaissent le processus des décisions publiques, des personnes qui connaissent le maniement des archives publiques, et des personnes qui ont une expérience de travail sur des contextes hors norme, qui ont travaillé sur les actes des génocides ». Mais aucune qui ne maîtrise parfaitement ce sujet précis, donc.

« Il faut désormais un discours de la vérité »

L’idée d’un déplacement du président de la République à Kigali ayant été abandonnée pour les raisons invoquées plus haut, la mise en place de ce comité est présentée l’une des annonces phares du chef de l’État dans le cadre des 25 ans. Cette proposition avait d’ailleurs été formulée par ses soins dès mai 2018. « Un groupe de chercheurs sera constitué dans les mois à venir » pour « faire progresser notre connaissance sur l’un des pires drames de la fin du XXe siècle », avait-il indiqué lors d’une conférence de presse commune avec Paul Kagame.

Et d’ajouter : « L’enjeu fondamental, c’est celui de la place du génocide des Tutsis dans notre mémoire collective. Ce travail de mémoire, c’est un impératif et un devoir. Il est temps de mener un travail apaisé, documenté, et d’y consacrer les moyens nécessaires. » Comme nous l’écrivions quelques jours plus tôt, la présidence de ce comité a été proposée à l’historien Vincent Duclert, directeur du Centre d’études sociologiques et politiques Raymond-Aron (CESPRA), chercheur titulaire à l’EHESS et professeur associé à Sciences-Po.

Inspecteur général de l’éducation nationale, Duclert est aussi l’auteur du « Rapport de la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse », remis en février 2018. Dans la lettre de mission qui lui a été adressée et que Mediapart a pu consulter, le président de la République écrit souhaiter que « ce 25e anniversaire marque une véritable rupture dans la manière dont la France appréhende et enseigne le génocide des Tutsis ». Ainsi veut-il permettre au comité de « consulter l’ensemble des fonds d’archives français disponibles » sur la période 1990-1994, afin de rédiger un rapport « dans un délai de deux ans », avec une note intermédiaire prévue au bout d’un an.

Pour mener à bien leurs travaux, les membres de ce comité bénéficieront « à titre exceptionnel, personnel et confidentiel », d’une « habilitation générale d’accès et de consultation » de l’ensemble des fonds d’archives français sur la période en question : archives de la présidence, du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, du ministère des armées, et de la mission d’information parlementaire sur le Rwanda. Ils pourront ainsi prendre connaissance de tous les documents, y compris ceux qui sont encore classifiés.

« C’est quelque chose d’assez inédit », se réjouit une source diplomatique, estimant que « toutes les conditions seront réunies » pour que l’engagement du président de la République soit tenu. Cette démarche comporte toutefois un écueil : comme l’avait expliqué Mediapart en 2015, lorsque François Hollande avait promis l’ouverture des archives de l’Élysée relatives au Rwanda entre 1990 et 1995, la plupart des documents sont déjà connus depuis plusieurs années. Ceux qui ne le sont pas, et qui ont sans doute le plus d’intérêt, se trouvent dans les archives présidentielles de François Mitterrand et dans le fonds Rwanda 1990-1998, conservé au service historique de la défense au Château de Vincennes (Val-de-Marne) et dans les tiroirs de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), dont une partie seulement sera accessible.

Protégées, comme le fonds Rwanda 1990-1998, pour un délai légal de 60 ans, les archives présidentielles de François Mitterrand ne peuvent être consultables qu’après accord de la mandataire Dominique Bertinotti, membre du conseil d’administration de l’institut éponyme dont le président n’est autre… qu’Hubert Védrine. « Cette impossibilité d’accéder à des archives publiques récentes, qui relève des normes d’un État démocratique et qui est aussi une protection accordée au citoyen, nourrit sur cette faillite collective face à un génocide le soupçon d’une entreprise de verrouillage de la vérité qu’attendent beaucoup de Français », souligne Vincent Duclert, dans Le Monde.

À l’Élysée, on se veut toutefois confiant sur l’issue du processus. « Ces fonds-là feront l’objet d’une demande de la commission auprès de la mandataire, explique un conseiller présidentiel. Jusqu’à présent, tout laisse penser que la réponse sera positive. » D’autant que beaucoup de choses ont été concédées pour ne pas froisser la Mitterrandie. À ce titre, le fameux « choix méthodologique » pour lequel le Palais a opté en écartant les spécialistes du sujet, est loin d’être anodin : « Il va permettre l’accès exhaustif à l’ensemble du tableau », glisse le même conseiller.

Pour Benjamin Abtan, « le sujet n’est de toute façon pas celui des archives ». « Se concentrer sur cette question est une diversion, estime le président de l’Egam. La connaissance de l’histoire, on l’a déjà. On sait qu’une politique de collaboration a été menée avant, pendant et après le génocide par des responsables placés au plus haut niveau de l’appareil d’État. » Rappelant qu’Hubert Védrine avait lui-même reconnu en 2014, lors de son audition par la commission de la défense de l’Assemblée nationale, l’existence de livraisons d’armes à l’armée rwandaise pendant le génocide des Tutsis, Abtan estime que seule « une reconnaissance au plus haut niveau de l’État des faits qui sont établis » est aujourd’hui nécessaire.

