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15 novembre 2022 2 15 /11 /novembre /2022 07:09
Mondial au Qatar, l'odieux du stade - L'Humanité, 5 novembre 2022
Mondial au Qatar, l’odieux du stade

Enquête La Coupe du monde de football débute le 20 novembre. Face à un événement que beaucoup dénoncent comme une aberration écologique bâtie sur un charnier d’esclaves, des voix contestataires s’élèvent en France et dans le monde et pour certaines, jusqu’au boycott.

Publié le
Samedi 5 Novembre 2022
Bilan carbone déplorable, droits humains et des travailleurs bafoués avec plus de 6 500 ouvriers morts, criminalisation des personnes homosexuelles, soupçons d’achats de voix pour obtenir le Mondial… le Qatar cristallise toutes les critiques, et le débat sur l’opportunité de regarder ou non la compétition ne cesse de se poser dans la société.

« Un scandale humanitaire ! »

Le témoignage d’Abdeslam Ouaddou, ancien international marocain ayant entre autres joué pour le SC Lekhwiya au Qatar, est à ce sujet édifiant. Ce petit émirat, il le connaît et sous ses plus mauvais côtés. Privé de visa de sortie, interdit de disputer un match, non payé, obligé de s’entraîner sous près de 50 degrés parce qu’il ne voulait pas rompre son contrat sans toucher des indemnités, le Franco-Marocain sait de quoi il retourne. Ce Mondial, « c’est un scandale humanitaire ! Quand j’étais là-bas, il y avait des morts presque tous les jours. Des ouvriers venaient à la mosquée pour avoir de l’eau, alors qu’il faisait une chaleur infernale. Les Qataris dépensent des milliards pour améliorer leur image et pour construire des stades, mais ils versent des salaires de misère, quand ils les versent, à des immigrés qu’ils font trimer sans se soucier des normes de sécurité et qu’ils logent dans des taudis. Ce n’est rien d’autre que de l’esclavage » ! Qu’a fait la Fifa pendant toutes ces années pour faire bouger les lignes ? s’est-il interrogé. Pas grand-chose.

Éteindre ma télévision pendant toute la Coupe du monde

En France, selon un sondage Odoxa pour Winamax et RTL, seulement 46 % des personnes interrogées ont l’intention de suivre le Mondial 2022 au Qatar. Un chiffre en net repli par rapport aux 66 % avant la Coupe du monde 2018 en Russie. Selon ce même sondage, 78 % se disent préoccupées par la situation locale en matière de droits de l’homme et 77 % sont choquées par l’organisation de la compétition sous ce climat.

Fans de football, ils sont nombreux à dire non. Fabien Bonnel, membre fondateur des Irrésistibles Français, le groupe de supporters qui suit l’équipe de France, indique qu’une centaine de membres seulement feront le déplacement et beaucoup ne regarderont pas le tournoi. « C’est six fois moins qu’en Russie », dit-il et d’expliquer pourquoi : « Si j’y allais, je me suis dit que je célébrerais des buts dans un endroit où des ouvriers sont morts. J’ai donc décidé de condamner cette coupe. Mon action vise surtout la Fifa, afin que les enjeux sociétaux, environnementaux et humains soient bien pris en compte par la suite. Ma seule solution pour aller au bout de mes convictions, c’est d’éteindre ma télévision pendant toute la Coupe du monde. »

Mettre en avant les événements alternatifs au Mondial

Un acte citoyen loin d’être isolé. De nombreuses villes ont décidé de ne pas diffuser les matchs sur écrans géants. Besançon, Brest, Bordeaux, Clermont-Ferrand, La Courneuve, Limoges, Lyon, Marseille, Nancy, Paris, Reims, Rennes, Rodez, Saint-Étienne, Strasbourg, Tours, Lille et tant d’autres disent stop. Dans la capitale nordiste, Martine Aubry n’y va pas par quatre chemins : « C’est un non-sens au regard des droits humains, de l’environnement et du sport. » Un non-sens partagé par de jeunes Lillois, qui ont créé un site, Ramener la coupe à la raison, recensant tous les bars qui ne diffuseront pas les rencontres : « L’objectif n’est pas d’appeler ouvertement au boycott, mais de mettre en avant les événements alternatifs au Mondial, organisés par ceux et celles qui ont choisi que nos valeurs soient respectées », précise Antonin Lefebvre, porteur du projet.

Dans le monde politique, des voix très critiques se font entendre au sein des principaux partis de la Nupes (EE-LV, PS, FI et PCF), certaines appelant même au boycott, contrairement à la droite et l’extrême droite qui estiment que c’est désormais trop tard. « Si j’étais footballeur professionnel, je ferais le choix de ne pas aller à la Coupe du monde au Qatar », a déclaré Fabien Roussel, mi-septembre, rappelant qu’« il y a des milliers de morts sous les chantiers de la Coupe du monde au Qatar ; une gabegie de dépenses pour avoir des stades climatisés alors que nous parlons d’environnement, et (que) le Qatar est un pays qui criminalise toujours l’homosexualité ».

Les responsabilités de la Fifa et des États

L’équipe de foot et association les Dégommeuses, majoritairement composée de lesbiennes et de personnes trans, dont l’objectif est de lutter contre les discriminations dans le sport et par le sport, préfère, elle, dénoncer la responsabilité de la Fifa, plutôt que d’appeler au boycott. « On est évidemment contre l’organisation de ce Mondial, étant donné le contexte des droits des travailleurs et des droits humains, la question écologique ou la criminalisation des personnes LGBT au Qatar, explique Veronica Noseda. Mais, pour nous, ce qui importe, c’est de pointer les responsabilités de la Fifa et des États, je pense notamment à la France qui a bien œuvré pour que le Qatar soit le pays hôte. On ne veut pas culpabiliser les fans de foot. » D’autres voix commencent à s’élever dans le milieu sportif. « Je trouve déplorable que le sport passe au-dessus de toutes ces considérations humaines, politiques et environnementales ! » lance le cycliste français Romain Bardet, qui ne regardera pas la Coupe du monde.

Des artistes prennent position

Dans « la Nouvelle République », David Giguet, entraîneur de Contres, club du Loir-et-Cher de Régional 1, estime pour sa part que ce Mondial sort « du cadre footballistique. Il y a des problèmes écologiques mondiaux. Ça ne ressemble à rien, ça n’a aucun sens. Je ne sais même pas si je vais le regarder ».

Certains artistes prennent également position. « Je ne vais pas le suivre, évidemment », a fait savoir l’écrivaine interviewée dans « So Foot », Virginie Despentes, s’indignant du cynisme de la Fifa : « Comment ont-ils pu imaginer que personne ne remarquerait rien ? » Le rappeur Médine n’en sera pas non plus. « D’habitude, je suis toutes les Coupes du monde, mais celle-ci a un petit goût amer, a- t-il expliqué sur RMC Sport. (…) Je ne vais pas faire semblant, comme si de rien n’était, alors que je sais qu’il y a des Indiens, des Philippins, des Sri-Lankais qui ont versé du sang pour le plaisir de l’humanité. C’est assez glauque, quand même. »

Un site Facebook Boycott Qatar 2022

Sur les réseaux sociaux, les initiatives ne manquent pas. Fan de football, abonné à l’OM, l’avocat Alain Baduel, basé à Aix-en-Provence, a créé la page Facebook Boycott Qatar 2022. Véritable baromètre de ce mouvement de fond qui monte dans la société, elle est suivie par près de 10 000 personnes et son audience ne cesse de grimper. « L’argument qui consiste à dire : “C’est trop tard pour le boycott” n’est pas valable ! Le spectateur ne décide pas d’aller voir un spectacle douze ans avant qu’il soit à l’affiche, gronde-t-il. C’est lorsqu’il est à l’affiche qu’il se décide, et c’est donc maintenant que les téléspectateurs ont une décision à prendre. » Sa page, ouverte à tout le monde, même ceux qui n’ont pas de compte Facebook, met à disposition les enquêtes de journalistes et des documents. « Je n’ai pas l’ambition d’être le porte-parole du boycott mais un catalyseur, dit-il. J’invite les gens à réfléchir en partageant des outils qui permettent la réflexion. Une vraie conscience citoyenne est en train de se développer. On parle quand même de 6 500 travailleurs morts. Ça fout la nausée. »

« Saint Nicolas plutôt qu’Adidas, pain d’épice plutôt que Fifa »

À l’étranger aussi, le boycott prend de l’ampleur. Chez nos voisins allemands, sur le site boycott-qatar, qui a réuni les signatures d’une centaine d’associations sportives et de milliers de supporters, la devise est la suivante : « Saint Nicolas plutôt qu’Adidas, pain d’épice plutôt que Fifa. » En Belgique, Bruno Ponchau, « écœuré par la dérive totale du football menée par la Fifa », a créé son groupe Facebook au nom évocateur « Hérésie Qatar », dont certaines pages comptabilisent plus de 10 000 vues. Sa commune, Tournai, a annulé la fan-zone et ne retransmettra pas les matchs des Diables rouges, comme plus d’une dizaine de villes, dont Bruxelles, à travers le pays.

Reste une question : que vont faire tous ces fans de foot à travers l’Europe au lieu de suivre la compétition ? Bruno Ponchau a la solution : « Plutôt que de s’ennuyer chacun dans son coin les soirs de match, on a décidé de favoriser la convivialité. À chaque rencontre, on va organiser des apéros, des fêtes, pour que ce soit militant et festif en même temps ! »

Agir autrement : Le camp des pragmatiques

Ils veulent utiliser la mise en lumière du Mondial au Qatar pour décrire la réalité sur place et susciter ainsi des avancées sociétales. Rencontre avec celles et ceux qui ne croient pas à l’efficacité d’un boycott.

Dans le débat passionné sur le boycott autour de la Coupe du monde au Qatar, ils n’occupent pas vraiment la place la plus confortable. Pour eux, qu’importe, il ne s’agit pas de la meilleure solution pour protester contre les conditions d’organisation de cette compétition. « C’est une mauvaise réponse, explique le philosophe, journaliste et auteur Thibaud Leplat. En philosophie, on appelle les belles âmes ceux qui détournent le regard, qui préfèrent l’éthique de conviction à l’éthique de responsabilité. C’est une position maximaliste et pour ne pas dire naïve sur ce qu’est le réel des grandes organisations sportives et de la géopolitique. Le boycott est une sorte de fuite. Je préfère l’éthique de responsabilité qui consiste à regarder la réalité en face et avoir un effet dessus. »

Un pragmatisme que défend aussi Sharan Burrow, secrétaire générale de la Confédération syndicale internationale. « Il y a eu des progrès incroyables, dit-elle. L’application de ces progrès reste un défi pour le gouvernement qatari, pour l’Organisation internationale du travail ainsi que pour nous, mais les lois existent. Notre message aux fans est : allez à la Coupe du monde et voyez par vous-même. Si vous voyez quelque chose de préoccupant, signalez-le. Et aidez-nous ensuite à faire pression sur les autres États du Golfe pour qu’ils se conforment aux mêmes standards. »

À l’image d’Amnesty International, les ONG n’appellent d’ailleurs pas au boycott. « Notre choix est de nous servir de l’attention suscitée par la Coupe du monde pour chercher à obtenir des changements pour la protection et le respect des droits des travailleurs migrants, indique l’ONG. Le Qatar veut profiter de cet événement sportif pour redorer son image et vendre un paysage de rêve aux supporters et au monde entier. Il est essentiel de combattre cette image en dénonçant l’envers du décor de l’organisation du Mondial. »

L’ancienne ministre des Sports Marie-George Buffet va plus loin. « Bien sûr qu’il faut dénoncer tous les problèmes que soulève l’organisation de cette Coupe du monde, mais c’est insuffisant, souligne-t-elle. On assiste à une instrumentalisation du sport par des États rétrogrades et totalitaires qui se portent candidats pour des raisons de rayonnement géopolitique et ça va se multiplier. Je fais une proposition : pourquoi ne pas imaginer que, demain, ce soit une fondation indépendante, cogérée et cofinancée comme l’Agence mondiale antidopage par le mouvement sportif international et par les États, qui décide de l’attribution des grands événements sportifs ? Une fondation avec des principes intangibles sur les droits humains, sociaux, l’environnement, etc. Ayons le courage de promouvoir cela ! »

JOEL SAGET / AFP

« Il faut s’attaquer à ceux qui attribuent ces grands événements »

Pour Vikash Dhorasoo, ancien joueur de l’équipe de France, il est temps que les footballeurs s’unissent et soient représentés afin de devenir les acteurs de l’attribution des coupes du monde. De l’importance de jouer également collectif hors du terrain.

Une partie de la société se mobilise à l’heure actuelle pour demander le boycott de la Coupe du monde qui va avoir lieu au Qatar. Cela peut-il avoir un impact ?

Il y a eu des positions politiques ces derniers temps que je trouve bien tardives. Depuis 2010, on sait que ce sera là-bas et c’est seulement maintenant que l’on s’affole sur les problèmes écologiques, sur les droits sociaux non respectés et toute autre forme de discriminations. Mais je le dis et le répète en permanence : il faut s’attaquer à ceux qui attribuent ces grands événements sportifs.

Parlons des joueurs. Quels types d’actions peuvent-ils mener de leur côté ?

