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27 septembre 2022 2 27 /09 /septembre /2022 05:09
Photo Daniel Laporte

Photo Daniel Laporte

La catastrophe italienne doit provoquer un sursaut à gauche en Europe (Fabien Roussel)
 
Les premiers résultats qui proviennent d’Italie indiquent que la coalition d'extrême-droite et de droite dominée par les néofascistes arrive en tête avec plus de 44 % des voix et pourra ainsi constituer une majorité au Parlement.
Presque 100 ans jour pour jour après l'arrivée au pouvoir de Mussolini, la droite fasciste italienne remporte les élections.
Ce résultat, dans un des pays fondateurs de l’UE, est un tournant politique pour toute l’Europe. Il montre l’ampleur de la crise européenne et italienne, tant sociale que politique et démocratique, et la profondeur des inégalités sociales et territoriales.
Par ailleurs, la droite conservatrice, en faisant le choix de s’allier avec l’extrême-droite, et en étant soutenue par la Confindistria, le patronat italien, porte une responsabilité historique dans cette catastrophe.
Ce bloc droitier a exacerbé le racisme et la xénophobie et dévoyé les colères. La situation difficile de la gauche depuis plusieurs années n’a pas permis l’émergence d’un bloc social et politique capable de s’opposer à la recomposition de la droite italienne sur des bases d’extrême-droite. Cela résonne tout particulièrement venant d’un pays tel que l’Italie, qui est depuis plusieurs décennies un laboratoire pour l'émergence d'un bloc droitier autoritaire, libéral, anti-démocratique et xénophobe partout en Europe.
Je réaffirme la solidarité des communistes français avec les forces de gauche et communistes, les syndicats, le mouvement social, le mouvement féministe, les défenseurs des droits des migrants et avec tous ceux qui en Italie s’apprêtent à lutter, pied à pied, contre cette majorité dominée par l'extrême-droite.
En Italie comme dans tous les autres pays européens où l’extrême-droite est en position de prendre le pouvoir, il est urgent de reconstruire la gauche, en lien avec le mouvement social et les revendications populaires, pour construire de nouvelles majorités sociales et politiques.
 
Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, député du Nord
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26 septembre 2022 1 26 /09 /septembre /2022 05:33
Hadis Najafi avait 20 ans. Elle a été abattue de 6 balles par l’armée iranienne. Solidarité avec les iraniennes, la jeunesse et le peuple iranien qui se soulève pour sa liberté.

Hadis Najafi avait 20 ans. Elle a été abattue de 6 balles par l’armée iranienne. Solidarité avec les iraniennes, la jeunesse et le peuple iranien qui se soulève pour sa liberté.

Mahsa Amini

Mahsa Amini

Iran. Le régime islamique tente de museler le mouvement de protestation

À l’occasion de la grande prière du vendredi, les autorités iraniennes ont mobilisé leurs partisans contre ceux que l’armée appelle « la stratégie diabolique de l’ennemi ». Mais la colère est forte et a gagné l’ensemble du pays. Les gardiens de la révolution menacent. Ailleurs dans le monde la solidarité avec les manifestantes et manifestants gagne du terrain. De nombreux rassemblement de soutien se dérouleront ce week-end. 

Publié le Vendredi 23 Septembre 2022 - l'Humanité
« Femme, vie et liberté ». Le slogan court les rues des villes iraniennes, porté par des centaines de milliers de personnes. Aux abois, le pouvoir iranien tente, pour l’instant, de juguler à moindre coût le mouvement de protestation qui a gagné l’ensemble du pays après la mort de Mahsa Amini. La répression est particulièrement dure dans les villes du Kurdistan d’où était originaire la jeune femme de 22 ans, décédée après son arrestation par la police des mœurs pour avoir porté des « vêtements inappropriés ». Mais le ras-le-bol est tel que les manifestations se sont étendues à la capitale et à au moins 50 villes et villages. La mort d’Amini a ravivé la colère sur des questions telles que les restrictions aux libertés individuelles en Iran, les codes vestimentaires stricts pour les femmes et une économie sous le choc des sanctions. Le choc dépassé, la colère s’est exprimée largement en Iran. Des milliers de femmes se sont dévoilées en se portant à la tête des manifestations (certaines ont même jeté leur foulard au feu), soutenues par autant d’hommes.
Toutes les générations se confondent et l’exigence de la suppression de la loi faisant obligation du port du voile, en vigueur depuis quarante ans, représente le symbole du refus de toute coercition. Car c’est bien le régime dans son ensemble, honnis, qui est rejeté par les foules de manifestants.

