"La question syrienne" de Yassin Al-Haj Saleh - La révolution des gens ordinaires face au pouvoir fasciste et mafieux du clan Assad
"J'avais 10 ans quand Hafez el-Assad est arrivé au pouvoir, 20 quand il m'a jeté en prison et 35 quand j'en suis sorti. On peut dire que je connais le système de l'intérieur.... Mon livre est un acte de résistance basé sur la lutte des idées, du savoir, et non sur la compassion. Il y a beaucoup d'écrits sur la Syrie où l'émotion domine. J'ai essayé de m'en éloigner parce que je trouve le message plus fort ainsi. Je veux que les gens réfléchissent sur ce que signifie un régime qui emprisonne, torture et tue."
(interview de Yassin Al-Haj Saleh au Journal du Dimanche, 15 mai 2016)
Ces articles profonds et lumineux d'intelligence, de profondeur politique et de rigueur éthique, de Yassin al-Haj Saleh, né en 1961 à Raqqa, et qui passa seize ans dans les prisons syriennes où il a été jeté à vingt ans pour appartenance au Parti Communiste d'opposition, grande figure intellectuelle de l’opposition démocratique syrienne, n’ont jusqu’à présent jamais été regroupés en un seul volume, ni en arabe ni dans une autre langue.
Les éditions Actes Sud nous donnent enfin à lire l'analyse d'un grand intellectuel syrien progressiste sur le fonctionnement du régime de Bachar-al-Assad, les raisons de la révolution syrienne, la stratégie du régime pour se maintenir au pouvoir coûte que coûte en faisant la guerre à sa société et en confessionnalisant le conflit, le devenir de la guerre civile, théâtre d'ambitions et de manipulations internationales.
En lisant ces articles puissants de Yassin Al-Haj Saleh, publiés sur 4 ans entre le début de l'année 2011 et novembre 2015, écrits dans quatre villes - Damas, Douma dans la Gouta, la "plaine fertile" de Damas, Raqqa, et Istambul- où Yassin Al-Haj Saleh a été obligé de s'exiler après l'enlèvement de sa femme, Samira al-Khalil, militante et ancienne détenue (de 1987 à 1991) du régime comme lui, par une organisation salafiste, on comprend la méprise et l'indécence de cette opinion, de plus en plus défendue, qui voudrait que le régime de Bachar-al-Assad soit un rempart contre l'islamisme obscurantiste et la domination américaine ou saoudienne sur cette partie du monde et un "moindre mal" car offrant des conditions de stabilité, de laïcité, sans commune mesure avec les bandes islamistes qui le combattent.
Yassin al-Haj Saleh
« La révolution des gens ordinaires : questions morales, culturelles et politiques »
Damas, juin 2011
« La révolution syrienne constitue une expérience hors du commun pour des centaines de milliers de Syriens, une épreuve aussi bien morale que politique, un renouvellement psychique autant qu'un changement social. C'est une insurrection contre soi et une révolution contre ce qui est.
Défiant les dangers de détention, de torture et de mort, des jeunes et des moins jeunes, des femmes et des hommes, bouleversent leurs vies et se renouvellent à travers la participation au mouvement de protestation. Ils sortent plus forts de cette expérience, plus courageux et plus entreprenants. Ainsi ils se respectent eux-mêmes davantage »
« Aujourd'hui, il existe deux forces en Syrie : le régime et le soulèvement populaire, que j'appelle « intifida ».
La première possède les armes, l'argent et la peur mais est dépourvue de tout sens. La deuxième possède le défi et le goût de la liberté. L'intifada est l'incarnation de l'altruisme extrême : le sacrifice. Le régime est l'incarnation de l'égoïsme extrême qui pourrait mener à la destruction du pays pour faire survivre une clique médiocre aux plans intellectuel, politique et éthique. L'intifada est une révolte morale et politique, elle produit la plus grande rupture dans l'histoire contemporaine de la Syrie depuis l'indépendance. Le régime, lui, est en guerre contre la société syrienne ; pour qu'il survive, il faut que la société soit malade, divisée et dépourvue de confiance en elle-même ».
« Désormais, la Syrie n'est plus la Syrie d'Al-Assad ou du Baath. En nommant et ressuscitant les noms, l'intifada se fait créatrice de subjectivités, d'initiatives et d'actions libres, alors que le régime a tout fait pour réduire la Syrie et les Syriens à des objets soumis à une seule et unique subjectivité libre : Al-Assad. L'intifada dévoile la richesse longtemps occultée de la Syrie, sa richesse sociale, culturelle et politique, la richesse de ses enfants dont les traits ont été effacés. Elle leur donne la parole : ils crient, ils protestent, se moquent, chantent et reprennent l'espace public ou plutôt le libèrent d'une occupation quasi totalitaire ».