Un « discours de vérité » qui devrait inévitablement entraîner, selon lui, une réponse judiciaire : « Il y a beaucoup de génocidaires qui vivent en toute impunité en France. », dit-il. Vendredi, le président de la République a annoncé « le renforcement des moyens du pôle du Tribunal de Grande Instance chargé du traitement des procédures relatives au génocide des Tutsi au Rwanda » et « l’augmentation des effectifs de police judiciaire, afin que les génocidaires présumés faisant l’objet de poursuites puissent être jugés dans un délai raisonnable », précise un communiqué de presse de l’Élysée.

 

Mais pour le président de l’Egam, les gestes d’Emmanuel Macron réalisés à l’occasion des 25 ans du génocide, tout comme l’absence de gestes d’ailleurs, ne changeront in fine rien aux alliances récemment nouées entre Paris et Kigali – où la France n’a plus d’ambassadeur depuis 2015. « C’est un scandale d’État, mais ça n’est toujours pas un sujet au centre des intérêts… » souffle-t-il.

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30 mars 2019 6 30 /03 /mars /2019 07:35
Agnès Varda a marqué les esprits par ses choix esthétiques et idéologiques (Pierre Dharréville et Fabien Roussel - PCF)

Agnès Varda a marqué les esprits par ses choix esthétiques et idéologiques (Pierre Dharréville et Fabien Roussel - PCF)

Elle a été la femme de la Nouvelle vague, auteure d’une cinquantaine d’œuvres. Son travail a encore été récemment célébré en février où elle a reçu la caméra de la Berlinade 2019. Expérimentatrice de génie, créatrice audacieuse, sa vie et son œuvre échappent à toute définition. Elle a travaillé tous les genres du cinéma, de la fiction au documentaire… Sans être militant son cinéma était en prise avec la réalité du monde, porté par un questionnement progressiste. Elle compagnonnait entres autres avec le mouvement féministe, comme en témoigne par exemple « L’une chante, l’autre pas ».

« Beaucoup de mes films sont aimés, disait-elle, et ça c’est une récompense extraordinaire ». En parlant de son documentaire « Varda par Agnes », elle expliquait : « c’est une façon de dire au revoir, parce que je ne veux plus parler de mes films ».

Les communistes lui disent au revoir et s’inclinent devant cette femme de convictions ayant bâti une œuvre précieuse et originale.

Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, député du Nord,

Pierre Dharréville, Responsable de la commission Culture au PCF, député des Bouches-du-Rhône,

Le 29 mars 2019.

Clap de fin pour Agnès Varda
Vendredi, 29 Mars, 2019

La cinéaste, une des rares réalisatrices de la « Nouvelle vague » est décédée dans la nuit de jeudi à vendredi. Elle avait 90 ans.

 

Infatigable, Agnès Varda devait ce week-end inaugurer une exposition à Chaumont-sur-Loire. Mais dans la nuit de jeudi à vendredi ses forces l’ont définitivement abandonnée et elle est morte à l’âge de 90 ans. Depuis des mois elle luttait contre un cancer.

Née en Belgique en 1928, elle fut cinéaste, mais aussi photographe et plasticienne. Réalisatrice de documentaires elle signa aussi des films de fiction et fut une des rares femmes réalisatrices de la Nouvelle vague conduite par Truffaut, Godard, etc. Elle a été la compagne du cinéaste Jacques Demy.

La cinéaste reçoit un César d'honneur en 2017

On lui doit notamment Cléo de 5 à 7 réalisé en 1962 ; Ulysse en 1984, récompensé du César du meilleur court-métrage documentaire ; Sans toit ni loi,  Lion d’Or à la Mostra de Venise en 1985 ; Les glaneurs et la glaneuse en 2000 ; ou encore Les plages d’Agnès en 2009, César du meilleur film documentaire. Au chapitre des récompenses, signalons encore un César d’honneur en 2001 pour l’ensemble de son œuvre ; le prix René Clair de l’Académie Française en 2002 ; une Palme d’honneur à Cannes en 2015 ; un Oscar d’honneur en 2017 ; la Caméra de la Berlinade en 2019.

Dans son dernier documentaire Varda par Agnès diffusé le 18 mars dernier sur Arte, et que l’on peut voir en replay jusqu’au 17 mai, la cinéaste se livrait à une longue confession/introspection. Elle y expliquait notamment son attrait pour filmer la vie autour d’elle : « J’aime les documentaires, et je sais qu’il y en a de très beaux, qui ont été faits loin dans le monde. Moi j’ai envie de filmer ce que je connais. ‘’Daguerréotypes’’ a été fait dans la rue où j’habite ».

Gérald Rossi avec l'AFP

Agnès Varda ou le bonheur de glaner en famille
Vendredi, 29 Mars, 2019

Par Michèle Levieux.