Je sais que c’est difficile pour eux, mais il est possible de prendre position, en le faisant de manière collective. À chaque fois que les footballeurs s’organisent, ils obtiennent gain de cause. Lorsque les joueuses américaines portent plainte pour obtenir l’égalité des salaires, elles gagnent contre leur fédération. Lorsque les joueurs de l’équipe de France demandent collectivement la révision des droits à l’image, ils remportent leur combat contre la Fédération française de football (FFF). Les footballeurs sont importants dans ce système. Ce sont eux qui travaillent et apportent de la valeur au spectacle. Si ces derniers avaient la possibilité d’être consultés, ils pourraient ne plus avoir à se retrouver dans cette position où on leur demande individuellement de dire s’ils sont pour ou contre le boycott. S’ils veulent agir, à eux d’aller truster les postes influents. Il faut monter des listes pour être dans le débat des fédérations, des instances internationales. Il faut qu’ils soient représentés.

Ne le sont-ils pas ? N’existe-t-il pas des syndicats ?

Je pense qu’il ne faut pas compter sur celui qui est en place en France – UNFP – et en créer un autre. J’ai moi-même été syndiqué toute ma carrière et, au moment où j’ai été licencié, il n’y avait plus personne. Ce syndicat ne soutient pas les footballeurs, ne les protège pas. On l’a vu récemment sur les propos racistes et homophobes, je n’ai pas entendu une seule prise de parole de sa part.

Mais alors, comment réformer ces instances et avec qui ?

On ne peut pas réformer ces instances. La seule chose à faire est d’en sortir et de créer autre chose pour bousculer ce vieux monde qui ne bouge pas. Dans les statuts de la FFF, l’un des premiers points est la lutte contre toutes les discriminations et les inégalités. Mais quand on pose une question au président Noël Le Graët sur l’homophobie, le racisme ou le sexisme, ses réponses sont nulles. Sur les droits sociaux au Qatar, c’est mauvais aussi. Ce monsieur aurait dû partir depuis longtemps face à de telles positions ou non-dits. Gagner la Coupe du monde est finalement un détail dans tout cela. La FFF gère le football de masse, pas seulement l’équipe de France. Enfin, quand on voit au niveau international que les présidents de la Fifa ou de l’UEFA sont réélus sans opposition, cela interroge. Gagner beaucoup d’argent est plus important pour eux que de développer le football ou de créer du lien social.

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15 novembre 2022 2 15 /11 /novembre /2022 07:00
Qatar. À la rencontre de ces travailleurs Népalais qui ont connu l'enfer sur les chantiers du Mondial (Pierre Barbancey, L'Humanité, 14 novembre 2022)
Qatar. À la rencontre de ces travailleurs Népalais qui ont connu l'enfer sur les chantiers du Mondial

Pour tenter de s’extraire de la pauvreté, des centaines de milliers de Népalais partent travailler à Doha, capitale du Qatar. Ils s’endettent, rançonnés par des intermédiaires sans scrupule qui exigent des sommes colossales. Un business lucratif, « le plus gros au monde » selon le patron d'un agence de recrutement qui, pour l’Humanité, décortique ce système. Du mirage de l'eldorado aux portes de l'enfer. Reportage

Publié le Lundi 14 Novembre 2022
Som Bahadur Rahadi et Yamuna, son épouse, à Thulo Lumpek. En l’absence de son mari, parti à Doha, elle a dû tout assumer le quotidien, les enfants, l’exploitation agricole...

Banganga, Katmandou, Thulo Lumpek (Népal), envoyé spécial.

Som Bahadur Rahadi n’est pas du genre rêveur mais, depuis quelque temps, il voit la vie d’un autre œil. Il redécouvre Thulo Lumpek, son village, un chapelet de hameaux qui court sur la ligne de crête, à 2 000 mètres d’altitude, face à la chaîne himalayenne et ses sommets éternellement enneigés. En cette fin de mois d’octobre, la saison de l’après-mousson, le ciel n’en finit pas d’être bleu, le soleil rutilant et l’air, frais et pur. Rien à voir avec le Qatar plat et sablonneux où il a passé quatre années. Un cauchemar. Et un pays qu’il a quitté à tout jamais. C’est en tout cas ce qu’il espère.

Som Bahadur Rahadi cultivait du blé, ce qui lui permettait de nourrir la famille – un fils et deux filles. Parfois, il prenait ses outils et se faisait embaucher sur de petits chantiers. « Mais chaque jour qui passait, j’étais de plus en plus inquiet pour les enfants, se souvient-il. Je me demandais comment j’allais pouvoir leur assurer un avenir. À cette époque, nous étions aidés par les voisins, souvent en nourriture, parfois en argent. »

Le début d’un endettement terrible

Comme il l’explique, non sans euphémisme, pour conjurer cette « vie difficile », il lui fallait trouver une solution. Celle-ci s’est présentée presque naturellement : partir au Qatar. Là-bas, les chantiers de la Coupe du monde de football et la construction des infrastructures annexes (routes, hôtels…) emploient des millions de migrants parmi lesquels plus de 350 000 Népalais. Une main-d’œuvre dont se repaissent les pétromonarchies du Golfe. Seuls 5 % sont des travailleurs qualifiés, tandis que 74 % sont non qualifiés et 21 %, semi-qualifiés.

En accord avec son épouse, Som Bahadur prend sa décision. Le parcours du combattant commence. C’est le début d’un endettement terrible. Pour prétendre à un emploi au Qatar (mais cela vaut pour tous les pays du Golfe), il faut d’abord s’adresser à une agence spécialisée dans le recrutement. Il en existerait 854 au Népal. Un business lucratif –  « le plus gros au monde », prétend l’un de ces patrons d’agence qui tient à rester anonyme mais qui, pour l’Humanité, décortique le système.

Banganga, Katmandou, Thulo Lumpek (Népal), envoyé spécial.

Som Bahadur Rahadi n’est pas du genre rêveur mais, depuis quelque temps, il voit la vie d’un autre œil. Il redécouvre Thulo Lumpek, son village, un chapelet de hameaux qui court sur la ligne de crête, à 2 000 mètres d’altitude, face à la chaîne himalayenne et ses sommets éternellement enneigés. En cette fin de mois d’octobre, la saison de l’après-mousson, le ciel n’en finit pas d’être bleu, le soleil rutilant et l’air, frais et pur. Rien à voir avec le Qatar plat et sablonneux où il a passé quatre années. Un cauchemar. Et un pays qu’il a quitté à tout jamais. C’est en tout cas ce qu’il espère.

Som Bahadur Rahadi cultivait du blé, ce qui lui permettait de nourrir la famille – un fils et deux filles. Parfois, il prenait ses outils et se faisait embaucher sur de petits chantiers. « Mais chaque jour qui passait, j’étais de plus en plus inquiet pour les enfants, se souvient-il. Je me demandais comment j’allais pouvoir leur assurer un avenir. À cette époque, nous étions aidés par les voisins, souvent en nourriture, parfois en argent. »

Le début d’un endettement terrible

Comme il l’explique, non sans euphémisme, pour conjurer cette « vie difficile », il lui fallait trouver une solution. Celle-ci s’est présentée presque naturellement : partir au Qatar. Là-bas, les chantiers de la Coupe du monde de football et la construction des infrastructures annexes (routes, hôtels…) emploient des millions de migrants parmi lesquels plus de 350 000 Népalais. Une main-d’œuvre dont se repaissent les pétromonarchies du Golfe. Seuls 5 % sont des travailleurs qualifiés, tandis que 74 % sont non qualifiés et 21 %, semi-qualifiés.

En accord avec son épouse, Som Bahadur prend sa décision. Le parcours du combattant commence. C’est le début d’un endettement terrible. Pour prétendre à un emploi au Qatar (mais cela vaut pour tous les pays du Golfe), il faut d’abord s’adresser à une agence spécialisée dans le recrutement. Il en existerait 854 au Népal. Un business lucratif –  « le plus gros au monde », prétend l’un de ces patrons d’agence qui tient à rester anonyme mais qui, pour l’Humanité, décortique le système.

Pour se faire connaître, ces agences développent leur marketing dans les pays d’embauche comme le Qatar. Lorsque l’une d’entre elles obtient un marché, elle diffuse les offres d’emploi dans les médias. Mais certaines sous-traitent l’embauche à des agences moins regardantes, qui envoient des rabatteurs dans les villages. Dans les zones rurales et montagneuses éloignées du monde moderne, les arnaques sont faciles. Les « recruteurs de la ville » font miroiter un eldorado. Ces populations pauvres concluent des accords injustes avec ces agences qui, le plus souvent, exigent des sommes exorbitantes. Le plafond légal du Népal de 10 000 roupies (76 euros) sur les frais de recrutement est pulvérisé.

Le travailleur doit tout payer de sa poche

Le pillage orchestré par les agences peut alors commencer. Tout est facturé, de l’assurance au visa, du stage censé apprendre aux travailleurs les us et coutumes du pays de destination jusqu’au fonds de prévoyance ! La somme de 20 000 roupies (152 euros) – un plancher – est vite atteinte. Dans un pays où un habitant sur cinq vit avec moins de 2 euros par jour, ce montant est déjà astronomique.

Ce n’est pas tout. « Lorsque le visa a été obtenu et payé 300 riyals (soit 80 euros), on les envoie au Qatar Visa Center (QVC) pour des examens médicaux (analyses de sang, contrôle respiratoire, urine) et tests biométriques », précise le patron de l’agence, toujours sous couvert d’anonymat. « Normalement, ce QVC est gratuit. Mais certaines compagnies basées à Doha le facturent au fournisseur népalais de main-d’œuvre. Le paiement se fait ainsi au Népal, puis est transféré au Qatar. » Selon lui, seules 10 % des entreprises installées dans l’émirat prennent en charge tous les frais inhérents au recrutement. Dans 90 % des cas, le travailleur doit tout payer de sa poche. Des données difficilement vérifiables, mais que corroborent les témoignages que nous avons pu recueillir.

Le « meter interest »

« Pour payer, les Népalais contractent des prêts avec des intérêts exorbitants, de 48 % à 60 % », nous explique Rameshwar Nepal, directeur exécutif d’Equidem Research Nepal, une organisation de défense des droits de l’homme et de ceux des travailleurs. Krishna Neupane, secrétaire général du Réseau national de soutien aux migrants (NNMS), basé à Katmandou, déplore lui aussi l’attitude des banques qui refusent de prêter de l’argent. « Alors, les candidats au départ vont voir les riches de leur village, hypothèquent leur terrain et doivent rembourser en deux ou trois ans. »

Il dénonce également ce qu’on appelle au Népal le « meter interest », littéralement l’intérêt au compteur. « Si on vous fait un prêt à 36 % d’intérêt et qu’au bout d’un an, vous n’êtes pas parvenu à rembourser, alors l’année suivante, la somme de base due est augmentée de 36 % et les intérêts seront calculés à partir de ce montant. » Un puits sans fond, en quelque sorte. Une procédure qui peut durer toute une vie.

Poussés au désespoir ultime

Raj (un nom d’emprunt), qui travaille au Qatar, dénonce « la corruption du gouvernement qui permet à cette mafia des agences de recrutement de se développer ». On parle d’un brassage d’un milliard de roupies par mois (7,6 millions d’euros). Raj a lui-même été grugé une première fois en 2005. Après avoir versé 300 000 roupies (aujourd’hui 2 200 euros), il est parti d’abord à Delhi, en Inde, pour, lui avait-on promis, travailler en Afghanistan. Il est rentré bredouille au Népal, aucun job ne l’attendait à Kaboul.

Selon lui, « 15 % des travailleurs qui arrivent au Qatar n’ont, en réalité, pas d’emploi et doivent rentrer. Ceux qui sont malins ou éduqués arrivent à se faire rembourser par l’agence. Mais la très grande majorité ne fait rien et se retrouve dans une situation très difficile. »

Ce qui peut pousser certains migrants au désespoir ultime. « Un de mes amis s’est suicidé au Qatar, le mois dernier, témoigne Keshav, qui occupe un poste de superviseur depuis 2006 dans une grande entreprise pétrolière de l’émirat. Il était très endetté et ne savait plus comment s’en sortir. Certains ont mis fin à leur vie à cause des salaires retardés ou impayés, ce qui aggravait leur dette, d’autres à cause d’une embrouille et de peur d’aller en prison. »

Les congés ? Tous les deux ans, seulement

Som Bahadur Rahadi, lui, a dû payer 80 000 roupies (600 euros), somme qui n’englobe pas les coûts occasionnés par les déplacements et les logements à Katmandou, à huit heures de bus de son village. Un « beau » jour, il a enfin embarqué dans un avion qui l’amenait à Doha. Il s’est retrouvé à décharger les marchandises dans les supermarchés du Qatar. Réveil à 3 heures du matin et trajet d’une heure pour embaucher à 4 heures. Il ne sera de retour dans sa chambrée de quatre personnes qu’à 19 heures. Quatorze heures payées douze, « parce que le patron ne prend pas en compte le temps passé entre deux points de livraison ». Pas un seul jour de repos hebdomadaire. Les congés ? Tous les deux ans, seulement.

Sous la pression des syndicats internationaux et des organisations de défense des droits de l’homme, le Qatar a initié, à partir de 2017, une réforme du système du travail. Dans ce pays où les syndicats sont interdits, on se vante maintenant de la mise en place de « comités mixtes » (joint committees) censés porter la parole des salariés. Une structure que l’organisation népalaise General Federation of Nepalese Trade Unions, la Fédération générale des syndicats népalais (Gefont) qualifie d’« inutile et incapable d’aborder réellement les problèmes ».

