Les mémoires en prose de Pablo Neruda (1904-1973), mises en forme de manière posthume par Miguel Otero Silva et Mathilde Urrutia, sous le titre "J'avoue que j'ai vécu", sont d'une richesse et d'une beauté bouleversante.
Elles s'achèvent par des portraits politiques, et notamment celui de Salvador Allende, le président socialiste qui au moment où Neruda écrit vient d'être liquidé par la junte d'extrême-droite appuyée par Nixon et la CIA. A Neruda lui-même, il ne reste plus que quelques heures à vivre.
Le diplomate poète Pablo Neruda a adhéré au Parti Communiste en 1945, après avoir joué un rôle important pour faciliter l'exil des républicains espagnols pendant la guerre d'Espagne. Il a été sénateur des provinces minières du nord du Chili, puis a dû rentrer dans la clandestinité et l'exil avec la dictature de Videla, radical populiste qui s'est retourné contre les populistes qui avaient contribué à son élection (1946). En 1970, Pablo Neruda est le candidat du Parti communiste aux élections présidentielles chiliennes, avec l'option partagée par le parti et par le poète mondialement connu, prix Nobel de littérature, et immensément populaire au Chili, de pouvoir se retirer si l'unité populaire est possible à réaliser entre les six ou sept partis qui peuvent défendre un projet et des intérêts communs à gauche et qui en 1969 encore avancent chacun dans leur couloir.
"La seule façon de précipiter l'unité, écrit Neruda trois ou quatre ans plus tard, était que les communistes désignent leur propre candidat. Quand j'acceptai la proposition, nous rendîmes public le point de vue du parti. Notre appui irait au candidat qui réunirait l'ensemble des suffrages. Si l'accord se révélait impossible, je maintiendrais ma candidature jusqu'aux élections. C'était un moyen héroïque d'obliger les autres partis à se mettre d'accord. En acceptant, je dis au camarade Corvalan qu'il allait de soi qu'on ne refuserait pas mon désistement futur, étant personnellement convaincu qu'il serait inévitable. Il était fort improbable que l'unité pût se faire autour d'un communiste. En termes clairs, tous avaient besoin de nos voix (y compris quelques candidats de la démocratie chrétienne) mais aucun n'entendait nous donner la sienne.
Pourtant, l'annonce de ma candidature, sortie de ce matin marin de l'Ile-Noire, se répandit comme une traînée de poudre. On me demandait partout. J'étais très ému de voir des centaines ou des milliers d'hommes et de femmes du peuple me serrer sur leur cœur, m'embrasser et pleurer. A tous, habitants des faubourgs de Santiago, mineurs de Coquimbo, hommes du cuivre et du désert, paysannes qui m'attendaient durant des heures avec leurs enfants dans les bras, travailleurs qui vivaient leur détresse du Bio-Bio jusqu'au détroit de Magellan, à tous je leur parlais ou lisais mes poèmes, sous la pluie battante, dans la boue des rues et des chemins, contre le vent austral qui fait grelotter les gens.
L'enthousiasme me gagne. Il y avait de plus en plus de monde à mes réunions, de plus en plus de femmes. Fasciné et terrorisé, je commençai à penser à ce que j'allais devenir si j'étais élu président de la république la plus farouche, la plus dramatiquement sans solutions, la plus endettée et, sans doute, la plus ingrate. On y acclamait les présidents le premier mois; puis, justement ou injustement, on les martyrisait durant les cinq ans et onze mois qui les séparaient de nouvelles élections.
Par bonheur, la nouvelle arriva: Allende surgissait comme candidat unique possible de l'Unité populaire".
Neruda connaît déjà Allende et l'admire. Il admire sa santé, sa vigueur et sa résistance physique, sa capacité à supporter un rythme de vie et de campagne démentiel Ils ont fait des campagnes électorales ensemble. Il a de la sympathie pour lui.