Agnès a toujours fait partie de ma vie et de la nôtre bien sûr. Adolescente rebelle, j’ai découvert le Bonheur (1965) qui m’a conforté dans le fait que nous n’étions nullement obligés de vivre selon la bien « pensance » environnante. Puis j’ai vu la Pointe courte (1955), c’était l’époque où mes Universités se tenaient entre deux palais, celui des papes à Avignon où régnait le théâtre et Jean Vilar et celui de Chaillot où régnait un autre « pape », du cinéma cette fois, Henri Langlois L’ombre d’Agnès n’était jamais loin. Elle photographiait alors autour de Gérard Philipe, Jeanne Moreau et Philippe Noiret toute la troupe du Théâtre National Populaire avant qu’à la Cinémathèque française nous puissions y découvrir ses premiers films. Et je n’oublierai jamais que le son strident des trompettes annonçant le début imminent des représentations du TNP qui nous faisait courir dans les couloirs du théâtre de Chaillot était celui des joutes de Sète, la ville de Jean Vilar où Agnès, la petite grecque née à Bruxelles, en 1928, avait passé la première partie de sa vie. D’où la Pointe courte, du nom du quartier des pêcheurs sétois, avec Philippe Noiret, qui a fait d’Agnès Varda la grande sœur de la Nouvelle vague. 
 
Très vite, c’est la famille Varda-Demy qui fera partie de notre vie puis de notre patrimoine national. Avec Rosalie, la fille aînée puis Mathieu, le petit. La famille s’agrandit en musique avec Michel Legrand, qui dans Cléo de 5 à 7 (1962) contribue en personne à l’œuvre, puis avec une kyrielle d’acteurs, Catherine Deneuve et Michel Piccoli en tête, en inoubliable couple des Créatures (1966), Sandrine Bonnaire, toute jeune en Mona dans Sans toit ni loi (1985), film qui valut à Agnès un Lion d’or à Venise. Mais surtout en évoquant Agnès, il me revient une foule de souvenirs. Le premier est sûrement lié à sa défense de la photographie en 1983, lorsqu’elle initie à la demande de FR3, une émission qui se nommait « Une minute pour une image » avec Ulysse, une photo prise en 1954 et représentant une chèvre morte, un enfant et un homme nu au bord de la mer. « En fouillant le sable de la mémoire, on tombe sur des os… » disait Agnès à ce propos, elle qui s’était faite des plages sa demeure de prédilection ne cessera de fouiller le sable et de se battre pour la mémoire. A travers celle de la rue Daguerre à Paris, qu’elle habitait, elle évoquera dans Ulysse, un film court autour de la fameuse photo, César du meilleur court métrage en 1982, « la maladie d’un enfant, cette chère rue Daguerre alors populaire, l’intégration des Républicains espagnols, le Théâtre national populaire, l’amour familial et le temps qui n’est plus le même quand on regarde le bord de l’eau ». 
Jacques Demy disparu, Agnès lui a « fait » un film sur son enfance et son immédiat amour du cinéma, Jacquot de Nantes (1991). Nous l’avons présenté au festival de Moscou dans un joyeux désordre perestroïkien, le son étant trop fort, Agnès voulait absolument aller dans la cabine et lorsqu’enfin par un petit escalier en colimaçon nous sommes arrivées là, la vodka coulait à flot parmi les projectionnistes. Ignorant qui nous étions, ils nous ont tout de suite invités à boire avec eux. Dans ces rares cas, Agnès pouvait être désarmée… Lorsqu’au cours d’un dîner avec Aleksandr Sakourov à Paris, Agnès m’a fait part de son projet de fêter non pas les vingt ans de la disparition de Jacques (1990) comme le proposait la ville de Nantes en 2010 mais plus joyeusement les cinquante ans du tournage de Lola (1960) - toujours un anniversaire mais vivant ! -, j’ai vraiment été très heureuse de faire partie de la sortie en « famille » en compagnie d’Anouk Aimée, Michel Piccoli, et tous les Varda-Demy. Je me souviens à cette occasion de ma rencontre lors d’un dîner à la Cigale où le fantôme de Lola, en présence d’Anouk, planait plus que jamais, avec l’ami de Los Angeles, Alain C. Ronay, qui intime de Jim Morrison, me contait en compagnon de route, les aventures américaines de Jacques et Agnès. A l’époque de Lions Love (1968), alors que Robert Kennedy était assassiné et qu’un coup de feu avait été tiré sur Andy Warhol.
 
Après son film les Glaneurs et la Glaneuse (2000) et la découverte d’une petite caméra, Agnès se fait elle-même glaneuse en toute légalité. Je me souviens des pommes de terre en forme de cœur qu’elle avait incorporées dans une installation exposée à La Rochelle. Les dernières fois que j’ai rencontrées Agnès, elle était toujours joyeuse : il y a un an, elle exposait des cabanes, petites et grandes, dans une galerie du Marais. De bon matin, tout de rose vêtue, avec un sac à main de couleur rose fluo en plastique - Agnès aimait le côté fluo du plastique - elle m’a fait visiter ses cabanes. J’étais particulièrement touchée par les tournesols dans « la serre du bonheur », recouverte de la pellicule du film, le Bonheur, en entier. Puis j’ai revu Agnès en février dernier à Berlin, lors d’une cérémonie qui ressemblait à des adieux : elle recevait la Caméra de la Berlinale, avec panache comme toujours et s’adressait à nous - nous faisant revivre notre propre vie - en revisitant avec humanité et humour son immense voyage dans le cinéma, présentant son ultime œuvre, Varda par Agnès (2019). « Voilà, tout est simple », disait encore hier Agnès Varda, « on part d’une petite rêverie et ça devient une œuvre. » 
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29 mars 2019 5 29 /03 /mars /2019 07:07
Injustice. 29 mars 1919, l’assassin de Jaurès est acquitté (Gilles Candar, l'Humanité, 29 mars 2019)
Injustice. 29 mars 1919, l’assassin de Jaurès est acquitté
Vendredi, 29 Mars, 2019

Coup de tonnerre ! Ils ont assassiné le directeur de l’Humanité une seconde fois ! Le jury décide l’acquittement : Raoul Villain échappe à la condamnation.