Son représentant syndical (clandestin) au Qatar, que nous avons pu rencontrer à Katmandou (appelons-le Saurav), reconnaît qu’ « il n’y a plus de kafala (système qui soumettait le travailleur à son patron avec retenue du passeport – NDLR), plus d’obligation de fournir un certificat dit de non-objection (NOC) lorsqu’on veut changer d’employeur. Ce qui ne veut pas dire que tous les problèmes sont réglés. Il y a tellement de conditions à remplir que c’est beaucoup plus difficile qu’ils le disent ».

Quant aux comités mixtes, non seulement ils sont loin d’être mis en place par les patrons, mais aucune mesure de coercition n’est prévue. « Le 14 août, nous étions près de 4 000 manifestants dans la rue pour réclamer le paiement des retards de salaire », rappelle Saurav. Nombre d’entre eux ont été arrêtés puis expulsés.

Priés de disparaître du paysage

« Changement » encore, avec la mise en place d’un salaire minimum de 1 800  riyals (477 euros). Mais, en l’absence de véritables contrôles – que même l’Organisation internationale du travail est dans l’incapacité d’effectuer –, « des compagnies trichent et ne paient pas ce qu’elles doivent », dénonce Smritee Lama, responsable du syndicat Gefont.

Le mécanisme est le suivant : « Les cartes de retrait d’argent de chaque travailleur sont en réalité dans les mains de l’employeur, qui ponctionne 800 riyals » (212 euros). Ces retenues arbitraires couvriraient les frais de nourriture (300 riyals, 80 euros) et de logement (500 riyals, 133 euros). Comme les employeurs n’en parlent pas, « la plupart des travailleurs ne s’en rendent même pas compte ! s’insurge la syndicaliste. Et ceux qui le savent se taisent par peur d’être licenciés pour une raison ou pour une autre. Être licencié, cela signifie retour au pays où il y a un prêt à rembourser. Donc, ils se disent mieux vaut 1 000 riyals (265 euros) que rien du tout ». 

Rameshwar Nepal relève qu’« il y a eu des annonces à l’intention du reste du monde, mais je ne vois pas de changements significatifs dans la vie des travailleurs migrants. Ils restent sous la coupe des recruteurs et les décès sont toujours nombreux. Malgré les promesses des autorités qataries, les attaques contre ces migrants se poursuivent ».

La preuve aussi par l’expulsion de centaines, voire de milliers de travailleurs étrangers, ces dernières semaines, priés de disparaître du paysage pour laisser place nette à l’arrivée des supporters de la Coupe du monde, qui débute le 20 novembre. Cachez ces migrants que je ne saurais voir, en quelque sorte.

« Retour à la case départ »

Une pratique honteuse qui se traduit aussi par des ruptures de contrat sans indemnisation. « On avait déjà vu ça pendant la pandémie, rapporte Rameshwar Nepal. Leurs salaires n’étaient pas payés et, contrairement à ce qu’exige la loi au Qatar, les employeurs n’ont pas pris en charge le billet de retour. »

Il ajoute : « Officiellement, il n’y a plus de kafala. Mais il y a d’autres lois qui placent les travailleurs dans des situations où ils ne peuvent pas changer d’employeur ou même rentrer chez eux. Parce qu’ils ont des dettes qui s’accumulent, ils ne sont pas libres de faire ce qu’ils veulent. Ils se retrouvent dans une situation de travail forcé. » De l’esclavage moderne.

Après avoir réclamé une augmentation de salaire de 300 riyals (80 euros), qui lui a été refusée, Som Bahadur, âgé aujourd’hui de 40 ans, est rentré chez lui, au Népal. « Je ne supportais plus d’être loin de ma famille. Avec l’argent gagné, j’ai pu payer les études de mes enfants. Maintenant, c’est retour à la case départ. On fait de notre mieux pour arriver à couvrir les frais. »

Son épouse, Yamuna, ajoute en baissant les yeux : « Le plus difficile pendant ces quatre années a été de tout gérer seule. Il fallait préparer à manger, s’occuper des enfants avant leur départ à l’école, nourrir les animaux, cultiver les champs. Au début, mon mari ne pouvait pas nous envoyer d’argent, alors j’ai dû à nouveau emprunter ». Som Bahadur et Yamuna se serrent l’un contre l’autre. Comme pour faire face à l’adversité.

 

À savoir

  • Les envois de fonds des travailleurs migrants au pays représentent environ 25 % du produit intérieur brut du Népal.
  • Sur près de 2,7 millions d’habitants du Qatar, les Népalais représentent environ 432 000 personnes, soit 16 % de la population totale, selon les données de l’ONU de juillet 2022. La plupart d’entre eux sont employés sur des chantiers de construction.
  • Une campagne mondiale, #PayUpFIFA, a été lancée par Human Rights  Watch, appelant l’instance dirigeante du football international, la Fifa, à fournir un remède adéquat à la situation des migrants et éviter une « Coupe du monde de la honte ».

Témoignages

« Les menaces de nous conduire à la police »

Icon TitrePramina Saru, employée d’une entreprise de nettoyage

Pramina Saru, 35 ans, est arrivée au Qatar en 2017, après avoir payé 120 000 roupies (913 euros actuels). Son contrat était clair : elle devait être embauchée dans une entreprise de nettoyage affectée aux écoles. Huit heures par jour, pour 800 riyals par mois (212 euros). Ce n’est pas exactement ce qui s’est passé. « À la fin de mon service, je devais travailler de 16 heures à 22 heures pour 400 riyals par mois (106 euros) chez un particulier, souvent différent. Si je refusais, la compagnie retirait ces heures de mon salaire. » Tous les matins, elle quittait le camp d’hébergement à 5 h 30 et n’était de retour qu’à 23 heures : 14 heures de travail quotidien. La jeune femme parle des harcèlements subis, des insultes pour un rien. « Le pire, quand on travaille dans une maison, ce sont les menaces de nous conduire à la police si quelque chose ne va pas. » Elle raconte qu’une jeune Népalaise, très peu instruite, venue d’une zone reculée du pays, employée de maison, a été battue parce qu’elle avait rangé les chaussures de son employeur dans le réfrigérateur.

Le gouvernement népalais interdit aux femmes, officiellement pour les protéger, de partir travailler à l’étranger comme domestiques. « Mais, en réalité, des milliers partent sans aucun document de travail et sont d’autant plus la proie des trafiquants et des violences sexuelles », dénonce Manju Gurung, cofondatrice de l’ONG Pourakhi, qui s’occupe des migrantes qui rentrent au pays. P. B.

« Il s’est endormi et ne s’est jamais réveillé »

Icon TitreHira Devi, veuve de Dilbahur Pulami

Hira Devi était enceinte quand, en 2014, elle a appris la mort de son mari, Dilbahur Pulami, 31 ans. « De retour du travail, il s’est endormi et ne s’est jamais réveillé. » Le corps est arrivé à Katmandou. Hira Devi ne le confie pas elle-même, mais, faute de moyens, il a été incinéré dans la capitale et non au village, à 8 heures de route de là. Trente ans et déjà veuve, elle élève ses quatre enfants grâce à la retraite de son beau-père, ancien de l’armée indienne : 100 000 roupies par an (760 euros). « La compagnie pour laquelle il travaillait m’a seulement versé son dernier salaire. Et aucune indemnité car, nous a-t-on dit, il est mort en dehors de ses heures de travail », explique- t-elle. Pour payer les études des enfants, chaque année elle contracte un nouveau prêt…

Entre 2008 et 2019, au moins 1 095 travailleurs migrants népalais sont morts au Qatar, ce qui représente près d’un tiers du total des décès de migrants survenus dans les pays du Golfe, selon l’Office népalais de l’emploi à l’étranger. Officiellement, les familles des défunts reçoivent une indemnisation de 700 000 roupies (5 300 euros) du Fonds de protection de l’emploi étranger. Mais, comme dans le cas de Hira Devi, beaucoup ne sont pas indemnisées. Faute d’informations ou parce qu’éloignées des centres administratifs, les familles n’en font pas la demande. P. B.

« Pour se nourrir, il fallait emprunter »

Icon TitreGobinda Thapa, agriculteur et électricien

Au Népal, il cultivait des tomates et des brocolis et était embauché parfois comme électricien. Impossible de s’en sortir. En 2004, Gobinda Thapa cherche à partir. « On m’a d’abord envoyé à Bombay en me disant que je travaillerais au Koweït mais en fait, je suis arrivé au Qatar. Je n’avais pas le choix, sinon on me renvoyait à Katmandou. On m’avait promis un salaire de 800 riyals (212 euros) ; en réalité, il était de 600 riyals (160 euros) et encore, on n’était pas payés tous les mois. Pour se nourrir, il fallait emprunter. » En 2006, il rentre au Népal, mais sa situation étant inchangée, il repart au Qatar en 2011. « J’avais un bon salaire au départ mais, après, ils ont embauché plus de travailleurs et ont réduit nos heures et nos salaires. On avait le droit à deux mois de vacances tous les deux ans. Mais, à l’époque, il y avait encore la kafala (subordination du salarié à son employeur qui lui confisquait son passeport – NDLR). On ne nous laissait partir qu’un mois en congés. En 2015, alors qu’on était sur un chantier, un de mes amis en train de visser des fenêtres est tombé de l’échafaudage. Il a été conduit à l’hôpital mais il est mort. Il n’y a pas eu de rapport et la compagnie n’a pas payé l’assurance à la famille. Chacun d’entre nous a donné une journée de salaire qu’on a envoyé à la famille. » Il raconte également le cas d’un autre ouvrier, tombé lui aussi. C’était en 2020. Il est maintenant sur une chaise roulante, paraplégique mais resté au Qatar, car il n’a pas encore perçu l’indemnisation de l’assurance. P. B.

BTP. Vinci mis en accusation de traite d’êtres humains au Qatar

Mondial 2022. La filiale qatarie du géant français du BTP devrait être mis en examen, ce mercredi 9 novembre, pour des pratiques esclavagistes sur certains chantiers d’aménagements de l’émirat pour la compétition sportive. Une plainte a été déposée par deux ONG et six ex-ouvriers.

Publié le
Mardi 8 Novembre 2022
 

À quinze jours de l’ouverture de la Coupe du monde de football, Vinci, le fleuron tricolore du BTP, est rattrapé par la justice française dans le cadre de ses investissements qataris. Il devrait être mis en examen, ce mercredi 9 novembre, pour des pratiques esclavagistes sur certains des chantiers d’aménagements de l’émirat pour la compétition sportive.

Une plainte a été déposée depuis 2015 contre la filiale qatarie de Vinci baptisée Qatari Diar Vinci Construction (QDVC) par l’ONG Sherpa, rejointe ensuite par le Comité contre l’esclavage moderne (CCEM) et par six ex-employés indiens et népalais de la firme.

Le chantier d'un métro et d'un hôtel  Sheraton

Chefs d’accusation : travail forcé, réduction en servitude, traite des êtres humains, travail incompatible avec la dignité humaine, mise en danger délibérée, blessures involontaires et recel. L’enquête judiciaire engagée par un juge d’instruction de Nanterre, en 2019, devrait se traduire par une mise en examen du groupe et de sa filiale ce mercredi 9 novembre.

L’ONG Sherpa, qui traque depuis vingt ans les crimes économiques commis par les multinationales dans le cadre d’une globalisation sans frein, a pu recueillir des témoignages accablants de personnes ayant travaillé sur trois chantiers pilotés par la filiale de Vinci : celui d’un métro dit léger ralliant Doha à Lusail, ville nouvelle qui accueillera la finale de la Coupe du monde ; celui des parkings souterrains de Lusail ; ainsi que ceux de l’hôtel de luxe Sheraton, au cœur de Doha.

Dans le dossier d’accusation, on retrouve toutes les caractéristiques d’un véritable système qatari d’exploitation esclavagiste de la main-d’œuvre immigrée, venue du Népal, de l’Inde, du Pakistan ou du Bangladesh : les passeports des ouvriers sont confisqués à l’entrée dans le royaume, puis utilisés comme moyen de chantage pour les obliger à accepter de travailler entre 66 et 77 heures par semaine, dans des conditions terribles, entassés dans des chambres exiguës aux sanitaires insuffisants.

Des conditions de travail dantesques

« J’ai signé un contrat dans une langue que je ne connaissais pas. Et sans mon passeport, confisqué. Je savais que je n’avais pas (d’autres) choix » que d’accepter les conditions de travail, témoigne ainsi l’un des plaignants, soutenu par l’ONG Sherpa.

Il y a quelques jours, une enquête diligentée par l’Organisation internationale du travail (OIT) confirmait l’ampleur de ce système d’asservissement qatari en rendant publique une enquête établissant qu’au moins 34 000 migrants employés sur les chantiers de la Coupe du monde avaient porté plainte pour non-versement de leurs rémunérations.

Les conditions de travail en extérieur par des températures qui, durant six mois de l’année, dépassent les 45 degrés, sont dantesques et ont alimenté un énorme taux de mortalité sur les chantiers. Une enquête très fouillée, réalisée par le quotidien britannique The Guardian, a pu chiffrer au moins en partie le nombre de vies humaines ainsi volées par les magnats locaux et multinationaux du BTP. Grâce à des recoupements et à des informations émanant des services consulaires des pays d’origine des migrants, le journal a pu chiffrer à 6 500 le nombre d’ouvriers disparus corps et biens dans la chaleur insupportable de leurs lieux de travail.

Une défense classique

La direction de Vinci, qui semble s’être résolue à une mise en examen, dit « réfuter vigoureusement » les allégations portées contre elle. « Nous avons vainement tenté de convaincre le magistrat qu’il n’était pas spécialement opportun après sept ans et demi d’enquête d’envisager une mise en examen dans la quinzaine d’ouverture de la Coupe du monde de football», a curieusement regretté, lundi 7 novembre, auprès de l’AFP, l’avocat de Vinci Jean-Pierre Versini-Campinchi.

