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11 août 2023 5 11 /08 /août /2023 09:58
Histoires d'Algérie: Colette Grégoire dite Anna Greki, poétesse, communiste, militante de l'indépendance: l'amour et la rage au coeur
Histoires d'Algérie: Colette Grégoire dite Anna Greki, poétesse, communiste, militante de l'indépendance: l'amour et la rage au coeur
Abderrahmane Djelfaoui a écrit en 2016 un très beau livre sensible et poétique, érudit et passionné, publié à Alger aux éditions Casbah Éditions, sur Anna Gréki: "Anna Gréki, Les mots d'amour, les mots de guerre".
 
Militante communiste, Anna Gréki s'engage dans le combat pour l'indépendance algérienne qu'elle soutient avant même le début de la guerre d'Algérie.
 
Ce poème dur et splendide évoque ses semaines de tortures, ceux que les paras lui infligent Villa Sesini, au bout du boulevard Bru, sur les hauteurs d'Alger, et celles qu'on inflige à ses camarades. Elle a été arrêtée en mars 1957 à 26 ans, en pleine répression militaire féroce de la bataille d'Alger (3000 disparus, des dizaines de milliers de torturés par les paras et l'Armée française), cinq semaines après la décapitation de Fernand Iveton, le voisin et l'ami du jeune Henri Maillot, communiste lui aussi, tué les armes à la main pour défendre la liberté de l'Algérie.  
 
Avec la rage au cœur - Anna Gréki (1931-1966)
 
Je ne sais plus aimer qu'avec la rage au cœur
C'est ma manière d'avoir du cœur à revendre
C'est ma manière d'avoir raison des douleurs
C'est ma manière de faire flamber des cendres
A force de coups de cœur à force de rage
La seule façon loyale qui me ménage
Une route réfléchie au bord du naufrage
Avec son pesant d'or de joie et de détresse
Ces lèvres de ta bouche ma double richesse
A fond de cale à fleur de peau à l'abordage
Ma science se déroule comme des cordages
Judicieux où l'acier brûle ces méduses
Secrètes que j'ai draguées au fin fond du large
Là où le ciel aigu coupe au rasoir la terre
Là où les hommes nus n'ont plus besoin d'excuses
Pour rire déployés sous un ciel tortionnaire
Ils m'ont dit des paroles à rentrer sous terre
Mais je n'en tairai rien car il y a mieux à faire
Que de fermer les yeux quand on ouvre son ventre
Je ne sais plus aimer qu'avec la rage au cœur
Avec la rage au cœur aimer comme on se bat
Je suis impitoyable comme un cerveau neuf
Qui sait se satisfaire de ses certitudes
Dans la main que je prends je ne vois que la main
Dont la poignée ne vaut pas plus cher que la mienne
C'est bien suffisant pour que j'en aie gratitude
De quel droit exiger par exemple du jasmin
Qu'il soit plus que parfum étoile plus que fleur
De quel droit exiger que le corps qui m'étreint
Plante en moi sa douceur à jamais à jamais
Et que je te sois chère parce que je t'aimais
Plus souvent qu'a mon tour parce que je suis jeune
Je jette l'ancre dans ma mémoire et j'ai peur
Quand de mes amis l'ombre me descend au cœur
Quand de mes amis absents je vois le visage
Qui s'ouvre à la place de mes yeux - je suis jeune
Ce qui n'est pas une excuse mais un devoir
Exigeant un devoir poignant à ne pas croire
Qu'il fasse si doux ce soir au bord de la plage
Prise au défaut de ton épaule - à ne pas croire...
Dressée comme un roseau dans ma langue les cris
De mes amis coupent la quiétude meurtrie
Pour toujours - dans ma langue et dans tous les replis
De la nuit luisante - je ne sais plus aimer
Qu'avec cette plaie au cœur qu'avec cette plaie
Dans ma mémoire rassemblée comme un filet
Grenade désamorcée la nuit lourde roule
Sous ses lauriers-roses là où la mer fermente
Avec des odeurs de goudron chaud dans la houle
Je pense aux amis morts sans qu'on les ait aimés
Eux que l'on a jugés avant de les entendre
Je pense aux amis qui furent assassinés
A cause de l'amour qu'ils savaient prodiguer
Je ne sais plus aimer qu'avec la rage au cœur
A la saignée des bras les oiseaux viennent boire"
 