Le scandaleux verdict du 29 mars 1919 n’a jamais cessé de surprendre et scandaliser. L’Humanité du lendemain titre sobrement : « On attendait un verdict de justice. (…) Le jury a acquitté l’assassin de Jaurès ! ». Pourquoi ? Les réponses n’ont pas manqué, et, après Jean Rabaut, l’historienne Jacqueline Lalouette y est revenue dans son livre Jean Jaurès, l’assassinat, la gloire, le souvenir (Perrin, 2014).

Personne ne conteste que Raoul Villain a tué Jean Jaurès le 31 juillet 1914. Mais le jury souverain est libre d’acquitter s’il estime l’acte ou l’accusé excusable pour une raison ou une autre, sans avoir à motiver sa décision. Des précédents existent puisque M me Caillaux avait été acquittée en 1914 du meurtre du directeur du Figaro. La violente campagne de presse avait alors paru expliquer un geste passionné.

Mais ici ? La signification politique et sociale du verdict semble claire. Anatole France le dit nettement : « Travailleurs, Jaurès a vécu pour vous ; il est mort pour vous ! Un verdict monstrueux proclame que son assassinat n’est pas un crime. Ce verdict vous met hors la loi, vous et tous ceux qui défendent votre cause. Travailleurs, veillez ! » ( l’Humanité du 6 avril 1919).

L’indignation et la colère ressenties sont telles qu’elles résonnent encore des décennies plus tard. On a souvent discuté des motivations de l’attitude du jury : nationalisme, conservatisme, crainte de mouvements sociaux, alors que la révolution en Russie inquiète, indifférence civique plus répandue qu’on l’imagine... Cela n’explique pas tout.

La stratégie de la partie civile interroge aussi. La famille s’est entièrement reportée sur le Parti socialiste : attitude légitime puisque Jaurès a été assassiné en raison de son rôle politique. Professionnels du barreau, les avocats choisis sont surtout des politiques : Joseph Paul-Boncour, député rallié au Parti socialiste en raison de l’Union sacrée, Ducos de La Haille, membre de la direction, d’une sensibilité proche, et André Le Troquer, qui représente l’ancienne minorité, devenue depuis peu majoritaire. Leurs choix sont clairs. Ils veulent à la fois exalter le patriotisme républicain de Jaurès et affirmer l’unité du parti. De nombreux témoins, universitaires, personnalités, généraux et autres, sont convoqués pour dire tout le bien qu’ils pensaient de Jaurès. Même Marcel Cachin, qui suit la consigne, dépose... en relatant à quel point le roi Victor-Emmanuel III d’Italie, qu’il a rencontré, admire l’Armée nouvelle, la grande œuvre de Jaurès. Sans doute, mais est-ce le sujet ? Les socialistes n’avaient-ils pas envisagé avant la déclaration de guerre de lutter contre son déclenchement ? De prôner un mouvement international fortement contestataire, pour ne pas dire davantage, susceptible de l’empêcher ? Talent et sincérité de la partie civile ne sont pas en cause, mais trop de fine politique nuit parfois au droit... et au bon sens.

Nouveaux et anciens majoritaires du parti en cours de rassemblement ont voulu échapper aux sujets qui fâchent : la guerre était-elle évitable ? Fallait-il agir ? De quelle manière ? Peut-être n’était-ce pas le lieu, mais alors pourquoi autant de célébrations de la pensée et de l’action de Jaurès ? Au lieu de centrer le débat sur l’assassinat, les avocats ont voulu glorifier la victime. Et le piège s’est refermé. Il n’était pas difficile aux avocats de la défense de faire valoir que l’accusé, au demeurant habile à jouer son rôle, faible, fragile, pouvait croire de bonne foi que les socialistes allaient s’opposer à la mobilisation. Après tant de morts, et près de cinq ans de prison pour l’accusé, le temps avait passé, il fallait tourner la page...

À quelque chose, malheur est bon ? Les conséquences du scandale se révèlent diverses. D’une certaine manière, il contribue à la gloire de Jaurès, comme assassiné une deuxième fois. Surtout, l’émotion est telle que le mouvement ouvrier et la gauche dans son ensemble réagissent : motions, protestations, réunions. Une immense manifestation, de la place Victor-Hugo à la maison de Jaurès, réunit le 6 avril vingt à trente fois plus de monde qu’à ses obsèques, intervenues lors de la mobilisation. C’est depuis 1914 la première manifestation parisienne, grondeuse, vivante, internationaliste – une délégation chinoise est particulièrement applaudie – alors que le pays n’est pas encore sorti de l’état de siège et de la mobilisation. Cette fois, l’Union sacrée est vraiment terminée, avec la démission des socialistes commissaires du gouvernement, la fin de bien des illusions sur la concorde sociale possible dans la France de l’après-guerre.