Un régime qui, bien que conspué et défendu par une ultime minorité, n’entend pas céder la place aussi facilement. Tout en exprimant leur sympathie pour la famille d’Amini, les gardiens de la révolution viennent de hausser le ton et mettent en garde contre toute poursuite du mouvement. Pour qui connaît les pasdaran la menace est à peine… voilée. Leurs troupes pourraient déferler sans ménagement comme ils l’ont fait à chaque période de protestation, notamment en 2019. « Ces actions désespérées font partie de la stratégie diabolique de l’ennemi pour affaiblir le régime islamique », a fait savoir l’armée. Celle-ci a affirmé qu’elle « affronterait les divers complots des ennemis afin d’assurer la sécurité et la paix pour les personnes qui sont injustement agressées ». Le ministère iranien du Renseignement a également tenté de briser l’élan des manifestations, affirmant que la participation aux rassemblements est illégale et que toute personne s'y trouvant ferait l’objet de poursuites.

Les médias iraniens ont rapporté l’arrestation de 288 personnes alors qu’au moins trente-cinq autres auraient été tuées.

Et, comme on pouvait s’y attendre, le pouvoir tente de mobiliser ses troupes. À l’occasion de la grande prière du vendredi, des contre-manifestations ont été organisées, conspuant les manifestants antigouvernementaux, qualifiés de « soldats d’Israël ». Ils ont également crié « Mort à l’Amérique » et « Mort à Israël », slogans courants que les dirigeants cléricaux du pays utilisent pour tenter de susciter le soutien aux autorités. « Les contrevenants au Coran doivent être exécutés », scandait la foule.

L’imam de la prière du vendredi Seyed Ahmad Khatami a donné le ton dans son prêche à l’université de Téhéran. «Je demande fermement au pouvoir judiciaire d’agir vite contre les émeutiers qui brutalisent les gens, qui mettent le feu aux biens publics et brûlent le Coran», a-t-il dit, selon des images de la télévision d’État. « Punissez ces criminels avec l’arme de la loi », a-t-il lancé. Les fidèles ont brandi pour leur part des pancartes remerciant les forces d’ordre, « colonne vertébrale du pays », et s’en sont pris aux femmes qui brûlent leur voile. « Prôner la fin du voile, c’est faire la politique des Américains », ont-ils scandé.

En réalité, les dirigeants cléricaux iraniens craignent une reprise des manifestations qui ont éclaté en 2019 contre la hausse du prix de l’essence, la plus sanglante de l’histoire de la République islamique. Une nouvelle perturbation de l’Internet mobile a été enregistrée dans le pays, a souligné le groupe de surveillance Internet Netblocks sur Twitter, dans un signe possible que les autorités craignent que les manifestations ne s’intensifient. Le lien entre les revendications sociales et celles des femmes serait terrible pour le régime. De nombreux syndicalistes sont déjà emprisonnés pour leur rôle dans les mobilisations ouvrières et pour avoir rencontré des syndicalistes étrangers. C’est le cas de Reza Shahabi, du syndicat des travailleurs de la compagnie des bus de Téhéran (Sherkat-e Vahed) arrêté le 12 mai dans la capitale iranienne et qui pourrait être condamné à plusieurs années de prison. La remise en cause de l’ordre islamique et des orientations ultra-libérales pourrait effectivement ouvrir la voie à un avenir nouveau pour les Iraniens.

Ce qu’a bien compris Ebrahim Raïssi. S’exprimant lors d’une conférence de presse en marge de l’Assemblée générale des Nations Unies à New York, le président iranien a déclaré, jeudi, que les « actes de chaos » n’étaient pas acceptables. Il a ajouté qu’il avait ordonné une enquête sur le cas de Mahsa Amini. Pas de quoi apaiser la colère des Iraniens.

Iran. Le témoignage de Naghmeh, qui marche désormais sans voile dans les rues de Téhéran

Sept jours après la mort de Mahsa Amini, la population exprime toujours son rejet de la République islamique. Toutes les villes du pays sont touchées. Le régime organise la répression. Naghmeh, pianiste à Téhéran, se confie à l’Humanité.

Publié le Jeudi 22 Septembre 2022 - L'Humanité

Naghmeh, 44 ans, pianiste à Téhéran, n’en revient toujours pas. L’autre soir, dans la capitale, alors qu’un rassemblement se formait, un feu a été allumé. Des dizaines de femmes comme elle, certaines plus jeunes, d’autres plus âgées, ont jeté leur foulard dans les flammes, un crépitement de joie dans les yeux.