En 1958, Allende était déjà le candidat commun du FRAP (Front de l'action populaire, regroupant Parti socialiste et Parti communiste) contre Jorge Alessandri, fils de l'ancien président de la République, homme de l'affairisme, du libéralisme et de l'oligarchie. Il était arrivé en seconde position. Quand il se présente aux élections présidentielles de septembre 1970, Salvador Allende est âgé de 62 ans. Trapu, d'une rondeur trompeuse mais rassurante, le regard vif derrière de grosses lunettes d'écaille, le docteur Salvador Allende est une figure politique de premier plan depuis plus de 30 ans. Son style de vie bourgeois ne lui vaut pas que des sympathies. C'est un ami de jeunesse d'Edouardo Frei, le président de droite chrétienne modérée de 1964 à 1970. Il habite dans un des quartiers résidentiels cossus de Santiago. Il a possédé un yacht. Sa femme et ses deux filles élégantes fréquentent la bonne société. C'est un esthète collectionneur d’œuvres d'art. C'est la quatrième élection présidentielle de l'ancien médecin de l'Assistance publique et des hôpitaux de Valparaiso, qui fut élu député dès 1939 et organisa la campagne de Pedro Aguirre Cerda, le premier président de front populaire au Chili, à cette époque. Cet ancien ministre de la santé (1942), fondateur du Parti socialiste chilien (1943) est décrit par les conservateurs chiliens comme un "redoutable communiste prêt à transformer le Chili en démocratie populaire et à supprimer toutes les libertés". Kissinger et le département américain, avec la CIA et des compagnies capitalistes transnationales comme ITT (International Telegraph and Telephone), feront tout pour empêcher l'élection d'Allende, et ensuite pour faire chuter le gouvernement d'unité populaire.
Le reste, laissons Neruda le raconter lui-même dans les dernières lignes de J'avoue que j'ai vécu, et de sa vie.
Pablo Neruda va mourir le 24 septembre 1973, 13 jours après le putsch militaire du 11 septembre, 13 jours après la mort de son "ami" Allende.
Allende
Mon peuple a été le peuple le plus trahi de notre temps. Du fond des déserts du salpêtre, des mines du charbon creusées sous la mer, des hauteurs terribles où gît le cuivre qu'extraient en un labeur inhumain les mains de mon peuple, avait surgi un mouvement libérateur, grandiose et noble. Ce mouvement avait porté à la présidence du Chili un homme appelé Salvador Allende, pour qu'il réalise des réformes, prenne des mesures de justice urgentes et arrache nos richesses nationales des griffes étrangères.
Partout où je suis allé, dans les pays les plus lointains, les peuples admiraient Allende et vantaient l'extraordinaire pluralisme de notre gouvernement. Jamais, au siège des Nations unies à New York, on n'avait entendu une ovation comparable à celle que firent au président du Chili les délégués du monde entier. Dans ce pays, dans son pays, on était en train de construire, au milieu de difficultés immenses, une société vraiment équitable, élevée sur la base de notre indépendance, de notre fierté nationale, de l'héroïsme des meilleurs d'entre nous. De notre côté, du côté de la révolution chilienne, se trouvaient la constitution et la loi, la démocratie et l'espoir.
De l'autre côté il ne manquait rien. Ils avaient des arlequins et des polichinelles, des clowns à foison, des terroristes tueurs et geôliers, des frocs sans conscience et des militaires avilis. Tous tournaient dans le carroussel du mépris. Main dans la main s'avançaient le fasciste Jarpa et ses neveux de Patrie et Liberté, prêts à casser les reins et le coeur à tout ce qui existe, pourvu qu'on récupère l'énorme hacienda appelée Chili. A leur Côté, pour égayer la farandole, évoluait un grand banquier danseur, éclaboussé de sang. Gonzalez Videla, le roi de la rumba, lequel, rumba par-ci, rumba par-là, avait depuis belle lurette livré son parti aux ennemis du peuple. Maintenant c'était Frei qui livrait le sien aux mêmes ennemis, et qui dansait au son de leur orchestre, avec l'ex-colonel Viaux, son complice ès forfaiture. Ils étaient tous tètes d'affiche dans cette comédie. Ils avaient préparé le nécessaire pour tout accaparer, les miguelitos, les massues et les balles, ces balles qui hier encore avaient blessé notre peuple à mort à Iquique, Ranquil, Salvador, Puerto-Montt, José Maria Caro, Frutillar, Puente Alto et autres nombreux endroits. Les assassins d'Hernan Mery dansaient avec ceux qui auraient dû défendre sa mémoire. Ils dansaient avec naturel, avec leurs airs de bondieusards. Ils se sentaient offensés qu'on leur reproche ces «petits détails».