Quant à Villain, son sort ne fut pas trop réjouissant. Malgré divers secours idéologiques ou familiaux, il vivote sans trouver d’emploi stable, boycotté par ses collègues quand son identité est connue. Réfugié à Ibiza, il est tué en septembre 1936 par des antifranquistes dans des conditions demeurées obscures.

Gilles Candar

Historien, président de la société d’études jaurésiennes

 

Lire aussi:

"Le socialisme de Jean Jaurès: humaniste, internationaliste, républicain, révolutionnaire! - par Ismaël Dupont

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21 mars 2019 4 21 /03 /mars /2019 14:50
COMMUNIST'ART: Frida Kahlo - par Hector Calchas

Frida Kahlo

- par Hector Calchas

C’est dans une maison bleue à Coyoacan au sud de Mexico que Frida voit le jour, en 1907. Dès son enfance, on lui diagnostique une maladie handicapante qui lui vaut, petite, le surnom de « Frida la boiteuse ». Après son adolescence et des études qu’elle quittera prématurément, le hasard lui fait rencontrer Diego Rivera. Peintre muraliste de notoriété, communiste, elle en tombe amoureuse et l’épouse au grand dam de sa famille. Elle est de moins de 20 ans sa cadette mais qu’importe, Frida est une jeune femme libre et indépendante. Elle milite contre le machisme ambiant et défend l’idée de l’émancipation des femmes. Son amie photographe, Tina Modotti la conduira sans peine à s’inscrire au Parti Communiste mexicain. Toujours au service du peuple et de la révolution, c’est en 26, après avoir frôlé la mort dans un accident de tramway qu’elle se décide à peindre. De multiples fractures viennent se greffer à une santé déjà défaillante et l’obligent à  rester assise. Son courage exemplaire lui donne cependant les ailes nécessaires pour poursuivre coûte que coûte son dessein.

En 36, la militante et courageuse Frida, souhaite rejoindre les révolutionnaires antifascistes. Mais c’est à la maison bleue (La casa Azul) que se joue son destin. Avec Diego, elle y accueille Trotski et son épouse. Trotski le fugitif, « l’homme à abattre ». Elle deviendra un temps sa maîtresse sans que Diego ne s’en offusque. Ses conquêtes successives, sa soif de liberté ne laissent place à aucune jalousie. Rien ne peut entraver leur amour mutuel. Le surréaliste André Breton rend visite à Trotski et c’est dans le jardin tropical de la maison bleue qu’il le rencontrera pour la première fois. Ce même jardin peuplé de plantes tropicales, d’un perroquet, d’un singe, d’un raton laveur où Trotski sera bientôt assassiné.

En 39 Frida part à Paris pour y exposer ses œuvres. Elle mésestime ses qualités de dessinatrice mais Diego est là pour la rassurer. Miro, Picasso, Kandinsky saluent d’une même voix son travail. Mais seul Marcel Duchamp trouve grâce à ses yeux. Frida conspue ces artistes français qui se prennent pour les dieux du monde. « Ces fils de pute qui parlent sans discontinuer » écrira-t-elle à Diego. Le Louvre acquiert un de ses autoportraits mais rien ne la console. Elle a hâte de retrouver le Mexique. A son retour Diego veut divorcer. Elle y consent malgré-elle et se jette dans le travail. Ils se remarieront très bientôt. Frida souffre du dos. Elle subira plusieurs opérations à la colonne vertébrale qui lui occasionneront des douleurs effroyables. Et comme pour parachever son supplice une gangrène obligera les chirurgiens à l’amputer d’une jambe. Diego reste à ses côtés. Solidaire, toujours. Elle décède en 1954. « Viva la Vida » sont les derniers mots qu’elle écrira sur son ultime tableau, comme pour conjurer le sort cruel que la vie lui avait sournoisement réservé. A l’initiative de Diego Rivera, la maison bleue subit alors des transformations pour renaître sous les traits d’un musée. Le musée Frida Kahlo. Un musée à sa gloire, comme un dernier hommage.

 

Autoportrait avec collier. Le tableau blessé. La colonne brisée.  Moi et mes perroquets. Moi et ma poupée.

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La leçon de Frida...

Frida Kahlo, une vie amoureuse et tragique, une vie en rouge

Mexique enchanté, Mexique maudit, Mexique de l'art et de la culture révolutionnaires: une exposition magnifique au Grand Palais à Paris sur les artistes du Mexique entre 1900 et 1950

 

 

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20 mars 2019 3 20 /03 /mars /2019 09:08
75 ans de casse de la sécurité sociale - par Michel Etiévent, L'Humanité, 14 mars 2019
75 ans de casse de la sécurité sociale
Jeudi, 14 Mars, 2019

Par Michel Etievent, historien et biographe d’Ambroise Croizat.

En 1945, dans un pays ruiné, le gouvernement de la Libération, sous l’inspiration du CNR et d’Ambroise Croizat, imposait la Sécurité sociale. Dans le même pays, en 2019, cinquième puissance du monde, 30 % des Français renoncent à se soigner. Entre-temps, la « Sécu » est passée au laminoir.