Ce qui n’était pas sans rappeler le Tchaharchanbé-Souri, la fête du Feu célébrée par les Iraniens à la fin de l’année et qui date du zoroastrisme. Le feu symbolise l’espérance d’un éclaircissement et d’un bonheur radieux pour l’année à venir. Naghmeh n’a pas été en reste. Elle aussi a brûlé son voile. Depuis plus de six jours maintenant, elle marche dans la rue la tête nue.

La détestée brigade de la morale

Des manifestations ont éclaté en Iran lorsque, le 16 septembre, l’annonce de la mort d’une jeune femme de 22 ans, Mahsa Amini, après son arrestation pour « port de vêtements inappropriés » par la police des mœurs, s’est répandue dans le pays comme une traînée de poudre.

Cette brigade de la morale chargée de faire respecter un code vestimentaire pour les femmes est détestée. « La forme qui convient au gouvernement est un manteau assez long qui couvre les fesses et descend préférablement jusqu’aux genoux », précise à l’Humanité Naghmeh jointe par téléphone. « Avec, bien sûr, un foulard qui soit assez sévère et qui ne laisse pas entrevoir les cheveux. » Notre pianiste rapporte que les gens n’appellent plus cette unité Gasht-e Ershad (littéralement patrouille d’orientation) mais Ghatl-e Ershad (orientation du meurtre).

70 coups de ceinture

« J’ai été contrôlée plusieurs fois dans la rue, raconte Naghmeh. Soit ils viennent pour nous donner des “conseils” sur la façon de porter le foulard, soit ils nous embarquent. Il ne faut absolument pas monter dans leur voiture, sinon vous finissez au commissariat. »

Une expérience qui lui est arrivée, il y a quelques années, et qui l’a marquée profondément. « C’est très, très violent quand on est là-bas. Soit on nous donne une amende très chère, soit on est enfermée pour une ou deux nuits. » Elle qualifie ça de « torture mentale ».

Et d’expliquer : « Des policiers venaient nous menacer de nous agresser violemment, nous harceler physiquement. Ils ne le disaient pas directement mais leur regard et leurs paroles signifiaient “viol”. Une fois, je les ai vu battre une jeune femme avec une ceinture. Ils lui ont donné près de soixante-dix coups. »

Une vague de contestation inédite depuis 2019

Pas étonnant dans ces conditions que le décès d’Amini ait déclenché une énorme colère dans la population, les plus importantes manifestations de ce type en Iran depuis 2019. La plupart ont été concentrées dans les régions du nord-ouest du pays, peuplées de Kurdes, mais se sont étendues à la capitale et à au moins 50 villes et villages à travers le pays, la police utilisant la force pour disperser les manifestants.

Dans le Nord-Est, ces derniers criaient : « Nous mourrons, nous mourrons, mais nous récupérerons l’Iran ! » près d’un poste de police incendié, comme l’a montré une vidéo publiée sur un compte Twitter. Les manifestants ont également exprimé leur colère contre le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei. « Mojtaba, puissiez-vous mourir et ne pas devenir le guide suprême ! » a scandé un groupe à Téhéran, faisant référence au fils de Khamenei, qui, selon certains, pourrait succéder à son père au sommet de l’establishment politique iranien.

Icon QuoteJ’ai vu la police des mœurs battre une femme avec une ceinture. Ils lui ont donné près de soixante-dix coups.»

Naghmeh, pianiste à Téhéran

Le pouvoir a lancé la répression en tentant de tuer dans l’œuf les protestations. Sans VPN, impossible d’utiliser WhatsApp ou Instagram. Niloufar Hamedi, journaliste du journal progressiste Shargh, a été arrêtée jeudi pour avoir twitté que la grande mère de Mahsa Amini cherchait sa petite-fille en pleurant et psalmodiant en langue kurde.

Selon une ONG, 31 personnes auraient déjà été tuées alors que le commandement des pasdarans (gardiens de la révolution) a publié une déclaration remerciant les forces de police qui répriment les manifestations ! Mais la colère est forte. Selon Hamshahri, le journal de la mairie de Téhéran, 3 bassidjis (miliciens prorégime) ont trouvé la mort à Tabriz, Qazvin et Mashhad.