Le géant français du BTP essaye de se dédouaner de toute responsabilité en s’abritant maladroitement derrière l’autonomie qu’aurait sa filiale, contrôlée, il est vrai, majoritairement par des capitaux de l’émirat. Mais bien mal nommée pourtant Qatari Diar Vinci Construction.

C’est une défense classique dans ce genre d’affaires, relève pour l’Humanité Laura Bourgeois, chargée de contentieux et de plaidoyer à Sherpa. « Les multinationales, dit-elle, font valoir systématiquement qu’elles ne seraient pas responsables de ce qui se passe dans leurs filiales. » Il reste que l’enclenchement de poursuites judiciaires aujourd’hui va rendre cette procédure bien plus compliquée.

Les forçats du Mondial, éditorial de Maud Vergnol, L'Humanité, 14 novembre 2022

« Où sont les victimes ? Avez-vous des noms ? » a osé le ministre qatari du Travail, en réponse aux appels d’ONG à la création d’un fonds d’indemnisation pour les travailleurs tués ou blessés sur les chantiers. Oui, nous avons leur nom, leur visage, leur histoire. Et nous continuerons de les publier chaque jour jusqu’à la fin de la Coupe du monde de football (lire page 6). Nous sommes aussi allés rencontrer ceux qui en sont revenus, sur la route de Doha à Katmandou, où s’organise cette exploitation infernale. Près d’un demi-million de Népalais partiraient travailler au Qatar dans des conditions épouvantables pour des salaires de misère. Chaque semaine, plusieurs d’entre eux reviennent dans leur pays dans des cercueils. En plus d’être privées de leur droit à une indemnité, les familles endeuillées doivent rembourser les frais de leurs proches décédés. Car la chaîne d’exploitation implacable de ces travailleurs, décrite dans notre reportage, comprend l’arnaque d’agences de « recrutement » qui facturent, à des montants exorbitants, assurances et autres visas que les ouvriers doivent payer de leur poche, alors qu’un Népalais sur cinq vit avec moins de 2  euros par jour.

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9 novembre 2022 3 09 /11 /novembre /2022 14:28

L’intégration européenne sous domination néo-libérale est-elle en train de se fracasser sous les coups de la guerre déclenchée par M. Poutine contre l’Ukraine et de la guerre intra-capitaliste. Plusieurs indices conduisent à le penser. La crise des relations entre la France et l’Allemagne en est l’un des symptômes sérieux. Ces deux pays ont le plus poussé à la rédaction, puis à l’approbation du traité de Maastricht – avec la monnaie unique – concevant une intégration européenne sous domination allemande et des firmes capitalistes, juste après l’effondrement de l’Union soviétique. Cette construction a connu son premier choc une douzaine d’années plus tard avec le rejet du Traité constitutionnel européen en 2005, puis l’inadmissible sort réservé à la Grèce, l’exact contraire d’une solidarité européenne. Le Brexit en fut un autre, retentissant, qui a eu pour conséquences de déplacer le centre de gravité de l’Europe politique vers l’Est, faisant perdre à la France un allié à l’Ouest, tandis que l’Allemagne s’appuyait de plus en plus sur les pays de l’Europe Orientale. Après sa réunification, ce grand pays a construit une industrie deux fois plus importante que celle de la France, tout en lui damant le pion sur la production agro-alimentaire. La richesse produite par habitant y est de 15% supérieure à celle de la France.  La conception même de l’Euro, dont une part essentielle de la valeur est calée sur l’ancien Mark allemand, combinée avec l’exploitation renforcée des travailleurs des pays d’Europe Orientale, a donné à l’Allemagne un avantage compétitif considérable. Il convient de compléter ces paramètres par le fait que les nouvelles générations actives en Allemagne ne sont en rien mêlées avec l’histoire du nazisme. Délestée de cette hypothèque, la stratégie de domination allemande repart de plus belle dans le contexte totalement nouveau de la sale guerre du maître du Kremlin contre l’Ukraine.

Un double mouvement semble ainsi s’opérer. D’une part, un retour pesant des États-Unis en Europe opéré grâce à une alliance prioritaire avec les pays d’Europe orientale. Cette stratégie incluant désormais l’Ukraine, a deux objectifs essentiels : en faire un débouché stable pour leur pétrole et gaz et, d’autre part, y renforcer encore leurs implantations militaires et les bases de l’OTAN, dans un face-à-face avec la Russie. En poussant aux sanctions et en contrôlant les approvisionnements énergétiques, les États-Unis pèsent considérablement sur le capitalisme industriel allemand, afin de l’affaiblir à leur profit. Voilà ce qui explique, pour une part essentielle, la décision du gouvernement allemand d’aider les ménages et pour tenter de défendre son industrie, avec une dépense pour cette seule année de 200 à 300 milliards d’euros de subventions pour réduire le prix de l’énergie, 7 à 8 fois plus cher que le gaz russe. Il le fait sous le coup de mobilisations populaires qui appellent à l’arrêt des sanctions et au rétablissement du commerce avec la Russie dans l’objectif de faire cesser la guerre et d’ouvrir des négociations. Dans le même temps, l’Allemagne qui a pour ambition de devenir la principale puissance militaire européenne, se soumet encore plus aux États-Unis en achetant des avions de chasse fabriqués par l’industrie militaire nord-américaine –F35- et en préparant avec 14 autres pays européens, sans la France, un bouclier antimissiles acheté à Israël et aux États-Unis, tout en donnant des gages à ces derniers dans sa politique anti-chinoise. Il convient de mesurer l’ampleur du basculement en cours. Dans celui-ci, la France, si elle ne retrouve pas sa voix originale pour la paix et la coopération, en sera plus encore affaiblie. Cela montre s’il en était besoin, l’absurdité de démanteler notre corps diplomatique !

Un tourbillon de crises est ainsi en train de saisir l’intégration européenne à base libérale. L’Allemagne cherche à se rapprocher de la Pologne, porte-voix zélé des États-Unis en Europe, plus antirusse que jamais, critiquée par ailleurs pour son « non-respect des valeurs européennes ». La France elle-même tente un rapprochement avec cette Pologne ne respectant pas « l’état de droit ». La Hongrie, considérée par le Parlement européen comme un régime « non démocratique », veut s’approvisionner librement en Russie et remet en cause les sanctions. L’Italie, avec la coalition d’extrême-droite alliée à la droite, demande à l’Autriche de laisser passer le gaz russe. L’Allemagne va fortement subventionner l’énergie dont les Nord-Américains décident du prix, alors que la France est dans l’incapacité de le faire.  Personne ne sait donc où va l’Union européenne sous l’égide d’une présidente de la Commission alignée sur les intérêts du capital international et des États-Unis. Elle est, en tout cas, très loin d’un projet coopératif au service des peuples. Une nouvelle fois ce sont eux qui servent de fantassins d’une guerre intra-capitaliste dont ils sont les grands perdants et qui, à la faveur des évènements dramatiques en Ukraine, s’accélèrent dangereusement. Cette nouvelle compétition au sein du capitalisme lui-même, conduit déjà à une incessante augmentation des prix, et servira à pressurer encore plus les travailleurs alors que pour une prétendue « compétitivité » à défendre les impôts sur le capital seront encore abaissés, les services publics affaiblis.

De leur côté, Israël et la Turquie jouent un double jeu pour des objectifs tout aussi impérialistes. Dans ce remodelage du capitalisme, les États-Unis sont les grands gagnants, tandis que les pays européens s’auto-sanctionnent lourdement, affaiblissent leurs capacités industrielles, participent à la violation des Accords de Paris sur le climat en faisant venir massivement du gaz de schiste américain obtenu grâce à la fracturation hydraulique, et menace le projet de construction européenne lui-même.

De ce point de vue le projet de construction en cours de « l’initiative Trimarium », ou « initiative des trois mers » -Baltique-Adriatique-mer Noire-, regroupant douze pays d’Europe centrale et du Sud-Est européens, dont l’Ukraine, est plus qu’inquiétant en ceci qu’il coupe l’Europe en deux. Les cercles dirigeants mondiaux veulent y créer ce qu’ils appellent « une OTAN orientale ». Elle se manifeste déjà avec la construction d’un gazoduc reliant la mer Baltique et la mer Adriatique, et des terminaux pour accueillir le gaz GNL américain. Les citoyens européens et du monde doivent s’en mêler, pour construire une Europe à partir des intérêts communs des peuples. Une Europe indépendante des États-Unis, unissant les nations et les peuples, les associant dans des projets communs pour la paix et le désarmement, l’autonomie énergétique, alimentaire, et la transition environnementale. Cessez la guerre est un impératif au risque de l’élargir dangereusement à toutes et tous. Faisons taire les canons, rangeons les chars et les missiles. Inventons une autre Europe-maison commune. Brandissons ensemble, haut le drapeau arc-en-ciel de la Paix

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5 novembre 2022 6 05 /11 /novembre /2022 06:39

De nouveau, la guerre et les menaces d’extension de la guerre ressurgissent sur le continent européen, avec tous les risques d’embrasement, leur cortège de souffrances et de destructions mais aussi leurs charognards de tous poils, marchands d’armes, spéculateurs et profiteurs de guerre et des conséquences déjà concrètes sur notre vie quotidienne.

 

Un débat a eu lieu à Beauvais, le 7 octobre, avec Patrick Le Hyaric, ancien directeur de l’Humanité et ancien député communiste européen, autour de son dernier livre (à lire absolument !), pour débattre sur les causes de la guerre en Ukraine et sur des pistes et propositions pour une « sécurité humaine globale ». Retour sur 3 heures de conférence puis de débats passionnants.

Patrick Le Hyaric a d’emblée posé les choses clairement : « Il ne peut y avoir aucune justification, aucune circonstance atténuante à l’agression guerrière de Poutine contre l’Ukraine et son infernale mécanique des atrocités. » Soulignant que cette guerre provoque d’ailleurs l’effet inverse de ce qu’il prétend rechercher puisque l’Otan est réhabilité et que des pays neutres jusqu’ici comme la Suède et la Finlande demandent à y adhérer ; quant au Danemark, il réintègre la « politique commune européenne de défense » qu’il avait quittée après avoir rejeté le Traité de Maastricht il y a 30 ans ! Le dirigeant communiste a aussi enfoncé le clou : « La Russie de Poutine soumise au règne des oligarques n’a rien à voir avec l’URSS mais rêve ouvertement de la reconstitution de l’empire des tzars. »

Pour autant, les choses étant dites sans complaisance aucune pour le pouvoir russe, il est indispensable de chercher à comprendre quel enchaînement a conduit à cette situation gravissime et dans quel contexte mondial s’inscrit ce conflit qui déjà provoque une nouvelle course aux armements.

P. le Hyaric est alors revenu sur les 30 dernières années, en montrant, faits précis à l’appui, comment les dirigeants des USA avaient violé délibérément l’engagement fait auprès de Gorbatchev, au moment du processus de « réunification » de l’Allemagne, de ne pas étendre l’Otan vers l’Est ; et comment, malgré les multiples avertissements venus de toutes parts, ils avaient poursuivi leur volonté d’expansion de ce bras armé des USA jusqu’à vouloir y intégrer l’Ukraine en violation d’un accord de 1994 qui en avait organisé la « dénucléarisation militaire ».

Cette fuite en avant militaire des USA et de l’Otan s’inscrit dans des logiques de domination économique et territoriale, dans le cadre d’une crise profonde du capitalisme mondialisé : les richesses considérables du sol et du sous-sol ukrainien étant un enjeu de premier plan, comme d’ailleurs la volonté des USA d’imposer aux pays européens l’achat du gaz de schiste venu d’Outre-Atlantique plutôt que celui qui était acheminé de Russie par le gazoduc dit Nord Stream (saboté mystérieusement il y a peu…).

L’ancien député européen a appelé à prendre la mesure des bouleversements du monde (Tony Blair, ex-Premier Ministre anglais, a dit le 16 juillet 2022 : « Nous arrivons à la fin de la domination politique et économique de l’Occident ») avec l’essor de nouvelles puissances « émergentes » : les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) représenteront en 2050, 50 % des richesses produites dans le Monde tandis que le G7 n’en représentera plus que 20 % ! Et la Chine devançera les USA dès 2030.

Toute la politique des USA vise à tenter d’empêcher cette perte de leur puissance par trois moyens : la domination financière avec le dollar qui accorde aux USA un privilège incroyable de faire financer leurs dépenses par le reste du monde ; la domination juridique avec la scandaleuse extra-territorialité du droit états-unien qui lui permet de s’ingérer dans la politique intérieure des États et de dicter leurs décisions aux entreprises en fonction des intérêts des USA ; et évidemment la domination militaire avec la volonté constante d’enrôler les États européens dans cette aventure, au prix d’une folle relance de la course aux armements (les dépenses atteignent désormais 2 113 milliards de dollars!!!) avec des risques insensés – y compris nucléaire - pour la planète et la dilapidation d’argent dans des œuvres de mort alors que tant d’argent manque pour relever les défis sociaux et environnementaux.

Deux faits inquiétants parmi d’autres illustrent bien cela : le budget militaire de l’Otan est désormais 20 fois celui de la Russie, et le changement de stratégie militaire de la France est passé de « paix-crise-paix » à « compétition-contestation-affrontement », dans une logique clairement guerrière illustrée par exemple par le commandement français de bases de l’Otan en Roumanie et Estonie.