Le Chili a une longue histoire civile qui compte peu de révolutions et beaucoup de gouvernements stables, conservateurs et médiocres. De nombreux présidaillons et deux grands présidents : Balmaceda et Allende. Curieusement, l'un et l'autre sortent du même milieu: la bourgeoisie riche, qui se fait appeler chez nous «aristocratie». Hommes de principes, obstinés à rendre grand un pays amoindri par une oligarchie médiocre, ils eurent la même fin tragique. Balmaceda fut contraint au suicide parce qu'il refusait de livrer aux compagnies étrangères nos riches gisements de salpêtre. Allende fut assassiné pour avoir nationalisé l'autre richesse du sous-sol chilien : le cuivre. Dans les deux cas, les militaires pratiquèrent la curée. Les compagnies anglaises sous Balmaceda, les trusts nord-américains sous Allende, fomentèrent et soulèvements d'état-major.
Dans les deux cas, les domiciles des présidents furent mis à sac sur l'ordre de nos distingués «aristocrates». Les salons de Balmaceda furent détruits à coups de hache. La maison d'Allende, avec le progrès, fut bombardée par nos héroïques aviateurs.
Pourtant, les deux hommes se ressemblent peu. Balmaceda fut un orateur fascinant. Il avait une nature impérieuse qui le rapprochait chaque jour davantage du pouvoir personnel. Il était sûr de la noblesse de ses intentions. Les ennemis l'entouraient à chaque instant. Sa supériorité sur son entourage était si grande, et si grande sa solitude, qu'il finit par se replier sur lui-même. Le peuple qui aurait dû l'aider n'existait pas en tant que force, c'est-à-dire n'était pas organisé. Ce président était condamné à agir comme un illuminé, comme un rêveur : son rêve de grandeur resta à l'état de rêve. Après son assassinat, les trafiquants étrangers et les parlementaires du cru s'emparèrent du salpêtre , les étrangers, en concessions; les représentants du cru, en pots-de-vin. Les trente deniers perçus, tout rentra dans l'ordre. Le sang de quelques milliers d'hommes du peuple sécha vite sur les champs de bataille. Les ouvriers les plus exploités du monde, ceux des zones du nord du Chili, ne cessèrent plus de produire d'immenses quantités de livres sterling pour la City de Londres.
Allende ne fut jamais un grand orateur. Gouvernant, il ne prenait aucune décision sans consultations préalables. Il était l'incarnation de l'anti-dictateur, du démocrate respectueux des principes dans leur moindre détail. Le pays qu'il dirigeait n'était plus ce peuple novice de Balmaceda, mais une classe ouvrière puissante et bien informée. Allende était un président collectif; un homme qui, bien que n'étant pas issu des classes populaires, était un produit de leurs luttes contre la stagnation et la corruption des exploiteurs. C'est pourquoi l'oeuvre réalisée par Allende dans un temps si court est supérieure à celle de Balmaceda ; mieux, c'est la plus importante dans l'histoire du Chili. La nationalisation du cuivre fut une entreprise titanique. Sans compter la destruction des monopoles, la réforme agraire et beaucoup d'autres objectifs menés à terme sous son gouvernement d'inspiration collective.
Les œuvres et les actes d'Allende, d'une valeur nationale inappréciable, exaspérèrent les ennemis de notre libération. Le symbolisme tragique de cette crise se manifeste dans le bombardement du palais du gouvernement; on n'a pas oublié la Blitzkrieg de l'aviation nazie contre des villes étrangères sans défense, espagnoles, anglaises, russes; le même crime se reproduisait au Chili; des pilotes chiliens attaquaient en piqué le palais qui durant deux siècles avait été le centre de la vie civile du pays.
J'écris ces lignes hâtives pour mes Mémoires trois jours seulement après les faits inqualifiables qui ont emporté mon grand compagnon, le président Allende. On a fait le silence autour de son assassinat; on l'a inhumé en cachette et seule sa veuve a été autorisée à accompagner son cadavre immortel. La version des agresseurs est qu'ils l'ont découvert inanimé, avec des traces visibles de suicide. La version publiée à l'étranger est différente. Aussitôt après l'attaque aérienne, les tanks - beaucoup de tanks - sont entrés en action, pour combattre un seul homme : le président de la République du Chili, Salvador Allende, qui les attendait dans son bureau, sans autre compagnie que son cœur généreux, entouré de fumée et de flammes.
Neruda, J'avoue que j'ai vécu, traduction de Claude Couffon
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