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6 août 2019 2 06 /08 /août /2019 05:00
Les grands textes de Karl Marx - 13 -  la journée révolutionnaire du 23 juin 1848 racontée dans la Neue Rheinische Zeitung

Karl Marx (1818-1883)

Marx "journaliste"

Article de la Neue Rheinische Zeitung daté du 28 juin 1848

(éditions sociales)

Le 23 juin (1848)

"La révolution de Juin offre le spectacle d'une lutte acharnée comme Paris, comme le monde n'en ont pas encore vu de pareille. De toutes les révolutions précédentes, ce sont les journées de mars à Milan qui témoignent de la lutte la plus chaude. Une population presque désarmée de 170.000 âmes battit une armée de 20 à 30.000 hommes. Mais les journées de Mars à Milan sont un jeu d'enfants à côté des journées de Juin à Paris. Ce qui distingue la révolution de Juin de toutes les révolutions précédentes, c'est l'absence de toute illusion, de tout enthousiasme.

Le peuple n'est point comme en Février sur les barricades chantant Mourir pour la patrie - les ouvriers du 23 juin luttent pour leur existence, la patrie a perdu pour eux toute signification. La Marseillaise et tous les souvenirs de la grande Révolution ont disparu. Peuple et bourgeois pressentent que la révolution dans laquelle ils entrent est plus grande que 1789 et 1793.

La révolution de Juin est la révolution du désespoir et c'est avec la colère muette, avec le sang-froid sinistre du désespoir qu'on combat pour elle; les ouvriers savent qu'ils mènent une lutte à vie et à mort, et devant la gravité terrible de cette lutte le vif esprit français lui-même se tait.

L'histoire ne nous offre que deux moments ayant quelque ressemblance avec la lutte qui est menée probablement encore en ce moment à Paris: la guerre des esclaves de Rome et l'insurrection lyonnaise de 1834. L'ancienne devise lyonnaise aussi: "Vivre en travaillant ou mourir en combattant", a de nouveau surgi, soudain, au bout de 14 ans, inscrite sur les drapeaux.

La révolution de Juin est la première qui divise vraiment la société tout entière en deux camps ennemis qui sont représentés par le Paris de l'Est et le Paris de l'Ouest. L'unanimité de la révolution de Février a disparu, cette unanimité poétique, pleine d'illusions aveuglantes, pleine de beaux mensonges et qui fut représentée si dignement par le beau phraseur traître Lamartine. Aujourd'hui, la gravité implacable de la réalité met en pièces toutes les promesses séduisantes du 25 février. Les combattants de Février luttent aujourd'hui eux-mêmes les uns contre les autres, et, ce qui n'arriva encore jamais, il n'y a plus d'indifférence, chaque homme capable de porter les armes participe vraiment à la lutte dans la barricade ou devant la barricade.   

(...)

Mais passons à la description de la lutte elle-même.

D'après nos nouvelles d'hier, force nous était de croire que les barricades avaient été disposées d'une façon assez incohérente. Les informations détaillées d'aujourd'hui font ressortir le contraire. Jamais encore les ouvrages de défense des ouvriers n'ont été exécutés avec un tel sang-froid, avec une telle méthode.

La ville était divisée en deux camps. La ligne de partage partait de l'extrémité nord-est de la ville, de Montmartre, pour descendre jusqu'à la porte Saint-Denis, de là, descendait de la rue Saint-Denis, traversait l'île de la Cité et longeait la rue Saint-Jacques, jusqu'à la barrière. Ce qui était à l'Est était occupé et retranché par les ouvriers; c'est de la partie ouest qu'attaquait la bourgeoisie et qu'elle recevait ses renforts.

De bonne heure le matin, le peuple commença en silence à élever ses barricades. Elles étaient plus hautes et plus solides que jamais. Sur la barricade à l'entrée du faubourg Saint-Antoine, flottait un énorme drapeau rouge.