S’inspirant de l’esprit de Jaurès, P. Le Hyaric a longuement appelé à créer les conditions de « gagner la paix » plutôt que l’illusion meurtrière de « gagner la guerre » : en encourageant toutes les initiatives diplomatiques de l’ONU, de la Chine, de l’Inde pour une désescalade, un cessez-le-feu et l’engagement de discussions ; et en travaillant à la perspective d’une nouvelle Conférence pour la Sécurité et la coopération en Europe associant tous les pays européens y compris la Russie. Pour cela, il y a une nécessité urgente d’agir pour développer un vaste mouvement citoyen et des peuples pour la paix, pour contrebalancer la guerre idéologique des va-t-en-guerre et les poisons des nationalismes, et pour imposer un nouveau rapport de force favorable aux forces de paix, avec l’objectif d’un Pacte mondial pour une sécurité humaine globale.

Thierry Aury

secrétaire départemental PCF Oise

membre du Conseil national du PCF

 

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4 novembre 2022 5 04 /11 /novembre /2022 10:26

 

Monsieur le Président de l’Assemblée générale,

Monsieur le Secrétaire général de cette organisation des Nations unies.

Mesdames et Messieurs les Chefs d’État,

Représentants et Délégués présents,

Citoyens du monde

 

 

Je me tiens devant cette tribune mondiale, dans ce qui représente pour mon pays un fait historique, non seulement parce que je suis la première femme à avoir l’honneur de diriger notre nation d’Amérique centrale, mais aussi parce que je représente le premier gouvernement démocratiquement élu, Après 13 ans de dictature : Le coup d’État de 2009 chargé de meurtres cruels et d’escadrons de la mort, deux fraudes électorales, une pandémie et deux ouragans.

Il est impossible de comprendre les Honduriennes, les Honduriens et les grandes caravanes de migrants sans reconnaître ce contexte de cruelle souffrance que nous avons dû traverser. Mais la démocratie électorale ne suffit pas à assurer le bien-être matériel et spirituel de notre peuple.

Treize ans de dictature sous la tutelle de la "communauté internationale" ont conduit le pays à multiplier par six sa dette publique et à atteindre le taux de pauvreté de 74 %, le plus élevé de l’histoire du Honduras. Cinq compatriotes sur dix vivent dans l’extrême pauvreté. Mais il est clair qu’aucun de ces chiffres n’impressionne personne dans un monde qui vit aujourd’hui sous la dictature monétaire, où des mesures draconiennes de discipline fiscale sont imposées aux plus pauvres, ce qui accroît les souffrances des masses arriérées, Et le capital spéculatif n’a pas de limites.

Il est évident qu’aujourd’hui, pour que notre pays survive, nous devons rejeter cette prétendue austérité qui récompense ceux qui concentrent les richesses en peu de mains et qui augmentent les inégalités de manière exponentielle. Depuis notre arrivée à la fin du mois de janvier, nous avons fait preuve d’une volonté ferme de parvenir à un consensus en exprimant toujours la plus ferme détermination de parvenir à des accords sur nos engagements, sans en renier aucun. Mais la tâche de saper la volonté du peuple, nous vient de toutes les directions, tandis que se fomentent des conspirations entre les mêmes qui ont pillé le pays et leurs alliés putschistes, enhardis par l’attitude éhontée anti-démocratique, parfois déguisée en diplomatie.

Les politiques publiques soutenues par le modèle rentiste, de la communauté financière internationale au cours des 13 dernières années, nous ont entraînés dans un monde plein de violence et de pauvreté avec des projets avortés, abandonnés, corrompus, le pillage et le narcotrafic. Aucun des témoins internationaux des fraudes électorales de 2013 et 2017 n’ignoraient ce à quoi ils condamnaient notre peuple, et pourtant ils se sont montrés complaisants face au pire fléau qui a frappé notre pays. L’orgueil du capital et de l’intérêt mesquin, a fait opter pour la tromperie, tandis que le crime organisé conduisait le pays à la gorge.

Les nations pauvres du monde ne supportent plus les coups d’État, l’utilisation de la loi Fare, ni les révolutions de couleurs habituellement organisées pour piller nos vastes ressources naturelles.

Les nations industrialisées du monde sont responsables de la grave détérioration de l’environnement, mais elles nous font payer pour leur mode de vie onéreux, et pour cela, elles ne ménagent rien, pour nous plonger dans la misère et dans une crise sans fin, Comme si on était pieds et poings liés.

Le Honduras que je dirige se construit dans une vision de refondation humaniste, imprégnée de dignité et de souveraineté, qui fera ce qui est légalement important pour récupérer notre environnement et réaliser le bien commun pour toute notre population. Nous jugeons donc inacceptable cet ordre mondial arbitraire, dans lequel il existe des pays de troisième et de quatrième catégorie, alors que ceux qui se croient civilisés ne se lassent pas de faire des invasions, des guerres, des spéculations financières et de nous crucifier avec leur inflation encore et encore.

Je prends cette tribune pour exiger que l’on nous respecte, que l’on vive en paix, qu’on ne tente plus de déstabiliser le Honduras, qu’on nous dicte ses actions ou qu’on choisisse avec qui nous devons avoir des relations. Le peuple est souverain, il l’a prouvé le 28 novembre en soutenant mon triomphe, le plus grand de notre histoire. Et la résistance populaire qui a lutté contre la dictature imposée pendant ces 13 ans, soit le 15 septembre jour de notre indépendance, m’a massivement accompagné dans les rues, conjurant les menaces publiques et la mauvaise habitude de continuer à remettre les biens nationaux au plus offrant, Comme si on était un no man’s land.

Nous ne porterons plus jamais le stéréotype de la République bananière, nous mettrons fin aux monopoles et aux oligopoles qui ne font qu’appauvrir notre économie. Un peuple généreux qui a arrosé de son sang la défense des forêts et des rivières, ne va pas oublier que, pendant la dictature, des centaines de meurtres de jeunes et celui de notre compagne Berta Cáceres ont été commis, ni la disparition forcée de Honduriens pour leur opinions, comme cinq compagnons garifunas [1] il y a deux ans.

Chaque millimètre de la Patrie qu’ils usurpèrent au nom de la sacro-sainte liberté de marché, Zedes, et d’autres régimes de privilège fut irrigué du sang des peuples originaires. Mon gouvernement social et démocratique va revenir à un état de justice et de droit, pour que cela ne se reproduise plus. Nous travaillons d’arrache-pied pour donner la priorité aux incitations et à l’élimination des abus fiscaux. Nous avons déjà commencé en promouvant une loi sur l’énergie comme bien public, en redonnant le droit aux travailleurs et en soutenant notre marché intérieur en investissant dans l’agriculture pour la sécurité alimentaire, en subventionnant les plus pauvres qui ne peuvent pas payer l’électricité.

Nous avons proposé de renégocier les accords de libre-échange. Nous avons pris la décision souveraine d’investir dans notre développement en remplaçant les importations, mais en faisant concurrence sur les marchés internationaux sans subventionner les excès des pays développés.

Nous reconnaîtrons l’importance de la femme dans la société en tant que pilier de celle-ci, et nous lui fournirons la santé, une éducation de qualité, la sécurité et la souveraineté alimentaire.

Pour le Honduras, chaque caravane de migrants qui fuit la dictature qui a été mise en place pendant plus de dix ans est une lourde perte pour notre pays et ses familles. Les chiffres nous indiquent que ce processus d’exode provoqué par l’injustice néolibérale génère plus de chômage et nous lie à une dépendance indésirable. Paradoxalement, dans notre pays, les migrants génèrent plus de recettes en devises que nombre des exportations traditionnelles, notre solidarité et notre accompagnement avec les expatriés.

Au Honduras, nous ne pouvons plus soutenir l’hypocrisie d’un système qui juge des crimes liés au trafic de drogues ; d’un personnage qu’ils ont pourtant soutenu pendant plus d’une décennie dans la forfaiture de crimes, deux fraudes électorales, et des crimes contre la patrie, contre des millions d’Honduriens.

Pour toutes ces raisons, nous allons mettre en place une commission internationale de lutte contre la corruption et l’impunité avec le soutien du Secrétaire des Nations Unies. Le Honduras n’aura d’avenir que s’il prend des mesures fermes pour démanteler définitivement la dictature économique néolibérale.

C’est pourquoi nous avons déjà commencé la refondation de la Patrie et de l’éducation avec les idéaux et les valeurs de notre héros national : Francisco Morazán Quezada. Au Honduras, mon gouvernement a entamé un processus de refondation et de changement profond qui repose sur quatre piliers fondamentaux :

La transformation révolutionnaire de l’éducation, élever l’esprit humain, et mettre fin au colonialisme.
Construire un modèle économique alternatif, profondément souverain.
Construire un système dont le centre est l’exaltation de l’humanisme, la solidarité, l’intégration avec les peuples frères, la Paix et le respect des droits de l’homme.
La nationalisation progressive des services publics tels que la santé, l’eau potable, l’électricité et l’internet.

Aujourd’hui que la guerre frappe à nouveau les plus pauvres du monde et que nous sommes des pays envahis, nous prônons le retour au respect de l’autodétermination des peuples, en rejetant l’infâme et brutal blocus imposé au peuple de la République sœur de Cuba.

Il est temps de discuter sérieusement de la multipolarité du monde.

Le président Barack Obama a fait les premiers pas vers la fin de cette infamie. Déjà Gustavo Petro décrète que l’agression contre la République bolivarienne du Venezuela doit cesser.

Peuples du monde entier !

Comme l’a dit notre collègue Berta Cáceres :

« Réagissons, il est encore temps »

Merci beaucoup

 

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4 novembre 2022 5 04 /11 /novembre /2022 07:23
Rassemblement de solidarité avec le peuple ukrainien et pour la Paix le 5 mars dernier à Brest place de la liberté (photo Eug)

Rassemblement de solidarité avec le peuple ukrainien et pour la Paix le 5 mars dernier à Brest place de la liberté (photo Eug)

Communiqué du PCF - Rassemblement de solidarité avec l'Ukraine du 12 novembre à Brest, place de la Liberté à 14h30

Le 24 février Vladimir Poutine ordonnait l’invasion illégale de l’Ukraine par l’armée russe, violant le droit international et l’intégrité d’un État souverain. Il déclenchait un conflit d’une ampleur inédite depuis 1945, qui appelle notre solidarité auprès du peuple ukrainien.

Illégale, et terriblement meurtrière, cette guerre ne connaît depuis février que l’escalade. Elle menace aujourd’hui la sécurité internationale.

Cette guerre c’est à ce jour selon le HCR, 8 millions d’Ukrainiens réfugiés à l’extérieur de l’Ukraine, des millions de déplacés intérieurs, plus de 15 000 victimes civiles, tuées ou blessées, ce sont des dizaines de milliers de morts au combat, ukrainiens et russes, ce sont des crimes de guerre. Et c’est la répression des dissidents et des conscrits en fuite. La jeunesse des deux pays est chaque jour fauchée dans les combats.

Le PCF condamne fermement les choix guerriers de Vladimir Poutine. Il exprime à nouveau sa solidarité avec les peuples russe et ukrainien emmenés dans la guerre et avec tous ceux qui s’y opposent courageusement en Russie et en Ukraine. Il réaffirme son attachement à la souveraineté du peuple ukrainien.

La guerre, c’est l’embrasement possible à tout instant en Moldavie, en Géorgie, et déjà à l’œuvre en Arménie avec l’attaque azérie. Ce sont tous les points de tension du globe ravivés, le spectre d’un nouveau conflit mondial, le retour de la menace de l’annihilation nucléaire.

Moscou réinterprète dangereusement la grammaire de sa dissuasion. Et la surenchère peut mener, de manière irresponsable, à l’éventualité d’un conflit nucléaire. Ces faits alarmants devraient d’ailleurs inviter à relancer, de la manière la plus vigoureuse qui soit, les discussions sur le désarmement multilatéral et un régime mondial d’interdiction des armes nucléaires.

La guerre entre la Russie et l’Ukraine, et derrière elle les forces de l’Otan, est un terrible engrenage dont nous aurons, nous le savons, beaucoup de mal à sortir.

Plus que jamais, le choix est clair : soit se laisser entrainer par l’engrenage guerrier et continuer d’ajouter de la guerre à la guerre ; soit avoir le courage de faire une proposition diplomatique pour rouvrir le chemin d’un cessez-le-feu et de la paix. Refusons toute surenchère belliciste des États-Unis et de l'OTAN. C’est par le respect des principes de la charte des Nations unies, ainsi que de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et des préoccupations de sécurité de tous les peuples qu’il sera possible de le faire. Cela nécessitera une conférence européenne pour la paix et la sécurité collective avec l'ensemble des États. La France peut porter une telle offre politique, aux côtés des autres États qui se sont exprimés déjà dans ce sens.

Les communistes appellent toutes les forces de la paix à se mobiliser. Il est urgent d’agir !

Tous et toutes ensemble le samedi 12 novembre 2022 à 14 h 30 place de la Liberté à Brest mobilisons nous pour la paix.

Communiqué du PCF - Rassemblement de solidarité avec l'Ukraine du 12 novembre à Brest, place de la Liberté à 14h30: mobilisons-nous pour la paix.
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1 novembre 2022 2 01 /11 /novembre /2022 08:48
12 novembre, 14h30, place de la Liberté à Brest, rassemblement départemental de soutien au peuple ukrainien à l'appel de 27 organisations dont le PCF Finistère

Soutien à la résistance du peuple Ukrainien

Mobilisation

à l'appel de 27 organisations Finistériennes (dont le PCF)

12 Novembre 2022 à 14h30

Brest

Place de la Liberté

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1 novembre 2022 2 01 /11 /novembre /2022 08:32
Fabien Cohen au débat santé de l'espace Bretagne de débat du PCF à la fête de l'Humanité 2022 avec Hamama Bourabaa: Rendez les soins aux soignants!