« La politique de Bachar-al-Assad, celle de la « modernisation et du développement » se base essentiellement sur le renouvellement des outils et appareils (nouvelles voitures, centres commerciaux, hôtels et restaurants luxueux, banques, écoles et universités privées pour l'élite du pays), mais sans contenu humain ou politique d'intérêt général. Rien en matière de droits politiques, de libertés publiques, de solidarité sociale, de culture. Bien au contraire, la solidarité sociale et nationale entre les Syriens s'est gravement délitée... Cette combinaison entre un régime politique suranné et inhumain d'un côté et une vitrine matérielle brillante de l'autre est la marque de fabrique du système en place. Cela fait de lui plus qu'un régime autoritaire : il s'agit d'un système social, politique et intellectuel basé sur la discrimination presque raciale par le monopole du pouvoir et de la richesse nationale. Ce monopole est une des raisons majeures de la protestation populaire et explique pourquoi celle-ci a débuté dans les régions périphériques et rurales du pays et les banlieues. La libéralisation économique qui a eu lieu il y a quelques années a engendré un modèle de développement favorable aux grandes villes au détriment de la province, aux centres au détriment des quartiers « périphériques » et à de nouvelles banlieues riches au détriment des anciennes banlieues populaires, vers lesquelles on a expulsé la population déclassée, qui a subi les conséquences désastreuse de ce « développement » libérale autoritaire.
Marginalisés, ces zones ont vu grimper le taux de chômage en raison du changement de la nature de l'offre (utilisation des nouvelles technologies, langues étrangères). Cela s'ajoute au recul du rôle social de l’État et à la transformation de ses représentants locaux en notables fortunés et arrogants, gouvernant la population tels des émissaires étrangers n'ayant ni respect ni sympathie à son égard. Le cousin germain du président, Atef Najib, qui avait arrêté puis torturé des enfants de Deraa juste avant le déclenchement de l'intifada, puis suggéré à leurs pères que ses hommes en fassent de nouveaux à leurs épouses s'ils étaient impuissants, est l'exemple type de l'homme de pouvoir brutal, inhumain et bénéficiant d'une impunité absolue.
Certains intellectuels ont contribué à entretenir cette situation en défendant une approche autoritaire de la laïcité qui se contente de réduire le rôle de la religion dans la vie publique sans se prononcer sur le système politique et les élites qui en tirent profit. Cette approche aristocratique et mensongère de la laïcité a justifié la conduite brutale et méprisante du pouvoir à l'égard des classes populaires et la suppression des garde-fous éthiques et intellectuels censés protéger la vie de la majorité. Sans compter la dérive vers un culturalisme quasi raciste (le racisme étant une idéologie de classe et non d'identité, pour reprendre Benedict Anderson). Certes, Atef Najib n'est pas un lecteur assidu d'Adonis, Georges Tarabichi ou Aziz al-Azmeh. Néanmoins, ces auteurs ont involontairement contribué à lever les barrières symboliques, morales et intellectuelles qui auraient pu empêcher l'émergence d'ogres de son espèce.
Au final, on peut dire que la révolution syrienne a éclaté contre une modernisation économique libérale privilégiant les riches, contre une modernité sans contenu émancipateur, se limitant au secteur bancaire, aux universités privées et aux voitures de luxe. C'est une révolution contre un régime qui a fait de « modernisation et développement » une doctrine masquant la relation privilégiée et illégitime entre le pouvoir et l'argent. C'est une révolution contre les riches qui ont pillé le pays du temps du socialisme baathiste avant de devenir les seigneurs de l'économie libérale. Et contre les idéologues qui ont fait de la « modernité » une nouvelle religion... »
« (...) La révolution syrienne rassemble divers milieux locaux qui se révoltent contre les privations et l'intrusion brutale des services de sécurité dans leurs vies et réseaux de solidarité. Elle mobilise aussi des individus modernes, éduqués et cultivés, des hommes et des femmes aspirant à la liberté et à l'autonomie individuelle. Ce qui relie ces deux catégories est leur attachement au travail comme moyen de subsistance, mais aussi comme boussole morale dans leur vision du monde. Elles constituent ensemble la société syrienne « publique » par opposition à celle, « privée », qui se définit par le pouvoir, l'argent ou par une prétendue distinction culturelle et intellectuelle.
La liberté que défendent et pour laquelle se sacrifient des jeunes, croyants et non croyants, de la classe moyenne éduquée et de ses franges les plus défavorisées, signifie pour eux la reconstruction politique et éthique autour de la valeur travail. Une valeur radicalement opposée à celle du pouvoir et de ses alliés... La primauté du mot d'ordre de « liberté » indique tout simplement que l'on est convaincu que la justice dépend de l'élimination de la tyrannie ».
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