« Les jeunes générations n’obéissent plus ! »

Des personnalités publiques, connues en Iran, se sont exprimées en faveur des manifestations. Le musicien Homayoun Shajarian a écrit sur Instagram : « Aucun d’entre nous n’est heureux en ces jours amers. Y a-t-il une volonté de la part des autorités de répondre raisonnablement aux exigences d’une nation honorable et noble ? Si oui, alors pourquoi tant de retards ? »

Mohsen Chavoshi, un chanteur pop, a publié un message sur la même plateforme : « J’annonce par la présente, en pleine conscience et en toute santé, qu’à partir d’aujourd’hui, je vais arrêter toute coopération avec le ministère de la Culture et de l’Orientation islamique… et continuerai à chanter pour le peuple. Le silence n’est plus acceptable. »

Mehdi Mahdavikia, un ancien footballeur de l’équipe nationale iranienne qui officie maintenant à Hamburg, a dénoncé la violence des forces de sécurité : « Vous ferez en sorte que les gens vous haïssent davantage, a-t-il écrit. Battre les femmes ? Honte à vous. »

Grande actrice iranienne, Katayoun Riahi a publié une photo d’elle sur Instagram, sans foulard. Lors d’une manifestation, la comédienne Shabnam Farshadjo a enlevé son hidjab et s’est adressée aux dirigeants de la République islamique, en disant : « Je déteste vos actions et votre comportement  ! »

Fait assez rare, 200 universitaires en poste en Iran ont lancé un appel dans lequel ils affirment défendre « le droit des femmes de notre pays de choisir librement de s’habiller » et expriment leur « opposition au processus d’humiliation et de torture systématique des femmes par le port obligatoire du hidjab ».

De quoi réjouir Naghmeh. « Les jeunes générations ne se couvrent plus autant qu’on le faisait. Ça, c’est vraiment super. Elles n’obéissent plus ! » Sans son foulard, elle sait ce qu’elle risque. « Bien sûr, s’ils nous attrapent, ils nous arrêtent. Mais on est arrivées à un point où on s’en fout. » Il est des fois où les situations atteignent des points de non-retour.n

Iran. Le régime islamique tente de museler le mouvement de protestation (Pierre Barbancey, L'Humanité, 23.09.2022)
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26 septembre 2022 1 26 /09 /septembre /2022 05:29
Italie. « L’héritage empoisonné du fascisme perdure » - entretien de Thomas Lemahieu avec Mimmo Franzinelli  (L'Humanité, 25 septembre 2022)
Italie. « L’héritage empoisonné du fascisme perdure »

Grand historien du fascisme, Mimmo Franzinelli démonte l’imposture de la banalisation de l’extrême droite, en mettant en lumière les continuités dans la police, la magistrature et la presse entre régime fasciste et démocratie, de l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui. Entretien

Publié le
Dimanche 25 Septembre 2022

Bologne (Italie), envoyé spécial

En Italie, une page a été tournée, et un chapitre, clos, mais non, le fascisme ne s’est pas achevé à la Libération, le 25 avril 1945. À travers son livre (1) paru au printemps dans une collection montée par de jeunes historiens pour intervenir dans un débat public toujours plus empoisonné en Italie (Fact Checking aux éditions Laterza), leur aîné, Mimmo Franzinelli, l’un des meilleurs spécialistes du fascisme, décrit la continuité entretenue et organisée, juste après la guerre mais bien au-delà, pendant les décennies ultérieures, entre le régime mussolinien et une démocratie au sein de laquelle ses ramifications ont, en réalité, pu prospérer… L’enjeu est important, tant le déni impose sa loi dans la mémoire collective, comme l’illustrent, pour le pire, les élections qui se sont déroulées ce dimanche dans la Péninsule.

Comment comprendre que l’Italie paraît n’en avoir jamais fini avec le fascisme ?

Mimmo Frazinelli
Historien

Le fascisme, en Italie, ce n’est pas une parenthèse qui se serait ouverte et refermée: il n’est pas venu, comme tombé du ciel, et reparti, disparu du jour au lendemain. Même s’il a trouvé des expansions en Allemagne, en Espagne ou ailleurs, c’est en Italie qu’est son berceau et qu’il reste enraciné en profondeur. Après la Marche sur Rome, en octobre 1922, la dictature fasciste a duré plus de vingt ans. Deux décennies sans la moindre place pour l’opposition, deux décennies de propagande dédiée au nationalisme exacerbé et au culte de la personnalité. Quand tout s’effondre avec la guerre - et la guerre n’est pas un accident de parcours, c’est le débouché naturel du fascisme -, les ramifications perdurent après la Libération. L’hérédité est évidente dans le Mouvement social italien (MSI) dont le logo renvoie directement à Benito Mussolini: il représente la tombe du Duce avec la flamme tricolore.