Fabien Cohen au débat santé de l'espace Bretagne de débat du PCF à la fête de l'Humanité 2022 avec Hamama Bourabaa: Rendez les soins aux soignants!

Santé des peuples ou du capital : il faut choisir
Publié le  Vendredi 28 Octobre 2022

Fabien Cohen Membre du conseil national et commission santé/protection sociale du PCF

Des décennies de privatisation et financiarisation des services de santé ont provoqué une catastrophe sanitaire dont le Sars-CoV-2 n’est que le révélateur. Nous sommes loin du slogan mobilisateur de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), lancé à la fin des années 1970,  « La santé pour tous en l’an 2000 », Les pays ont mené, à des vitesses différentes, la privatisation d’abord, puis la commercialisation et, enfin, la financiarisation des services de santé, transformant l’offre de soins en objet de spéculation boursière. Ainsi se sont développés les grands groupes pharmaceutiques (près de 1 000 milliards d’euros de chiffre d’affaires mondial), l’industrie des services de santé (hôpitaux, cliniques, soins aux personnes âgées, maisons de repos et laboratoire privés), mais aussi les fonds d’investissement et les banques, qui, par leur lobby, ont fait évoluer dans leur intérêt les législations nationales et internationales.

La santé environnementale n’est pas en reste avec l’immense pillage des ressources naturelles : la déforestation, les trafics d’animaux sauvages, l’extension d’un modèle agro-industriel destructeur de la biodiversité sur tous les continents sont reconnus, au moins depuis l’épidémie de sida des années 1980, comme vecteurs de nouvelles menaces infectieuses. Cette philosophie hégémonique du néolibéralisme a conduit au fiasco de la réponse à la pandémie Covid.

Nous étions prévenus depuis au moins quarante ans ! L’urgence est à un investissement massif des gouvernements dans la formation et le recrutement d’agents de santé du secteur public, en finir avec le « pillage » des intellectuels des pays les plus pauvres par les plus puissants. L’urgence est à la création d’une démocratie sanitaire mondialisée. À l’image de la Sécurité sociale révolutionnaire permise et préservée par la détermination des communistes, une nouvelle politique mondiale de santé est à inventer. Une politique basée sur la coopération plutôt que la concurrence, sur la satisfaction des besoins des populations plutôt que sur les profits des actionnaires. Un nouveau rôle de l’OMS est à inventer. Cela suppose notamment, sur le plan mondial, la création et le développement des systèmes de prévention, de soins et de protection sociale pour tous où les services publics ont un rôle prépondérant à jouer ; élargir le Fonds mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose, loin de répondre aux besoins, et aux résultats décevants, en dotant l’OMS de moyens élargis pour développer les grandes campagnes de santé publique concomitamment aux mobilisations contre les grandes épidémies ; aider à l’émergence de systèmes de santé et le développement de systèmes de protection sociale ; obtenir l’universalité du droit des femmes à disposer de leur corps.

La création d’une caisse de sécurité médicale, mais aussi d’un fonds thérapeutique international, la mise en conformité avec la convention sur la biodiversité des Nations unies de 1990 permettraient – comme les grandes puissances savent le faire pour sauver la finance – de mutualiser les moyens pour sauver des millions de vies. Il faut mettre un terme au modèle de recherche et de développement qui laisse aux sociétés pharmaceutiques la possibilité de fixer les prix grâce au système de bre­vets, qu’il faut revoir en profondeur, et immédiatement classer les molécules indispensables à la survie des populations au patrimoine de l’humanité.

Cela suppose d’investir davantage dans la recherche publique en constituant aux plans nationaux et mondial des pôles publics capables de mutualiser les moyens comme pour le développement des recherches sur les maladies rares. Nous avons besoin de traités internationaux, qui maîtrisent les échanges en faveur du développement de biens communs et mettent en place des institutions chargées de leur protection, de l’organisation des coopérations mondiales dans ces domaines. Les personnes immigrées, réfugiées ou sans papiers se voient refuser des soins de base. Il faut refuser ce monde inhumain et xénophobe.

Nous voulons une planète de la solidarité. Il ne peut y avoir de sortie de crise en santé sans mouvement social mondial ! Il faut le construire ensemble, professionnels et usagers, pour exiger que les besoins sanitaires et humains, les conditions de travail et de vie des soignant·e·s, soient placés au cœur d’un système public de santé réorganisé visant à s’opposer aux inégalités sociales en matière de santé et de soins de santé. Entre les banquiers et la santé – l’accès universel et gratuit des sociétés à la santé –, il faut choisir ! 

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1 novembre 2022 2 01 /11 /novembre /2022 08:26
Victoire de Lula aux élections présidentielles du 30 octobre au Brésil - articles de Lina Sankari et de Gaël de Santis dans L'Humanité
Brésil. Lula : la vie de combats du nouveau président

Enfant pauvre du Nordeste, l’ancien ouvrier devenu président de la République a toujours suscité des envies de revanche parmi la bourgeoisie. Son destin, qui croise celui du pays, explique sa popularité et sa réélection le 30 octobre.

Publié le Lundi 31 Octobre 2022 - L'Humanité

Il y a dans son surnom toute la morgue de l’élite qui n’a jamais digéré qu’un métallurgiste se hisse à la tête du Brésil. L’« anarfa », comprendre l’anarchiste analphabète, qui se donnait déjà pour mission de rendre leur dignité aux Brésiliens, quelle que soit leur condition, a toujours fait figure d’homme à abattre.

Enfant pauvre du Nordeste, ouvrier, fondateur du Parti des travailleurs qui participe également à la création de la Centrale unique des travailleurs, Luiz Inácio Lula da Silva est l’incarnation de tout ce que la bourgeoisie abhorre. « Ma mère est née et décédée analphabète, et ma mère a dit “mon fils, la seule chose que l’homme ne peut pas perdre est le droit de marcher la tête haute et de regarder dans les yeux les gens avec qui il parle” », se souviendra-t-il plus tard.

« Quand on a connu la faim, on ne renonce jamais »

Issu d’une famille de huit enfants du côté de sa mère, il voit le jour en 1945 dans une maison de bois et d’argile. Ses chances de survie sont maigres. À cette époque, à Caetes (Pernambouc), deux enfants sur dix ne parviennent pas à leur premier anniversaire. La moitié de la fratrie est ainsi décimée mais Lula a déjà le cuir dur. Comme des milliers d’autres, les siens montent dans un pick-up chargé d’émigrants dont le seul but est de remplir l’assiette.

Au terme de treize jours de voyage, ils entament une nouvelle vie dans un bidonville de Santos, sur le littoral de l’État en plein boom industriel de São Paulo. La capitale se représente alors comme « la locomotive de la nation », qui traîne comme un boulet les États déshérités et majoritairement noirs. « J’ai connu la faim, et quand on a connu la faim, on ne renonce jamais », dira plus tard le président qui a permis au Brésil d’éradiquer le phénomène. Pour survivre, le petit gars du sertão vend des cacahuètes, du tapioca et des oranges sur les quais. Trop timide pour appâter le chaland, celui qui a l’habitude d’aller pieds nus devient cireur de chaussures.

Il rêvait pourtant d’une vie « tranquille ».

Grâce à une formation du Service national d’apprentissage industriel (Senai), Lula se forme au métier de tourneur-fraiseur. L’usine le mutile, le patronat ne se soucie guère des normes de sécurité : il perd son auriculaire gauche. « Le Senai m’a donné la citoyenneté. J’étais le fils de huit frères et j’ai été le premier à suivre une formation professionnelle, le premier à avoir une maison, une voiture ; j’ai été le premier à travailler dans une usine, le premier à participer à un syndicat et, à partir du syndicat, j’ai fondé un parti et, à travers ce parti, je suis devenu président de la République », explique celui qui aurait aimé suivre des cours d’économie. Le coup d’État militaire contre le président João Goulart, en 1964, puis la perte de sa femme et de son premier enfant, quelques années plus tard, précipitent son apprentissage politique. Il rêvait pourtant d’une vie « tranquille ».

D’usine en usine, il finit par être embauché aux industries Villares, à São Bernardo do Campo. En 1975, il prend la tête du syndicat puis dirige les grandes grèves interdites pour l’augmentation des salaires. La résistance l’amène à la conclusion qu’une nouvelle formation politique est nécessaire au combat. En 1980, le Parti des travailleurs (PT) est créé. Sa mère est terrorisée à l’idée que son militantisme le précipite derrière les barreaux. Ce sera le cas. Elle décède sans savoir que son fils est incarcéré. « Ces gens qui sont morts et qui ne peuvent pas être avec nous, maintenant, vous pouvez être sûrs qu’ils sont là-haut en train de nous observer, de rire de joie, parce que nous avons réussi à construire le rêve de quelques générations », confie-t-il une fois au pouvoir.

Depuis la chute de la dictature en 1985, Lula est de toutes les campagnes. Candidat à la présidence quatre ans plus tard, il parvient à se hisser au second tour, mais la marche reste trop haute pour pouvoir l’emporter face à Fernando Collor, le candidat des milieux d’affaires. À force de batailles, désormais largement identifié par le peuple comme l’un des siens, Lula est investi au palais du Planalto en janvier 2003. Ses programmes d’inclusion sociale dans les domaines du logement, de la santé et de l’éducation lui confèrent une popularité sans pareille dans l’histoire politique du pays qui lui permet d’enchaîner un second mandat.

Le temps de la revanche et de la victoire

Mais l’élite est revancharde et ne supporte pas de voir le peuple accéder à un nouveau statut. « Vous savez que ce que nous avons fait aujourd’hui n’est pas peu, mais vous savez que l’on peut faire mieux », dira Lula. La droite, main dans la main avec les médias et la justice, donne le coup d’arrêt des avancées sociales. Dilma Rousseff, qui lui succède à la présidence, est destituée et, en 2018, Lula est jeté en prison au terme d’un procès politique. Après 580 jours en détention, toutes les charges pour corruption sont levées. À sa sortie, il est porté par une marée humaine de couleur rouge. Après quatre années, dans un Brésil dévasté par le fascisme, la faim et le chômage, dans un paysage politique polarisé, le vieux lion livre un nouveau combat. Pour le retour de la démocratie et la réconciliation, cette fois. 76 ans, et toujours la tête haute.

Lula remporte l’élection présidentielle. Le Brésil repasse à gauche

L’ancien chef de l’État a remporté dimanche le deuxième tour de l’élection présidentielle avec 50,9 % des voix. Il empêche un second mandat pour Jair Bolsonaro, représentant de l’extrême droite. Celui-ci n’a toujours pas reconnu sa défaite.

Publié le Lundi 31 Octobre 2022 - L'Humanité

Le résultat est très serré. Lula Da Silva a été élu dimanche 30 octobre président du Brésil pour la troisième fois, avec un score de 50,90 % des suffrages. Son adversaire pour le second tour de l’élection présidentielle, le président sortant Jair Bolsonaro s’arrête à 49,10 % des voix. Lula Da Silva semble bénéficier d’un regain de la participation, qui progresse pour la première fois depuis 2010 ; l’abstention n’est que de 20,59 %.

« Une nouvelle ère de paix, d’amour et d’espérance »

Recueillie par l’AFP sur l’avenue Paulista de Sao Paulo, la réaction de Larissa Meneses à l’annonce de la victoire de Lula résume le soulagement pour la gauche, après quatre ans de pouvoir d’extrême droite : «  Je me suis sentie comme étouffée pendant quatre ans, aujourd’hui c’est le moment de rire ». Pendant quatre ans, Jair Bolsonaro a usé de son pouvoir pour réprimer les communautés indigènes, libéraliser le port d’arme à feu et gérer piteusement la crise covid.

« Nous prendrons grand soin du Brésil et du peuple brésilien. Nous vivrons dans une nouvelle ère de paix, d’amour et d’espérance », s’est félicité dimanche Lula Da Silva, qui avait présidé aux destinées du plus grand pays d’Amérique du Sud de 2003 à 2011. Il dit vouloir gouverner pour tous les Brésiliens. «  C’est la victoire d’un immense mouvement démocratique qui s’est formé au-delà des partis politiques, des intérêts personnels, des idéologies, pour que la démocratie en sorte victorieuse », a-t-il déclaré .

Le défi est grand pour l’ancien gamin du Nordeste, entré en politique par la lutte syndicale sous la dictature. Il va falloir panser les plaies d’un Brésil divisé par cinq ans de pouvoir de Jair Bolsonaro, qui ne manquera pas de contester sa légitimité. Depuis des mois, sur les boucles Whatsapp, les soutiens du président sortant ont laissé entendre que le camp de Lula, la gauche, truquerait les élections.

La satisfaction du Parti communiste

«  Le Brésil a dit non à la régression, à l’autoritarisme, à la haine et à la violence. C’était le résultat de l’espoir. La majorité de la population a clairement fait savoir qu’elle ne voulait plus vivre dans un pays divisé et sans perspectives », a réagi Luciana Santos, présidente du Parti communiste du Brésil (PCdoB). Pour la dirigeante de gauche, « le peuple a élu Lula président pour que nous puissions retrouver la paix, la dignité, la nourriture dans nos assiettes. C’est un jour de célébration de la démocratie. La raison, la vérité, l’engagement envers le peuple et envers un projet inclusif du pays ont gagné ».