Le boulevard Saint-Denis était très fortement retranché. Les barricades du boulevard, de la rue de Cléry et les maisons avoisinantes, tout à fait transformées en forteresses, constituaient un système de défense complet. C'est là, comme nous le relations hier déjà, que commença le premier combat important. Le peuple se battit avec un mépris indicible de la mort. Sur la barricade de la rue de Cléry, un fort détachement de gardes nationaux fit une attaque de flanc. La plupart des défenseurs de la barricade se retirèrent. Seuls sept hommes et deux femmes, deux jeunes et belles grisettes, restèrent à leur poste. Un des sept monte sur la barricade, le drapeau à la main. Les autres commencent le feu. La garde nationale riposte, le porte-drapeau tombe. Alors une des grisettes, une grande et belle jeune fille, vêtue avec goût, les bras nus, saisit le drapeau, franchit la barricade et marche sur la garde nationale. Le feu continue et les bourgeois de la garde nationale abattent la jeune fille comme elle arrivait près de leurs baïonnettes. Aussitôt, l'autre grisette bondit en avant, saisit le drapeau, soulève la tête de sa compagne, et, la trouvant morte, jette, furieuse, des pierres sur la garde nationale. Elle aussi tombe sous les belles des bourgeois. Le feu devient de plus en plus vif. On tire des fenêtres, de la barricade; les rangs de la garde nationale s'éclaircissent; finalement des secours arrivent et la barricade est prise d'assaut. Des sept défenseurs de la barricade, un seul encore était vivant; il fut désarmé et fait prisonnier. Ce furent les lions et loups-cerviers de la Bourse de la 2e légion qui exécutèrent ce haut fait contre sept ouvriers et deux grisettes. 

La jonction des deux corps et la prise de la barricade sont suivies d'un moment de silence anxieux. Mais il est bientôt interrompu. La courageuse garde nationale ouvre un feu de peloton bien nourri sur des masses de gens désarmés et paisibles qui occupent une partie du boulevard. Ils se dispersent épouvantés. Mais les barricades ne furent pas prises. C'est seulement lorsque Cavaignac arriva lui-même avec la ligne et la cavalerie, après un long combat et vers 3 heures seulement, que le boulevard fut pris jusqu'à la porte Saint-Martin.

Dans le faubourg Poissonnière, plusieurs barricades furent érigées et, notamment, au coin de la rue Lafayette où plusieurs maisons servaient également de forteresse aux insurgés. Un officier de la garde nationale les commandait. Le 7e régiment d'infanterie légère, la garde mobile et la garde nationale avancèrent contre eux. Le combat dura une demi-heure; finalement, les troupes eurent la victoire, mais seulement après avoir perdu près de 100 morts et blessés. Ce combat eut lieu après 3 heures de l'après-midi.

Devant le palais de justice, des barricades furent édifiées également, dans la rue de Constantine et les rues avoisinantes, ainsi que sur le pont Saint6michel où flottait le drapeau rouge. Après un combat plus long, ces barricades furent aussi prises.

Le dictateur Cavaignac posta son artillerie près du pont Notre-Dame. De là, il canonna les rues Planche-Mibray et de la Cité, et il put facilement la faire ranger en batterie contre les barricades de la rue Saint-Jacques.

Cette dernière rue était coupée par de nombreuses barricades et les maisons transformées en vraies forteresses. L'artillerie seule pouvait agir là, et Cavaignac n'hésita pas un instant à l'employer. Tout l'après-midi, retentit le grondement des canons. La mitraille balayait la rue. Le soir, à 7 heures, il ne restait plus qu'une barricade à prendre. Le nombre des morts était très grand.  

Aux abords du pont Saint-Michel et dans la rue Saint-André-des-Arts, on tira également à coups de canon. Tout à l'extrêmité nord-est de la ville, rue Château-Landon où un détachement de troupes se risqua, une barricade fut également démolie à coups de canon.