Et ce symbole demeure, comme chacun peut le constater, sur les matériel électoral de Frères d’Italie, le parti dirigé par Giorgia Meloni ! Mais ça n’est pas tout car, dans l’après-guerre, tous les journalistes, ou presque, qui avaient participé à la propagande mussolinienne restent en place: l’opinion publique est conditionnée par leur vision bénie-oui-oui et nostalgique, celle d’un Mussolini débonnaire, d’un régime petit-bourgeois et d’une Italie qui, au fond, n’allait pas si mal. Passés de la presse fasciste à la presse démocratique, les dirigeants des grands journaux veulent bien reconnaître que le chef avait quelques vices d’un dictateur, mais en même temps, prétendent-ils, c’était une bonne pâte, pleine d’humanité ! Cette vision pénètre les esprits d’une part significative de l’opinion, et elle persiste aujourd’hui dans une sorte de mythologie totalement falsificatrice…

Les ramifications sont également structurelles: dans votre livre, vous décrivez méticuleusement les parcours de nombreux magistrats, policiers, dirigeants des hautes administration qui ont pu passer sans heurts du service pour le régime fasciste à celui pour la République italienne. Parmi tous ceux-ci, un personnage emblématique se détache: Marcello Guida. Qui est-ce ?

Marcello Guida peut effectivement être considéré comme la personnification des milliers de fonctionnaires qui ont servi le régime mussolinien, embrassant souvent des carrières au plus haut niveau, avant de continuer leurs parcours dans les institutions de la démocratie. En l’occurrence, Guida devient, très jeune, à la fin des années 1930, le directeur d’une colonie pénitentiaire, Ventotene, sur une île au large du Latium. Il était chargé de la répression de centaines d’antifascistes, et il l’a fait, avec cruauté, refusant notamment d’accorder des soins aux malades de la tuberculose, jusqu’à les laisser mourir…

Dans les années après la Libération, Marcello Guida est bien aidé par le climat de la Guerre froide: les gouvernements centristes voient d’un bon œil la perspective de récupérer des fonctionnaires ayant contribué au régime fasciste. Lui, comme tant d’autres au sommet de la police, de la magistrature, des forces armées, continue une carrière remarquable, et cela le portera, au fil des décennies, à devenir questeur (chef de la police, NDLR) à Turin pendant les révoltes ouvrières de la Fiat dans les années 1960. À l’époque, il sera même payé en pots-de-vin par les patrons de l’entreprise, la famille Agnelli, pour réprimer le mouvement. Ensuite, à Milan, lors de « l’automne chaud » de 1969, quand les actions terroristes néofascistes commencent, le 12 décembre, avec l’attentat de la Piazza Fontana, Marcello Guida joue un rôle décisif pour brouiller les pistes: c’est lui qui présente l’assassinat du cheminot anarchiste Giuseppe Pinelli - jeté par la fenêtre du quatrième étage de la questure de Milan, où il était détenu illégalement - comme un suicide.

Par cette manœuvre, il protège les fascistes et expose à la Une des médias des « monstres anarchistes ». Cette thèse finit par s’effondrer grâce au travail de quelques journalistes. Et à ce moment-là, Guida, subitement devenu infréquentable, est mis à la retraite… Attention, ceci dit, je voudrais rappeler qu’en France, vous avez eu des profils du même genre: pensez à Maurice Papon en particulier !

Oui, bien sûr, mais comme vous le rappelez dans votre travail, entre les collaborateurs français et les fascistes italiens, l’ampleur du recyclage n’est peut-être pas la même ?

Oui, dans un autre livre consacré à ce qu’on appelle « l’amnistie Togliatti », en Italie, du nom du dirigeant du Parti communiste italien qui fut, à la Libération, ministre de la Justice, je relève les différences énormes qui existent dans l’épuration entre la France et l’Italie. En Italie, l’épuration a été une sorte de farce, alors qu’en France ou en Belgique, ça a été pris bien plus au sérieux…

En Italie, écrivez-vous, « les épurateurs n’ont jamais été épurés »…

Oui, voilà.