Mais de peu. Avec seulement 1,8 point d’avance sur son adversaire, Lula ne se détache pas vraiment, preuve que le bolsonarisme est très implanté dans le pays. En début de soirée électorale, il était devancé de plus de 4 points par son concurrent. Le président sortant n’a d’ailleurs toujours pas reconnu sa défaite ni réagi aux résultats de l’élection. La conférence de presse prévue a été annulée par Jair Bolsonaro. Ses ministres qui souhaitaient le rencontrer ont essuyé un refus, selon le magazine Veja. Le climat de l’élection, dimanche, a été très tendu. Dans certaines zones du pays, la police a organisé des barrages, retardant l’arrivée des électeurs de gauche dans les bureaux de vote. Par ailleurs, une députée bolsonariste, Carla Zambelli, a pointé son arme vers des habitants partisans de Lula à Sao Paolo. Certains alliés ont déclaré dimanche qu’il n’y aurait pas de contestation de l’issue du scrutin. Mais ce lundi, dans au moins cinq États des manifestants et chauffeurs routiers bloquaient des axes routiers, dont celui reliant Rio De Janeiro à Sao Paulo.

Lors de son discours, dimanche, Lula Da Silva a déclaré : « il n’y a pas deux Brésil ». Alors qu’en 2002, la gauche triomphait dans tous les États fédérés, la carte électorale est cette année beaucoup plus nuancée. Lula l’emporte dans les États du Nordeste, Bolsonaro reste majoritaire dans ceux du Sud.

Des marges réduites

Pour l’emporter, l’ancien et futur chef d’État a pu compter sur la popularité de ses programmes sociaux du passé, tel « faim zéro » qui a sorti des dizaines de millions de foyers de la pauvreté, mais jouant sur la nostalgie dans la campagne, il a peiné à se renouveler. Surtout, aura-t-il les moyens de l’innovation politique ? La croissance économique est faible, rendant plus difficile une politique de redistribution, d’autant plus qu’il va devoir composer au Parlement avec ses alliés de droite. Ainsi, son vice-président sera Geraldo Alckmin, un centriste néolibéral qu’il avait battu lors de la présidentielle de 2006 et qu’il a choisi pour rassurer les milieux d’affaires.

« Un temps d’espoir »

Sur le plan international, la victoire du camp du progrès au Brésil, est une avancée. Alors que Jair Bolsonaro ne s’inscrivait pas dans la lutte contre le changement climatique et a œuvré à la déforestation de l’Amazonie, Lula donne un ton vert à son engagement et a promis, dimanche, que le Brésil est «  prêt à reprendre son rôle de leader dans la lutte contre la crise climatique, en protégeant tous nos biomes (milieux écologiques, NDLR), notamment la forêt amazonienne ». « Félicitations Lula pour ta victoire dans ces élections à travers lesquelles le Brésil a décidé de faire le pari du progrès et de l'espoir. Travaillons ensemble pour la justice sociale, l'égalité et contre le changement climatique », a salué Pedro Sanchez, le premier ministre socialiste espagnol. La victoire du fondateur du Parti des travailleurs relancera également la coopération entre États sud-américains, où la gauche est au pouvoir au Mexique, au Venezuela, en Colombie, en Bolivie, à Cuba, au Chili et en Argentine. «  Ta victoire ouvre une nouvelle ère dans l’histoire de l’Amérique latine. Un temps d’espoir et un avenir qui commence aujourd’hui », a salué Alberto Fernandez, président argentin.

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31 octobre 2022 1 31 /10 /octobre /2022 08:34
Syrie: le pays brûlé. Le livre noir des Assad - 1970-2021" (Seuil, 820 pages, septembre 2022, 35€)

Syrie: le pays brûlé. Le livre noir des Assad - 1970-2021" (Seuil, 820 pages, septembre 2022, 35€)

Il faut lire "Syrie: le pays brûlé. Le livre noir des Assad - 1970-2021" (Seuil, 820 pages, septembre 2022, 35€), un livre qui croise les résultats de travaux universitaires et d'expériences de combats et de répressions de dizaines de chercheurs français et arabes, et de militants et intellectuels et écrivains syriens, pour faire comprendre le fonctionnement de la terreur et son évolution sous le régime des Assad, Hafez et Bachar, jusqu'au paroxysme de la violence et de la cruauté, des crimes de guerre et contre l'humanité, atteint lors de la répression de la révolte populaire et démocratique pour la liberté et la dignité de 2011 et la guerre féroce qui a suivi et qui n'est toujours pas terminée.

Cette série d'articles et d'extraits d'ouvrages compilés et commandés judicieusement sous la direction de Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour, Farouk Mardam Bey est extrêmement éclairante sur les 50 dernières années de l'histoire syrienne et le déroulement de la guerre en Syrie, les stratégies et fonctionnements du pouvoir des Assad.

C'est une autopsie clinique alliant la distance réflexive et la rigueur objective de l'enquête scientifique et la précision de détail dans l'exposé des horreurs et de leur fonction stratégique qui permettent de reconstituer en quoi la violence terroriste peut devenir un système de domination, et ses effets d'aliénation sur les bourreaux, les complices, comme sur les victimes. Les articles, d'entre 5 et 10 pages, sont denses et passionnants, renvoyant à des années de recherche, assortis de notes nombreuses et de références à des documents disponibles sur internet ou à des œuvres publiées en France, mais peuvent se lire séparément tout en entrant en résonance les uns avec les autres.

C'est le premier effort de documentation aussi exhaustive publié en France de l'ensemble des crimes commis par le régime tyrannique et sanguinaire des Assad (Hafez et Bachar) et la diversité de ces articles permet de comprendre le fonctionnement de ce régime, dans sa complexité, ses contradictions, et sa monstruosité ordinaire, tout en rendant justice à ses centaines de milliers de victimes alors que, sous protectorat russe et iranien, il continue à écraser son peuple, en grande partie exilé et décimé, et à faire ses affaires mafieuses en toute impunité. 

Dans le Prologue, on ne saurait guère mieux résumer le destin de la révolution syrienne que Mustafa Khalifé (arrêté en 1982 alors qu'il était membre de la Ligue d'Action Communiste, et relâché 12 ans plus tard simplement, en 1994), l'auteur de La Coquille, un livre puissant sur l'horreur carcérale et la terreur du régime vis-à-vis de ses prisonniers politiques sous Hafez al-Assad (aux éditions Actes Sud, 2007):

"Il est important de la souligner: la Syrie se trouvait en fait depuis 1966, et surtout 1970, en pleine guerre civile, mais une guerre larvée, muette, gagnée d'avance par le belligérant le plus puissant qui détenait l'appareil d’État et le monopole de la violence. Le feu est resté sous la cendre jusqu'à la confrontation armée, vers la fin des années 1970, entre le communautarisme assadien et celui des organisations islamistes djihadistes. La guerre civile encore silencieuse s'est alors bruyamment révélée au grand jour, et ses ravages pendant une bonne dizaine d'années ont marqué à jamais l'histoire du pays.

Depuis mars 2011, comme évoqué plus haut, les évènements se sont succédé en trois temps.

Les protestations pacifiques d'abord, passablement timides. Les Syriens savaient bien qu'ils avaient affaire à un régime sanguinaire. Ils se sont donc contentés, avec leurs mots d'ordre de liberté et de dignité, et en insistant sur l'identité nationale, de revendiquer des réformes qui amélioreraient leurs conditions de vie. C'est la réaction brutale du régime, ainsi que l'extension des manifestations à l'ensemble du pays, qui ont radicalisé le mouvement, six ou sept semaines après son déclenchement, et l'ont transformé en une véritable révolution populaire. Il n'était plus question de réforme du régime mais de sa chute, de l'émergence d'un nouveau pouvoir et de l'édification de l’État démocratique appartenant à tous les citoyens. Révolution qui est demeurée toutefois fondamentalement pacifique pendant au moins six mois, et malgré les premiers signes de sa militarisation, elle a gardé ses traits originaux jusqu'au milieu de 2012.

Dans les débats sur ce qui s'est passé en Syrie, on a parfois prétendu que la guerre civile n'était qu'une conséquence de la révolution. Il est pour moi évident, au contraire, que celle-ci, si elle l'avait emporté au terme de cette première étape, aurait mis fin pour de bon à la guerre civile menée par le régime depuis des décennies.

La deuxième étape a donc commencé vers le milieu de 2012 avec la militarisation, mais le paysage n'a changé de fond en comble qu'un an plus tard, quand les formations militaires djihadistes ont pris le dessus sur toutes les autres. Aux deux belligérants, le régime despotique d'un côté et de l'autre les forces révolutionnaires en lutte pour la démocratie, s'est ainsi ajouté un troisième, opposé certes au premier mais tout autant, sinon plus, au second. Totalement étranger aux mots d'ordre de la révolution, il n'a cessé de la combattre par les armes, réprimant ainsi avec férocité les militants civils qui lui tenaient tête dans les zones qu'il est parvenu à contrôler. Il n'est pas exagéré de dire qu'il s'est ainsi comporté comme un allié objectif du régime et que celui-ci a su tirer profit de ses exactions sur tous les plans.

Cette étape a duré jusqu'à la fin de 2015, c'est à dire jusqu'à l'intervention directe et massive de la Russie dans le conflit. Certes, les interventions étrangères, régionales et internationales, n'y étaient pas absentes, mais c'est à partir de cette date qu'elles sont devenues décisives et que la situation a définitivement échappé à toutes les parties syriennes en présence, y compris au régime de Bachar al-Assad. La Syrie est depuis lors un pays occupé par plusieurs puissances étrangères, défendant chacune ses intérêts avec le seul souci d'éviter un affrontement militaire avec les autres." (...)

"Syrie: le pays brûlé. Le livre noir des Assad - 1970-2021" (Sous la direction de Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour, Farouk Mardam Bey, Seuil, septembre 2022, p. 145 à 158).

Univers carcéral syrien, torture, et littérature de prison.
 
Extraits d'une excellent article de synthèse de Catherine Coquio:
 
"Le système carcéral, de Hafez à Bachar: violations et exterminations"
dans Syrie: le pays brûlé. Le livre noir des Assad - 1970-2021 (Sous la direction de Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour, Farouk Mardam Bey, Seuil, septembre 2022, p. 145 à 158).
 