Nul ne sait, du fond de sa cellule, comme Anna Gréki évoquer l'irréalité ordinaire de la guerre d'Algérie:
 
"... C'est la guerre
Le ciel mousseux d'hélicoptères
Saute à la dynamite
La terre chaude jaillit et glisse
En coulée de miel
Le long des éclats de faïence bleue
Du ciel blanc
Les bruits d'hélices
Ont remplacé les bruits d'abeilles...
Les Aurès frémissent
Sous la caresse
Des postes émetteurs clandestons
Le souffle de la liberté
Se propageant par ondes électriques
Vibre comme le pelage orageux d'un fauve
Ivre d'un oxygène soudain..."
 

Colette Grégoire, dite Anna Gréki, est née le 14 mars 1931 à Batna région rurale continentale où ses parents étaient instituteurs, à 60 km de là, à Menéa, un petit village menant à l'oasis de Biskra. Son père est de gauche modéré, républicain, radical-socialiste. Ses parents sont volontaires pour aller enseigner dans les Aurès et son enfance sera éblouie par son amitié avec les Berbères des Aurès et ces paysages.

"... Aucune des maisons n'avait besoin de porte

Puisque les visages s'ouvraient dans les visages

Et les voisins épars simplement voisinaient

La nuit n'existait pas puisque l'on y dormait...

Mon enfance et les délices

Naquirent là

A Menaâ - commune mixte Arris

Et mes passions après vingt ans

Sont les fruits de leurs prédilections

Du temps où les oiseaux tombés des nids

Tombaient aussi des mains de Nedjaï

Jusqu'au fond de mes yeux chaouïa"

Elle est élevée au milieu d'une communauté berbère chaoui et se trouve très tôt confrontée à la misère des algériens.
Elle passe son enfance à Menaâ et effectue ses études primaires à Collo, secondaires à Skikda (Philippeville) et Annaba.
Elle prépare sa licence de lettres en Métropole.
Poursuivant ses études de lettres modernes à la Sorbonne, elle fait connaissance de l’étudiant Ahmed Inal, originaire de Tlemcen et membre du Parti communiste algérien.
En 1955, elle interrompt ses études et rentre en Algérie avec lui pour participer activement au combat pour l’indépendance et enseigne comme institutrice.
Ahmed Inal, né le 24 juillet 1931, professeur au collège de Slane, l'amoureux de Colette Grégoire, est tué par l’armée française le 20 octobre 1956 dans les maquis de Tlemcen, à Slissen : « Vivant plus que vivant au cœur de ma mémoire et de mon cœur … » a écrit Anna dans l’un des poèmes dédiés à sa mémoire.
 
Anna Gréki lui dédiera cinq poèmes bouleversants, dont celui-ci:
 
Pour Ahmed Inal
 
(...) Vivant plus que vivant
Tu es l'eau pure où je me baigne
Dans la Ville des ources
Que je ne connais pas
Et je cherche à jamais tes lèvres
Baiser secret et son pistil
Vivant plus que vivant
Avec ton corps qui brille
Aux quatre coins de la douleur
Éparpillé déchiqueté torturé
Saignant sur la terre orange
Où nous sommes nés"
 
Pour Ahmed Ilal
 
"(...)Tout est un ordre
L'or bleu de tes veines dans mes regards
à la cime des montagnes couveuses
dans l'air dur patient comme un lézard
je suis le chemin droit des nébuleuses
dans les bois qui se dévorent
Tu marches dans mes yeux pour que je me repose
et la fatigue nue se blesse à ton silence
Tu fais chanter la terre enfouie dans ma mémoire
quand de la poitrine je découpe l'espace
millénaire. En partant j'implante ta présence
l'ancre de ta bonté au plus profond des haines
C'est droit d'asile dans ton cœur et je dispose
de toi comme on ouvre ses veines"
 
("Enracinement", Algérie Capitale Alger) 
 
Devenue à son tour, par conviction, institutrice à Annaba (Bône) puis à Alger, elle milite au Parti Communiste algérien.
 
Membre actif des "Combattants de la Libération", elle sera arrêtée par les parachutistes de Massu en 1957, elle est torturée puis emprisonnée à la prison civile d'Alger, transférée au camp de transit de Beni Messous en 1958, et ensuite expulsée d'Algérie (sans doute parce qu'elle était française).
 