Plus de soixante-dix ans de casse ont éloigné l’institution de ses principes fondateurs. L’hostilité de la droite et du patronat s’engage dès 1946. Ils évoquent la lourdeur que font peser sur l’économie ce qu’ils nomment des « charges ». Les cotisations sociales ne sont en rien des « charges ». Parties intégrantes de la rémunération, elles sont un salaire socialisé.

Ainsi que l’écrit Michel Cialdella, conseiller CGT : « L’entreprise est le résultat du travail de générations de salariés sans lesquels il n’y a pas de richesse créée. Il est légitime qu’une part de ces richesses aille à leur protection sociale. Les véritables charges sont financières (actionnaires, intérêts). » Tandis que de Gaulle instaure, dès 1960, le contrôle d’État sur les budgets et le renforcement du pouvoir des directeurs, le CNPF lance une violente campagne anti-Sécurité sociale : « Les travailleurs doivent se couvrir eux-mêmes. Les compagnies d’assurances sont faites pour cela. » Les ordonnances de 1967 cassent l’unicité du système. Les élections sont supprimées, tandis que s’impose le paritarisme.

Les plans Barre, Veil accélèrent les déremboursements, alors qu’Yvon Chotard qualifie le système de « machine irresponsable conduisant les hommes à n’acquérir qu’un complexe d’assistés. L’économie va s’effondrer sous les charges » ! Le propos est erroné au regard des chiffres du CNPF lui-même. Selon ce dernier, la part des prestations de Sécurité sociale rapportée au revenu national était de 20,30 pour l’Allemagne, 19,50 seulement pour la France. Instauration du forfait hospitalier, décrets Dufoix, plan Seguin prolongent la baisse des remboursements.

En 1990, Michel Rocard instaure la Contribution sociale généralisée. Ouvrant la fiscalisation accélérée de la Macronie, elle désengage les entreprises en ponctionnant salariés et retraités. Viendront les réformes Veil-Balladur qui font passer à quarante ans la durée de cotisation pour le droit à une retraite pleine, tandis qu’avec A. Juppé, naît la Contribution au remboursement de la dette sociale. Ainsi se dirige-t-on, selon le Syndicat des médecins libéraux, vers « le grand tournant libéral annonçant la fin du monopole de la Sécurité sociale en partenariat avec AXA ». Ce projet se précise jusqu’en 2013 : instauration des franchises, réforme des retraites, exonérations de cotisations patronales estimées en 2018 à 25 milliards d’euros ! Ces déstructurations servent un objectif clair : privatiser l’outil. L’argent de la Sécurité sociale, 537 milliards d’euros, suscite des appétits. Claude Bébéar, président d’AXA, déclarait : « La santé est un marché, la concurrence doit s’exercer librement. »

Centrée sur l’obsession de la réduction des coûts salariaux, la gestion capitaliste pousse à organiser l’exclusion de nombreux salariés et augmenter le poids supporté par la Sécurité sociale. Aucun instrument d’analyse n’a été prévu pour mesurer les effets bénéfiques de la « Sécu ».

La comptabilité n’enregistre que les coûts, négligeant les effets des prestations dans la santé de la nation. Citons en quelques-unes : moteur du développement, la Sécurité sociale stimule la recherche et les progrès de la médecine. Elle est un vecteur de l’allongement de la durée et de la qualité de la vie. N’oublions pas également le rôle joué par l’institution lors des « crises » financières. Fondée sur la solidarité, elle a fonctionné comme un « amortisseur social ». Même ses pourfendeurs louent son efficacité. Ainsi, Christine Lagarde : « La Sécurité sociale a été critiquée pour sa lourdeur, mais en période de crise, contrairement aux autres nations, elle nous aide fortement à résister au ralentissement économique. » Belle reconnaissance quand on songe que Denis Kessler incitait à détricoter un « système ringard, hérité du CNR, des communistes et de la CGT ». La recherche de la rentabilité pousse à réduire les dépenses considérées comme des « charges ». C’est cette logique qu’il faut changer en tenant compte des besoins vitaux de la population. Il convient tout d’abord de consolider un système assis sur la création de richesses dans l’entreprise.

Ce type de financement s’inscrit dans une logique de responsabilisation des entreprises sur la protection sociale. Plusieurs mesures pourraient être engagées dont une réforme de l’assiette des cotisations. Sa base de calcul n’a pas évolué à la même vitesse que les modes de production ou les marchés boursiers.

Près de 318,2 milliards de revenus financiers échappent au financement de la protection sociale. Soumis à cotisations, ils rapporteraient 84 milliards. Que dire des paradis fiscaux où s’évadent près de 100 milliards ! Évasion fiscale rime aussi avec « évasion d’emplois ». Cette hémorragie est autant de cotisations perdues.

Une politique de protection sociale exige une ambitieuse politique de l’emploi (1 % de masse salariale représente 2 milliards d’euros pour la Sécurité sociale). Elle ne peut se passer d’un programme de prévention. Selon une enquête, près de 2 millions de personnes travaillent dans des milieux cancérigènes. Le coût des maladies professionnelles représenterait 68 milliards d’euros !

L’avenir réclame, parallèlement, une autre gestion de la filière pharmaceutique, une maîtrise publique dans le sillage d’une nationalisation. S’impose enfin une gestion démocratique de la protection sociale. Il est plus qu’urgent de revenir à des conseils d’administration disposant de véritables pouvoirs sous le contrôle des salariés et des usagers.