L'après-midi, le combat devint de plus en plus vif dans le faubourg nord-est. Les habitants des faubourgs de La Villette, de Pantin, etc, vinrent en aide aux insurgés. Toujours, on élève à nouveau les barricades et en très grand nombre. 

Dans la Cité, une compagnie de la garde républicaine s'était glissée entre deux barricades sous prétexte de vouloir fraterniser avec les insurgés et avait ensuite tiré. Le peuple furieux se précipita sur les traîtres et les abattit homme par homme. C'est à peine si 20 d'entre eux eurent le loisir de s'échapper.

La violence de la lutte grandissait sur tous les points. Tant qu'il fit clair, on tira à coups de canon; plus tard on se borna à la fusillade qui se poursuivit bien avant dans la nuit. Encore à 11 heures, la générale retentissait dans tout Paris, et à minuit, on échangeait encore des coups de fusil dans la direction de la Bastille. La place de la Bastille était entièrement au pouvoir des insurgés ainsi que tous ses accès. Le faubourg Saint-Antoine, le centre de leur puissance, était fortement retranché. Sur le boulevard de la rue Montmartre, jusqu'à la rue du Temple, il y avait en masse serrée de la cavalerie, de l'infanterie, de la garde nationale et de la garde mobile.

A 11 heures du soir, on comptait déjà plus de 1.000 morts et blessés.

Telle fut la première journée de la révolution de Juin, une journée sans précédant dans les annales révolutionnaires de Paris. Les ouvriers de Paris combattirent tout à fait seuls la bourgeoisie armée, contre la garde mobile, la garde républicaine réorganisée et contre les troupes de ligne de toutes les armes. Ils ont soutenu la lutte avec une bravoure sans exemple, qui n'a de pareille que la brutalité, également sans exemple, de leurs adversaires. On se prend d'indulgence pour un Hüser, un Radetzky, un Windischgraetz, lorsqu'on voit comment la bourgeoisie de Paris s'adonne, avec un véritable enthousiasme, aux tueries arrangées par Cavaignac.

Dans la nuit du 23 au 24, la Société des droits de l'homme, qui avait été reconstituée le 11 juin, décida d'utiliser l'insurrection au profit du Drapeau rouge et, par conséquent, d'y participer".

Karl Marx, Neue Rheinische Zeitung - 28 juin 1848

Lire aussi:

Les grands textes de Karl Marx - 1 : la critique des libertés formelles de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, dont le pivot est le droit de propriété - une critique des déterminants bourgeois de la Révolution Française

Les grands textes de Karl Marx - 2 - La religion comme opium du peuple

Les grands textes de Karl Marx - 3: l'aliénation produite par la propriété privée et le capitalisme dans les Manuscrits de 1844

Les grands textes de Marx - 4: Les pouvoirs de l'argent (Ebauche d'une critique de l'économie politique, 1844)

Les grands textes de Karl Marx - 5: le matérialisme historique théorisé dans l'Idéologie allemande (1845)

Les grands textes de Karl Marx - 6 - L'idéologie, antagonismes de classes sociales et idées dominantes

Les grands textes de Karl Marx - 7 - Le Manifeste du Parti communiste - Les conditions du communisme se développent dans le développement du capitalisme et de la domination de la bourgeoisie

Les grands textes de Karl Marx - 8 - Qu'est-ce qu'être communiste? - Manifeste du Parti communiste (1848)

Les grands textes de Karl Marx - 9 - Sur le socialisme et le communisme utopique, Manifeste du Parti communiste

Les grands textes de Karl Marx - 10 - La lutte des classes en France - Les raisons de l'échec de la révolution de Février 1848

Les grands textes de Karl Marx - 11 - Les luttes de classe en France - les leçons de la répression du soulèvement ouvrier de juin 1848

Les grands textes de Karl Marx - 12 - l'élection de Louis Napoléon Bonaparte - Les luttes de classe en France

Marx et Engels: les vies extravagantes et chagrines des deux théoriciens du communisme!

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