Colette, dure sa longue détention à la villa Sesini puis à la prison Barberousse au-dessus de la Casbah et de Bab-el-Oued à Alger, ne sera que l'une des quarante femmes entassées dans le dortoir 3 du quartier des femmes.
 
Il y a les militantes communistes, dont: 
 
- Eliette Loup, 23 ans, fille d'un riche colon de Birtouta, dans la Mitidja, étudiante en économie et travaillant pour la rédaction du journal communiste destiné aux appelés du contingent, arrêtée le 2 avril 1957 par les paras et conduite à la villa Sesini pour y être torturée par le capitaine Faulques et ses sbires
 
- Claudine Lacascade, l'amie d'Anna Greki, institutrice venue de métropole
 
Mais aussi Lucette Puycervère, Colette Chouraqui, Lucie Coscas, Nelly Poro, Annick Pailler-Castel.
 
Parmi le groupe des catholiques engagées pour l'Algérie indépendante: Nelly Forget, Denise Walbert, Eliane Gautron.
 
Il y a aussi les "djamilattes" du FLN: Djamila Bouhired, la future compagne de Jacques Vergès, son avocat, Djamila Bouazza, Nassima Heblal et Zahia Kharfallah, comédienne, poétesse, et animatrice de radio condamnée à mort. Rejetant toute demande de grâce, Zahia Kharfallah écrira de prison à son avocat le 1er juillet 1958:
 
"Je suis une prisonnière de guerre et l'armée à laquelle j'appartiens est déjà victorieuse. C'est elle qui doit me libérer ou me venger si je meurs assassinée. En face des tortionnaires de la villa Susini, des incendiaires des mechtas, je me sens, par ailleurs, à jamais innocente..."
 
Colette Grégoire n'est condamnée à un an de prison avec sursis que le 5 novembre 1958, assigné à résidence surveillée au camp de Beni Messous. La durée de sa période préventive a excédé celle de sa condamnation.
Le 17 novembre 1958, Colette reçoit une notification de libération avec obligation de quitter son Algérie natale sous cinq jours.
En prison, Colette écrit des poèmes, discute littérature avec ses co-détenues, fait même un exposé sur Proust et les clochers de Matinville.
Suite à sa libération de détention, Colette Grégoire travaille comme institutrice à Avignon de 1959 à 1961.
En décembre 1960, la revue "Action poétique" publie un numéro spécial sur la guerre d'Algérie (6000 exemplaires) où des poèmes de Colette Grégoire dédiés à Raymonde Peschard (Les nuits le jour) et Jacqueline Gueroudj (L'espoir) sont présents auprès de poèmes et textes de Guillevic, Lanza del Vasto, Pierre Seghers, Antoine Vitez, etc.
 
Colette Grégoire épouse Jean-Claude Melki en 1960 puis gagne Tunis où vit son mari et où sera publié son premier recueil : « Algérie, Capitale Alger ».
Rentrée en Algérie à l’indépendance en 1962, elle signe ses poèmes « Anna Gréki », contraction de son nom « Grégoire » et de celui de son mari « Melki».
Elle devient membre de la première Union des écrivains algériens, fondée le 28 octobre 1963.
Elle s’enthousiasme pour la construction d’une Algérie « démocratique populaire et socialiste », mais déplore rapidement le virage autoritaire du régime.
Son recueil Algérie, Capitale Alger, préfacé par Mostefa Lacheraf, est publié à Tunis et Paris en juillet 1963.
Obtenant sa licence en 1965 Anna Gréki est nommée professeure de français au lycée Abdelkader d’Alger.
Elle prend alors nettement position dans les débats qui sont menés autour des orientations révolutionnaires de la littérature.
Elle prépare simultanément une étude sur les voyages en Orient de Lamartine, Flaubert et Nerval et commence l’écriture d’un roman.
Elle décède tragiquement à 35 ans au cours de son accouchement à Alger le 6 janvier 1966, elle laisse un second recueil : « Temps forts » qui sera publié par "Présence africaine".
 
"Même en hiver le jour n’était qu’un verger doux
Quand le col du Guerza s’engorgeait sous la neige
Les grenades n’étaient alors que des fruits - seule
Leur peau de cuir saignait sous les gourmandises
On se cachait dans le maquis crépu pour rire
Seulement. Les fusils ne fouillaient que gibier.
Et si la montagne granitique sautait
A la dynamite, c’était l’instituteur
Mon père creusant la route à sa Citroën.
Aucune des maisons n’avait besoin de portes
Puisque les visages s’ouvraient dans les visages.
Et les voisins épars, simplement voisinaient.
La nuit n’existait pas puisque l’on y dormait.
C’était dans les Aurès..."
 