 
75 ans de casse de la sécurité sociale - par Michel Etiévent, L'Humanité, 14 mars 2019
Les jours heureux. « Toujours jeune » malgré ses 75 ans
Vendredi, 15 Mars, 2019 - L'Humanité

Dans cette période de crise intense, il faut relire le programme du Conseil national de la Résistance, adopté le 15 mars 1944, pour saisir toute la modernité de ce texte.

A u sortir d’une Seconde Guerre mondiale qui avait laissé le pays exsangue (plus de 20 % du capital immobilier détruit, près d’un million de ménages sans abri, des villes entières rasées comme Caen, Brest, Le Havre), il fallait un consensus national pour remettre la France sur pied. Le monde ouvrier et paysan avait payé un lourd tribut et on s’apprêtait à lui demander plus encore : « Produire, produire encore, produire, faire du charbon, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée de votre devoir de classe, de votre devoir de Français ! » lancera le secrétaire général du Parti communiste, Maurice Thorez, aux mineurs de Waziers en juillet 1945. En contrepartie, les promoteurs les plus acharnés du progrès social, dont le PCF, ont imposé au sein du Conseil national de la Résistance la rédaction d’un ensemble cohérent de droits économiques et sociaux faisant force de loi. Ils avaient donné leur vie pour combattre l’occupant nazi, mais « pour que (ce combat) soit fécond, il lui fallait tracer quelques lignes d’horizon, il lui fallait des mots pour dire son projet », écrivait la députée PCF Marie-George Buffet, le 13 mars 2004, dans l’Humanité. « Avec lui, la donne, déjà, avait changé », analysait-elle. « Il y avait un projet face à la barbarie. Il y avait un projet paraphé par tous. Un projet collectif pour vivre mieux, pour vivre ensemble, pour vivre libres. C’est ce projet qui fut le socle des grands acquis de la Libération. » Sous la pression d’un général de Gaulle pragmatique, lui-même obligé de composer avec les communistes, même les grands industriels, dont certains sortaient d’une fructueuse collaboration avec l’occupant – les plus notables verront leurs sociétés nationalisées –, devront accepter, avec quelques réticences on s’en doute, les conditions sociales imposées par le programme du CNR. Dans ce contexte, les Jours heureux, qui résonnent comme une promesse d’espoir, allaient pouvoir se lever.

Le programme du CNR a jeté les bases d’un État social, dont le mouvement ouvrier rêvait depuis le XIXe siècle et les premières revendications de création en 1875, par les socialistes Paul-Émile Laviron et Édouard-Vaillant, de caisse de retraite ou d’assurance ouvrière alimentée par l’État et le patronat, et administrée par leurs bénéficiaires. Soixante-dix ans plus tard, le texte des résistants acte l’établissement d’un pacte social qui donne naissance à la Sécurité sociale, généralise le droit à la retraite, inscrit les grands principes d’un Code du travail protecteur des salariés, en garantissant notamment de nouvelles protections, contre le chômage par exemple. Il ancre en outre l’idée de services publics. Bref, le programme négocié par les principaux courants de la Résistance jette les bases d’un État social. Mieux : il crée une véritable « démocratie économique et sociale ».

« Ce texte est étonnant ! » s’écriait le journaliste du Canard enchaîné Jean-Luc Porquet, en avant-propos d’un livre publié en 2010 (1), décrivant un « ensemble ambitieux de réformes économiques et sociales auquel le fameux “modèle social français” doit tout ». « Il a beau dater de plus de soixante ans (il a atteint les soixante-quinze ans depuis – NDLR), il est toujours jeune », poursuit le journaliste. Si, aujourd’hui encore – pour combien de temps ? –, on évoque « l’exception française », c’est au programme du CNR qu’on la doit.

« Sécurité de l’emploi, droit au travail et au repos » 

Nationalisations, statut des mineurs, des électriciens et des gaziers, des fonctionnaires, la liste, écrivait Marie-George Buffet, « étincelle des bijoux de notre pacte social et démocratique »... dont l’éclat a été terni au fil des décennies. Le Conseil national de la Résistance écrivait : « Retour à la nation des grands moyens de production, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques » ? Les privatisations se sont succédé sous des gouvernements de droite (Chirac, Balladur, Juppé, Raffarin) comme de gauche (Fabius, Jospin, Ayrault, Valls) et ne cessent de gagner du terrain. Après EDF, GDF, La Poste, la SNCF, etc., c’est Aéroports de Paris qui est visé par le gouvernement Macron-Philippe. Le CNR écrivait : « Sécurité de l’emploi, droit au travail et au repos » ? En 1986, déjà, Philippe Séguin, le ministre du Travail de Jacques Chirac, a déclaré la « fin du plein-emploi productif ». Depuis, la précarisation des contrats et la flexibilisation du travail ont atteint des sommets inexplorés, notamment avec les lois El Khomri, Macron et la loi injustement baptisée « Travail »... Le CNR écrivait un « plan complet de sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État » ? Dès 1967, par ordonnances, la Sécurité sociale est éclatée en branches autonomes (maladie, vieillesse, allocations familiales), affaiblissant la représentation des salariés par l’adjonction de cogestionnaires patrons. Puis, le financement s’est diversifié avec la création de la CSG. D’ailleurs, même la volonté du CNR d’offrir une retraite « aux vieux travailleurs » afin de « finir dignement leurs jours » a été détournée de son but : l’augmentation de cette même CSG est utilisée par le président Macron pour dévoyer la solidarité intergénérationnelle en imposant les retraites pour payer… les retraites !