"Selon le Réseau syrien des droits de l'homme (SNHR), en août 2020, 215 000 Syriens auraient été détenus depuis 2011 dans les geôles du régime (90% des détenus de la guerre dans les geôles du régime, 8,4% dans les prisons de Daesh et de Al-Nosra, et 2,7% dans celles des autres groupes armés), et 83 971 y auraient disparu, morts sous la torture. Dès 2012, Human Rights Watch appelait "archipel de torture" un réseau de 27 centres de détention (bâtiments, caves, hangars, hôpitaux et écoles réquisitionnés) géré par quatre services de renseignements différents, où les détenus subissaient torture, viol et famine, femmes et enfants compris. En juin 2019, le réseau syrien des des droits de l'homme avait identifié 14 227 personnes mortes sous la torture, dont 62 femmes et 177 enfants. (...). Le régime assadien a institué pour tous une culture de la cruauté dotée de méthodes dont la technologie artisanale - chaise allemande, pneu, shabah, câble tressé, jets d'eau glacé, brûlures, mutilations, coups de toutes sortes.. - s'accompagne d'un système d'offense morale qui passe aussi par le verbe: le juron, l'insulte obscène et la plaisanterie pornographique, la scène d'humiliation et d'abjection dégradante sont de mise et se retrouvent, constamment répétés, d'un témoignage à l'autre. Banalisée et ritualisée, la torture est d'ailleurs utilisée aussi contre les droits communs, mais à une moindre intensité: l'acharnement contre les corps et les âmes des dissidents est patent. (...). L'autre règle indifférenciée est celle de la violation et du viol. En décembre 2017, l'enquête d'Annick Cojean et Manon Loizeau, "Syrie, le cri étouffé", consacrée au sort des femmes dans les prisons syriennes montrait que dès 2011 le viol carcéral, très souvent infligé à un détenu pour en torturer un autre, avait été systématisé pour déchirer les familles et les solidarités, celui des femmes visant à briser les hommes comme celui des enfants vise à briser les parents. Il montre aussi, comme les rapports d'ONG, que cet usage de la violence sexuelle et de la violation psychique, loin d'atteindre les seuls opposants sunnites, s'est acharné contre ceux censés soutenir le régime, chrétiens, Kurdes, alaouites. (...).
Au sein de cette culture généralisée de la cruauté, certains lieux se sont spécialisés dans des formes de destruction plus radicale et massive, qui font de ce système concentrationnaire un instrument d'extermination et pas seulement de déshumanisation. En 2014, l'horrifique dossier "César" né d'une fuite faisait apparaître un usage des tortures et exécutions dont "l'échelle industrielle" et le degré de violence ont suscité la comparaison avec le système nazi: 53 275 clichés dont 28 707 personnes mortes, concernant 11 847 victimes, dont 6 786 étaient des détenus, 1 036 des soldats et 4 025 des civils non détenus, cadavres marqués, mutilés ou démembrés; ces clichés, pris essentiellement dans deux centres de Damas entre 2011 et 2013, avaient été exfiltrés par le policier photographe. En novembre 2015, Amnesty International qualifiait de "crime contre l'humanité" les disparitions forcées, qui ont fait parler de "guerre invisible", dont le chiffre, d'après le Réseau syrien des droits de l'homme (SNHR), s'élevait au début 2018 à 82 000 depuis 2011. (....)
Les arrestations sommaires et la torture n'avaient pas commencé en Syrie avec Hafez al-Assad. Utilisées sous le mandat français pour "pacifier" le pays, ces pratiques s'étaient développées après l'indépendance (1947) au gré des coups d’État, chaque régime incarcérant ses rivaux: à l'époque nassérienne (1958-1963), les communistes furent arrêtés, puis les nassériens après le coup d’État du Baath (1963); puis la seconde équipe baathiste (1966-1970) fit arrêter ses prédécesseurs et les communistes (voir Yassin al-Haj Salah, "Aperçu historique de l'arrestation politique en Syrie", dans "Récits d'une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons", Paris, Les Prairies ordinaires, 2015). Après le coup d’État de Hafez en 1970, une nouvelle étape fut franchie: l'institution des tribunaux d'exception destinés aux "ennemis de la révolution" et le programme d'"assainissement" sous le nom de "question publique et nationale" permirent d'envoyer en prison des civils de tous horizons: islamistes, communistes, baathistes irakiens, journalistes démocrates, opposants kurdes, ou encore simples citoyens dénoncés par tel voisin ou rival, dans une société qui comptait plus d'informateurs que de prisonniers. La population carcérale se composait donc des militants de tous les partis ou formations d'opposition: Frères musulmans, parti communiste-bureau politique (de Riyad al-Turk), parti de l'Action communiste, formations d'extrême-gauche, baathistes irakiens et rivaux politiques, rassemblés dans la catégorie des "ennemis" du peuple syrien.
Un véritable univers concentrationnaire s'installa, systématisant la détention arbitraire avant de déférer en justice, infligeant des peines de dix, quinze, vingt ans, parfois plus, qui venaient s'ajouter aux longues années déjà passées en prison à attendre son "procès". Les écrivains Moustafa Khalifé, Aram Karaber, Yassin al-Haj Saleh et Faraj Bayrakdar, ont fait respectivement douze, treize, seize et dix-sept ans de prison.(...).
La torture était partout, et elle allait fréquemment jusqu'à la mort. Selon Amnesty International, 17 000 personnes ont disparu dans les prisons entre 1980 et 2000: Frères musulmans, opposants de gauche, Palestiniens, Libanais (du fait de l'occupation du Liban entre 1976 et 2005). (...).
La violente répression des années 1980-1990 qui avait envoyé nombre d'intellectuels et artistes en prison, forçant les autres à l'exil et l'autocensure, fit que l'expérience carcérale, à moins de se raconter sous la forme d'entretiens et d'articles parus ailleurs, souvent après la mort des détenus, fut d'abord évoquée de biais, à travers ses effets intimes ou par paraboles, dans des fictions... En 1999 parut Le Cocon de Hassiba Abdel-Rahman, fiction autobiographique où une militante communiste, double de l'auteure, qui avait passé sept ans à la prison de Douma, racontait sa résistance à l'écrasement en s'efforçant de se soustraire à l'imagerie héroïque. L'auteure y utilisait un journal clandestin qu'elle avait rédigé durant sa détention et qu'elle avait pu faire sortir. Cette réécriture de notes griffonnées en prison s'est pratiquée aussi en poésie: Faraj Bayrakdar, arrêté pour son appartenance au parti de l'Action communiste au début des années 1980, dit avoir écrit sur du papier à cigarettes ou mémorisé et fait mémoriser à ses codétenus les poèmes qui ont formé la trame de "Ni vivant ni mort", recueil paru en France en 1998 alors que son auteur était en prison depuis onze ans. Un Comité international contre la répression avait réclamé sa libération: "Nous voulons l'entendre", avait dit Maurice Blanchot en 1997, à quoi l'ambassade de Syrie répondit de manière éloquente: "Faraj Bayrakdar n'existe pas". En 2006, un autre livre, "Les Trahisons de la langue et du silence", restituait par fragments la très lourde expérience carcérale de l'inexistant: trois arrestations, une détention quasi ininterrompue entre 1983 et 2000, dont quatre ans à Palmyre et treize ans à Saidnaya. "La poésie m'a aidé à emprisonner la prison", dit l'auteur.
(...) C'est une autre espèce de témoignage qui advient lorsque les détenus de l'ère Hafez, libérés à la fin des années 1990 ou au début des années 2000, sortis de leur militantisme premier par l'expérience de la prison, se mettent à écrire et chercher une langue. Entre 2007 et 2015 ont paru trois livres majeurs écrits en exil par d'ex-détenus communistes, qui, tout en dessinant une autre histoire du pays, témoignent d'une expérience carcérale vécue comme épreuve du pire mais aussi "révolution intime" (Yassin al-Haj Salah), qui leur fait nouer des rapports profonds avec le soulèvement révolutionnaire: en 2007, le très sombre roman La Coquille (Al Qawqa'a) de Moustafa Khalifé, publié en français avant de paraître en arabe au Liban avec le sous-titre original, "Mémoires d'un voyeur"; en 2009, Voyage vers l'inconnu d'Aram Karabet, paru à Alexandrie, avant de paraître en français en 2013 sous le titre Treize ans dans les prisons syriennes. Voyage vers l'inconnu; en 2012, Pour votre salut, les jeunes! Seize ans dans des prisons syriennes de Yassin al-Haj Saleh, paru en arabe à Beyrouth puis en français, en 2015, sous le titre Récits d'une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons. Ce dernier livre reprend des textes rédigés entre 2003 et 2011, et un précieux entretien mené en 2009 par l'avocate Razan Zaitouneh (...).
Leurs textes sont précieux, à plus d'un titre: documents historiques majeurs, ils témoignent aussi d'expériences de pensée vécues comme des actes de résistance et s'aventurent dans une sorte d'anthropologie et de philosophie en acte: en disant "je", les témoins font exister la prison comme monde singulier à l'intérieur du monde singulier qu'était cette Syrie bouclée sur elle-même. Ces grands témoins de l'ère Hafez, issus d'origine différentes (d'une famille arménienne pour Karabet, sunnite pour Khalifé et Yassin al-Haj Saleh, mais les trois auteurs refusent toute assignation identitaire), furent arrêtés en tant qu'activistes communistes, mais leurs textes rompent avec toute idéologie carcérale, y compris communiste (voir l'entretien d'Aram Karabet avec Pierre Barbancey dans L'Humanité du 12 août 2013*). Cette rupture passe par leurs choix d'écriture, qui rend compte de réalités corrosives par un effort de véridiction peu soucieux des tabous sociaux d'où qu'ils viennent: fiction ironique chez Khalifé, chronique testimoniale chez Karabet, essai critique chez Yassin al-Haj Saleh. Une tension nouvelle s'exprime entre témoignage et fiction. En jetant une lumière crue sur des réalités partagées, ces textes interrogent l'espèce humaine, les zones grises, la mutation des sentiments et la plasticité morale, de sorte qu'ils rejoignent les grands récits de Rousset, Antelme, Borowski, Levi, Améry, Chalamov..."

* Interview de Aram Karabet avec Pierre Barbancey dans "L'Humanité":

Aram Karabet "La révolution syrienne 
a échappé aux Syriens"

Communiste, 
Aram Karabet a passé treize ans dans 
les geôles du régime baasiste des Al Assad, dans la prison de Saydnaya. Une expérience qu’il raconte dans un livre. Il dénonce aujourd’hui les pressions régionales et internationales 
et la militarisation 
de la révolte. 

Aram Karabet, né en 1958 à Kamchli, au nord-est de la Syrie, est issu d’une famille arménienne. Membre du Parti communiste syrien-Bureau politique, dirigé par Ryad Al Türk, il est arrêté en 1987 de façon arbitraire. « Notre seul crime était de demander un changement de pouvoir, une Constitution démocratique », dit-il. Il est resté en prison treize ans. C’est ce qu’il raconte dans un livre émouvant: Treize Ans dans les prisons syriennes. Voyage vers l’inconnu, Aram Karabet, traduit 
de l’arabe (Syrie) par Nathalie Bontemps, Actes Sud. 19 euros.

Une expérience qui n’a fait que renforcer ses convictions.

Publié le Lundi 12 Août 2013 par Pierre Barbancey, L'Humanité
 

Vous avez écrit ce livre avant 
le soulèvement. Comment faut-il 
le lire aujourd’hui ?

Aram Karabet. Le livre montre jusqu’où peut aller ce régime dans sa répression. Mais il faut noter que toute cette période – ces années 1980 où des dizaines de milliers de Syriens sont passés en prison, ont connu la torture parce que le pouvoir voulait les « transformer en insectes » comme il disait – a déformé la société. Lorsque je suis sorti en 2000, la première fois que je me suis vu dans un miroir, je ne me suis pas reconnu. Toute la société syrienne était ainsi. Un visage défait, méconnaissable. Je veux montrer comment toute notre société a été minée par le despotisme durant ces quarante ans. Ceux qui veulent ­comprendre la violence en Syrie peuvent le faire en lisant ce livre. On a cherché à déshumaniser une grande partie des Syriens. Et cela se retourne contre le pays lui-même.

Vous avez combattu le régime, 
vous êtes un homme de gauche, laïque, démocrate. Comment 
voyez-vous ce qui se passe en Syrie depuis plus de deux ans ?

Aram Karabet. Le régime syrien est un régime particulièrement dur et coriace. Il y a donc de nombreuses raisons qui expliquent le soulèvement qui a commencé en mars 2011. ­Pendant des mois et des mois, ce soulèvement est resté pacifique et ses mots d’ordre n’avaient rien du tout de religieux ni de confessionnel. Je pense que le soulèvement syrien n’était dans l’intérêt d’aucune puissance régionale ou internationale. Le régime a évidemment ses propres soutiens. Mais ceux qui ont prétendu être les amis du peuple syrien n’ont aucun intérêt non plus à ce que celui-ci se libère par ses propres moyens et qu’il réalise un projet national et social de réforme du pays. Les Syriens ne sont pas intolérants sur le plan religieux. Ils sont habitués au pluralisme confessionnel. L’islamisation est essentiellement le fait d’interventions étrangères. Il est clair que c’était aussi dans l’intérêt des puissances occidentales. Parce que c’était le moyen de pousser la Syrie vers les extrêmes et de laisser les Syriens se massacrer entre eux, le but étant la destruction des infrastructures du pays, la destruction de l’armée syrienne. Ce qui ne pouvait que servir les intérêts israéliens. Ce à quoi on assiste est la rencontre d’intérêts à la fois de forces régionales et internationales qui, toutes – qu’elles se prétendent être du côté du régime ou au contraire être les amis du peuple syrien –, amènent les ­Syriens vers cette situation terrible dans laquelle ils se trouvent aujourd’hui.

Que faire ? Quelle est la solution ?

Aram Karabet. Personnellement, je me suis opposé à la militarisation du soulèvement. Je savais que le régime était très dur et qu’il allait utiliser la force. Mais le fait de militariser le soulèvement ne pouvait que subordonner une partie de l’opposition à des forces régionales ou internationales opposées au régime de Damas. La révolution syrienne a, en réalité, échappé aux Syriens. D’un côté, les Russes et les Iraniens défendent leurs intérêts, soutiennent le régime et l’ont poussé à militariser la répression en envoyant l’armée régulière contre les opposants. De l’autre, les forces régionales (Qatar, Arabie saoudite, Turquie) et occidentales ont aidé à la militarisation du soulèvement. Aujourd’hui, il n’y a plus de solution syro-syrienne. La solution est aux mains de la ­communauté internationale.

Quand on est un militant politique 
en exil, quel combat peut-on mener dans ce contexte ?

Aram Karabet. Pour ma part, je souhaite le départ de toutes les forces, de toutes tendances, qui se sont introduites en Syrie, aidées par les services de renseignements des pays alentour. Et surtout, que l’opposition syrienne puisse s’unir sur un programme démocratique, pacifique, de transition. Mais je crains que notre destin ne nous échappe complètement. Nous, les opposants de gauche, laïques, qui avons un programme de justice sociale, ne pouvons pas remporter une victoire par la force. Au début de la révolte, il y avait une véritable fusion entre les gens qui nous laissait espérer une transition vers un régime qui, peu à peu, pouvait vraiment devenir démocratique. Maintenant, cela paraît difficile à imaginer.

Qu’est-ce qui empêche l’unité 
de l’opposition aujourd’hui ?

Aram Karabet. Il y a un divorce entre le soulèvement populaire syrien et l’opposition telle qu’elle se présente, toutes tendances confondues. Pourquoi l’opposition est-elle dans cet état ? À l’origine et durant de longues années, il y avait énormément de méfiance entre ses différentes composantes. Elle est due à l’absence pendant longtemps de libertés démocratiques, de dialogues. Je me souviens qu’en prison même, nous communistes, n’osions pas discuter avec les Frères musulmans ou avec ceux du groupe Action communiste. Chacun se méfiait des autres. Dans ces conditions, ils sont incapables, tous, de se présenter comme la direction d’un soulèvement d’un genre aussi neuf. D’où le divorce. De plus, une véritable direction révolutionnaire ne peut être à l’extérieur. Elle devait d’abord être dans le pays, ce qui lui aurait évité d’être soumise aux pressions régionales et internationales comme le sont les opposants exilés. Le régime syrien s’est toujours légitimé par la situation régionale et internationale et en se situant dans un camp contre dans un autre. Il a réussi à faire que l’opposition soit comme lui : qu’elle soit légitimée par ses alliances avec les pays du Golfe, la Turquie, la France ou autres.

(1) Treize Ans dans les prisons syriennes. Voyage vers l’inconnu, Aram Karabet, traduit 
de l’arabe (Syrie) par Nathalie Bontemps, Actes Sud. 19 euros.

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