Extrait de "Même en hiver"...
 
Dans ses 21 ans, Colette Grégoire manifestait sa conscience de sa responsabilité humaine et sociale de poète, dans un poème resté inédit:
 
" La poésie remet les choses en place
 
Je n'écris pas pour moi, mais pour tous
Je dis "je", mais c'est nous qu'il faut lire
J'écris pour "réaliser" une situation
de fait, pour rendre à la vie ce
qui est son dû.
J'essaie d'être le porte-parole honnête
de chacune, pour rendre conscient
ce qui existe dans chacune
pour établir des rapports réels entre
l'homme et son pays.
Je traduits un état de fait
J'essaye de dire les racines de l'homme
avec son pays et le monde
J'ai appris à voir, à comprendre
J'ai le privilège de dépoussiérer une
langue - peu importe ce qu'elle est -
et je l'utilise pour révéler un certain mouvement
un certain rythme, certains rapports
de l'homme avec la situation; la
révolution algérienne - j'essaie de la dire
Toute poésie est révolution
elle traduit les apparences
et va au fait.
Je commande aux objets par la vertu d'un mot
Je vois je dis et le futur sera ce que 
J'ordonne " (1952)
 
Dans un poème inédit de 1952, cité par Abderrahmane Djelfaoui, de la même veine, que La poésie remet les choses en place, Anna Gréki écrit:
 
"(...) je ne marchande pas mon amour
Je ne vends pas je dis la vérité
Qui n'est pas faite de pain béni et d'eau fraîche
Mais de franche lutte avec mes camarades
D'intelligence de corps avec mes camarades
Nous savons la valeur de la violence
Nous voilà durs avec nous-mêmes durs
Car nous savons le prix de la tendresse
Et qu'elle se gagne et qu'elle se paie"
 
 
Dans Algérie Capitale Alger publié en 1963, Anna Gréki met en exergue ces vers du poète espagnol Miguel Hernandez:
 
"Les vents du peuple me portent,
les vents du peuple me traînent,
répandent partout mon cœur
et me soufflent dans la gorge"
 
***
J’habite une ville… - Anna Greki (1931-1966)
J’habite une ville si candide
Qu'on l'appelle Alger la Blanche
Ses maisons chaulées sont suspendues
En cascade en pain de sucre
En coquilles d'oeufs brisés
En lait de lumière solaire
En éblouissante lessive passée au bleu
En plein milieu
De tout le bleu
D'une pomme bleue
Je tourne sur moi-même
Et je bats ce sucre bleu du ciel
Et je bats cette neige bleue du ciel
Bâtis sur des îles battues qui furent mille
Ville audacieuse Ville démarrée
Ville au large rapide à l'aventure
On l'appelle El Djezaïr
Comme un navire
De la compagnie Charles le Borgne
 
***
Par-delà les murs clos
Par-delà les murs clos comme des poings fermés
à travers les barreaux ceinturant le soleil
nos pensées sont verticales et nos espoirs
L'avenir lové au coeur monte vers le ciel
comme des bras levés en signe d'adieu
des bras dressés enracinés dans la lumière
en signe d'appel d'amour de reviens ma vie
Je vous serre contre ma poitrine mes soeurs
bâtisseuses de liberté et de tendresse
et je vous dis à demain car nous le savons
L'avenir est pour demain
L'avenir est pour bientôt
***
JUSTE AU-DESSUS DU SILENCE
Je parle bas tout juste au-dessus du silence
Pour que même l'autre oreille n"entende pas
La terre dort à ciel ouvert et dans ma tête
se prolonge avec des rigueurs d'asphodèles
J'ai repeuplé quelques déserts beaucoup marché
Alors je gis dans ma fatigue et dans ma joie
Ces varechs jetés par les lames des étés
Dans des pays des morceaux de moi font semence
et donnent-surgeons de ma tendresse-de tels
Oasis que les jours sont des vergers en fête
Ou l'homme boit une vigueur amniotique
Le bonheur tombe dans le domaine public
 
 
 
 
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