Aujourd’hui, plus que le credo reaganien « l’État est le problème »

Le vœu de l’ex-vice-président du Medef Denis Kessler, formulé en octobre 2007 (dans Challenges) à propos des réformes à engager par Nicolas Sarkozy, est dépassé : « Prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. (...) Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945 et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance. » Aujourd’hui, plus que le credo reaganien « l’État est le problème », très en vogue sous le mandat Sarkozy ; après les atermoiements d’une gauche (dite de gouvernement) atone devant les attaques, c’est un darwinisme maquillé en « progressisme » bon teint qui organise la fin de ce socle social hérité des Jours heureux. Se référer à ce « glorieux programme » qui met en musique le triptyque républicain « liberté, égalité fraternité » est pourtant loin d’être irraisonné. Ne traverse-t-on pas une crise économique depuis 2008, dont les effets ont été, de l’avis de tous, atténués par cet « efficace amortisseur social », selon les mots de l’ancien ministre communiste Anicet Le Pors ? Cet exemple seul devrait nous pousser à relire le programme du Conseil national de la Résistance, pour « retrouver le souffle de la Résistance » afin d’en « écrire le tome 2 », espérait il y a quelques jours le Comité départemental du souvenir des fusillés de Châteaubriant, reprenant les mots de la résistante Lucie Aubrac : « Résister se conjugue toujours au présent. »

(1) Les Jours heureux, le programme du Conseil national de la Résistance de mars 1944 : comment il a été écrit et mis en œuvre, et comment Sarkozy accélère sa démolition.
Grégory Marin
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17 mars 2019 7 17 /03 /mars /2019 18:09
COMMUNIST'ART: Louis Aragon par Hector Calchas

Louis Aragon

Né adultérin sous la 3ème république, Louis Aragon voit le jour en 1897, à Paris. Non reconnu par son père, dans une France puritaine, Louis, l’illégitime, sera élevé par sa grand-mère adoptive. Le mensonge, les secrets de famille, les non-dits jalonneront son enfance. Ses vingt premières années ont tous les ingrédients d’un parcours singulièrement romanesque. Cela tombe plutôt bien, Louis est entouré de livres et de poésie. « Le silence a le poids des larmes » écrira-t-il plus tard.

Après des études brillantes, il se destine sans conviction à devenir médecin. Médecin auxiliaire durant la première guerre mondiale, il y rencontre l’horreur des « gueules cassées », la folie des hommes, leur atrocité ainsi qu’André Breton qui deviendra son ami le temps des premières luttes. Le rejet de la guerre, de l’armée, « Est-ce ainsi que les hommes vivent », son anticolonialisme avoué, son aversion pour la bourgeoisie, se traduira bientôt par un sentiment profond de révolte.

« Changer les mots, changer les choses » restera son leitmotiv. Aragon prend tous les risques.

Cataloguer de voyous par la « bonne société », il n’en reste pas moins le grand artiste que l’on admire. Il adhère au Parti Communiste en 1927. Dès 31 il publie « Front Rouge ». « Feu sur la sociale démocratie, faites valser les kiosques, descendez les flics, camarades ». Il est rapidement inculpé pour propagande anarchiste et encourt 5 ans de prison. En France à cette époque, c’est un scandale sans précédent. Les intellectuels s’organisent pour qu’il soit acquitté. Et la solidarité paiera !  Aragon aime les femmes indépendantes et très engagées. A La Coupole, il fait la connaissance d’Elsa Triolet. Elle tient à le rencontrer, lui, le poète dont elle connaît la verve et qu’elle admire en secret. Ils formeront un couple mythique. Il lui dédiera ses plus beaux vers. « Elsa la rose ». Stalinien convaincu, il se rapproche de Maurice Thorez. Rédacteur à « L’Humanité », il prend la direction du journal « Ce Soir » et y exerce ses talents. Par le biais de la « Maison de la Culture », il souhaite rassembler tous les intellectuels contre la barbarie, le fascisme et le nazisme qui gangrènent l’Europe. Hitler est aux portes de la Pologne. L’enfer prend forme. Elsa Triolet, sa muse, son égérie, son irremplaçable complice meurt en 1970. Et il est possible que pour ne pas trahir Elsa, lui qui ne supportait pas les trahisons, Louis Aragon ne fréquentera plus dorénavant que des hommes. Aragon la rejoindra pour l’éternité le 24 décembre 1982. Ils reposent, ensemble et en paix, unis à jamais dans leur propriété.

Léo Ferré, Georges Brassens, Jean Ferrat, Yves Montand, Francesca Solleville, Bernard Lavilliers et tant d’autres, lui rendront un vibrant hommage à travers des chansons populaires pleines d’inspirations poétiques.

 

Les communistes, les voyageurs de l’impériale, les yeux d’Elsa

 

Hector Calchas

 

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