Philosophie: Les pouvoirs de l'argent
Karl Marx (1818-1883)
"Ébauche d'une critique de l'économie politique" (1844)
"L'argent, qui possède la qualité de pouvoir tout acheter et tout s'approprier, est éminemment l'objet de la possession. L'universalité de sa qualité en fait la toute-puissance, et on le considère comme un pouvoir dont le pouvoir est sans bornes. L'argent est l'entremetteur entre le besoin et l'objet, entre la vie et les moyens de vivre. Mais ce qui sert de médiateur à ma vie médiatise aussi l'existence des autres pour moi. Pour moi, l'argent, c'est autrui.
" Allons donc! tes mains, tes pieds, ta tête et ton derrière t'appartiennent sans doute, mais ce dont je jouis allégrement m'en appartient-il moins? Si je puis me payer six étalons, leurs forces rudes ne sont-elles pas miennes? Je galope, et me voici un rude gaillard, comme si j'avais vingt-quatre jambes" (Goethe, Faust)
Shakespeare dans Timon d'Athènes :
" De l'or, ce jaune, brillant et précieux métal! Non, dieux bons! je ne fais pas de vœux frivoles: des racines, cieux sereins! Ce peu d'or suffirait à rendre blanc le noir; beau le laid; juste, l'injuste; noble, l'infâme; jeune, le vieux; vaillant, le lâche... Et bien! cet or écartera de votre droite vos prêtres et serviteurs, arrachera l'oreiller au chevet des malades. Ce jaune esclave tramera et rompra les vœux, bénira le maudit, fera adorer la lèpre livide, placera les voleurs, en leur accordant titre, hommage et louange, sur le banc des sénateurs; c'est lui qui décide la veuve éplorée à à se remarier. Celle qu'un hôpital d'ulcérés hideux vomirait avec dégoût, l'or l'embaume, la parfume, et lui fait un nouvel avril... Allons! poussière maudite, prostituée à tout le genre humain, qui mets la discorde dans la foule des nations..."
Et plus loin:
"Ô toi, doux régicide! cher agent de divorce entre le fils et le père! brillant profanateur du lit le plus pur d'Hymen! vaillant Mars! séducteur toujours jeune, frais, délicat et aimé, dont la rougeur fait fondre la neige consacrée qui couvre le giron de Diane! Dieu visible qui rapproches les incompatibles et les obliges à s'embrasser! qui parles par toutes les bouches dans tous les sens! ô pierre de touche des cœurs! traite en rebelle l'humanité, ton esclave, et par ta vertu jette-la dans un chaos de discordes, en sorte que les bêtes puissent avoir l'empire du monde!"
Shakespeare décrit parfaitement la nature de l'argent. Pour le comprendre, commençons d'abord par expliquer le passage de Goethe:
Ce que je peux m'approprier grâce à l'argent, ce que je peux payer, c'est-à-dire ce que l'argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l'argent. Telle est la force de l'argent, telle est ma force. Mes qualités et puissance de mon être sont les qualités de l'argent; elles sont à moi, son possesseur. Ce que je suis, et ce que je puis, n'est nullement déterminé par mon individualité.
Je suis laid, mais je puis m'acheter la plus belle femme; aussi ne suis-je pas laid, car l'effet de la laideur, sa force rebutante, est annulée par l'argent. Je suis, en tant qu'individu, un estropié, mais l'argent me procure vingt-quatre pattes; je ne suis donc plus estropié; je suis un homme mauvais, malhonnête, sans scrupule, stupide: mais l'argent est vénéré, aussi le suis-je de moi-même, moi qui en possède. L'argent est le bien suprême, aussi son possesseur est-il bon; que l'argent m'épargne la peine d'être malhonnête, et on me croira honnête; je manque d'esprit, mais l'argent étant l'esprit réel de toute chose, comment son possesseur pourrait-il être un sot? De plus, il peut acheter des gens d'esprit, et celui qui en est le maître n'est-il pas plus spirituel que ses acquisitions? Moi qui, grâce à mon argent, suis capable d'obtenir tout ce que le cœur désire, n'ai-je pas en moi tous les pouvoirs humains? Mon argent ne transforme t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire?
Si l'argent est le lien qui m'unit à la vie humaine, qui unit à moi la société et m'unit à la nature et à l'homme, l'argent n'est-il pas le lien de tous les liens? Ne peut-il pas nouer et dénouer tous les liens? N'est-il pas, de la sorte, l'instrument de division universel? Vrai moyen d'union, vraie force chimique de la société, il est aussi la vraie monnaie "divisionnaire".
Shakespeare signale surtout deux propriétés de l'argent:
1° Il est la divinité manifestée, la transformation de toutes les qualités humaines et naturelles en leur contraire, l'universelle confusion et perversion des choses, il harmonise les incompatibilités;
2° Il est la prostituée universelle, l'universel entremetteur des hommes et des peuples.
La perversion et la confusion de toutes les qualités humaines et naturelles, l'harmonisation des incompatibilités - la force divine - de l'argent sont inhérentes à sa nature en tant que nature générique aliénée et aliénante des hommes, en tant que nature qui se livre à autrui. Il est la puissance aliénée de l'humanité.
(...) Il apparaît alors comme la puissance corruptrice de l'individu, des liens sociaux, etc, qui passent pour être essentiels. Il transforme la fidélité en infidélité, l'amour en haine, la haine en amour, la vertu en vice, le vice en vertu, le valet en maître, le maître en valet, la bêtise en intelligence, l'intelligence en bêtise.
Notion existante et agissante de la valeur, l'argent confond et échange toute chose; il est la confusion et la conversion générales. Il est le monde à l'envers, la confusion et la conversion de toutes les qualités naturelles et humaines".
Karl Marx, Philosophie, (1844) - "Ébauche d'une critique de l'économie politique" Folio Gallimard (p. 189-192)
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