Le droit lui-même contient encore des éléments hérités de la dictature mussolinienne… Avec l’affaire Vincenzo Vecchi, un jeune manifestant contre le G8 de Gênes en 2001, réfugié en France et menacé d’extradition aujourd’hui après une condamnation à une peine de 12 ans de prison sur la base d’un délit émanant directement du fascisme (« dévastation et pillage »), on voit bien comment des éléments du Code pénal mis au point pendant les deux décennies de régime mussolinien par le ministre Alfredo Rocco perdurent. Comment est-ce possible ? 

Le Code Rocco est resté en vigueur en Italie jusqu’en 1989. Et cette persistance pose de sérieuses interrogations sur la conscience, appelons-la comme ça, de la classe dirigeante antifasciste pendant les décennies après la Libération. Au niveau juridique, dans les textes de loi essentiels, elle n’a jamais tourné la page résolument, mais elle a, au contraire, utilisé une part des lois répressives datant du fascisme pour ses propres activités de gouvernement.

A la sortie de la guerre, vous pointez un renversement qui paraît s’être accentué au fil du temps: d’un côté, les nazifascistes, engagés dans la république de Salò (République sociale italienne, RSI) de Mussolini après 1943, finissent par être reconnus comme « combattants légitimes », tandis que les partisans sont, eux, persécutés et poursuivis… 

C’est la période des procès à la Résistance qui s’ouvre pour plusieurs années, après les élections parlementaires le 18 avril 1948. À ce moment-là, la magistrature, les forces de police et de gendarmerie s’emparent des épisodes sanglants survenus entre 1943 et 1945, et dans la presse dominante, cela permet une interprétation des refrains contre la gauche et les communistes. Des centaines de partisans sont arrêtés, d’autres doivent s’enfuir vers la Yougoslavie ou vers la Tchécoslovaquie pour ne pas être emprisonnés.

Ces procès servent à donner, dans le cadre de la nouvelle République, une image dégradée de la Résistance. Et cela, alors que, dans le même temps et en dehors d’une petite dizaine de cas, la magistrature militaire escamote des centaines et des centaines de dossiers sur des crimes de guerre nazifascistes (massacres dans des villages, exécutions sommaires, etc.) afin de ne pas perturber l’opinion publique italienne, au moment où la République fédérale allemande est intégrée dans le pacte atlantique. Cela donne une situation où tous les feux sont braqués sur des exactions commises par les résistants, tandis que les massacres nazifascistes sont camouflés par la justice elle-même…

Aujourd’hui, ces représentations paraissent s’être largement imposées en Italie où il n’est pas rare de mettre un signe d’égalité entre fascistes et Résistants en matière de barbarie… Comment contrecarrer ce sens devenu commun ?

Je suis d’accord, il y a des lieux communs qui n’ont aucune vérité d’un point de vue factuel. Une part des intellectuels ont participé à ériger une « légende noire » décrivant des persécutions de fascistes après la Libération. Cela a été très accentué au fil des décennies. Et moi, je démontre, faits à l’appui, que ça n’a pas été comme ça. Cette assimilation obscène dans la barbarie n’explique toutefois pas tout…

Dans le passé, il y a eu une sorte de rhétorique antifasciste qui dépeignait la dictature de Mussolini comme un événement impliquant peu de gens et imposé à un peuple réticent. Ce qui était une manière de nier les racines profondes du fascisme, et cela s’est révélé absolument délétère. Je dois tout de même souligner une évolution réconfortante: ces dernières années, il y a une nouvelle génération d’historiens - on peut citer Carlo Greppi, Francesco Filippi et Eric Gobetti - qui ont, avec une conscience civique très développée, pris de front cette « légende noire » pour contester toutes ces visions erronées. Il y a désormais en Italie une production historiographique qui est très importante et qui a, sans doute, beaucoup manqué dans le passé…

Comment cette « dérive de la mémoire » a-t-elle pu se produire avec les résultats que l’on voit aujourd’hui en Italie ?

Vaste question! Et c’est sûr que des journalistes comme Giampaolo Pansa ont joué un rôle fondamental dans la vulgate renvoyant dos à dos fascistes et résistants (lire notre entretien avec le collectif Nicoletta Bourbaki dans l’Humanité du 22 août)… Mais puisque nous parlons de l’information, moi, j’aimerais regretter une forme d’inattention des journalistes. En Italie, ils ont vraiment la mémoire courte. Je prends un exemple qui s’est passé ces derniers jours.

Aux funérailles d’un fasciste à Milan, Romano La Russa, adjoint dans le gouvernement régional de Lombardie, a multiplié les saluts fascistes devant le cercueil. Or, son frère, le député Ignazio La Russa qui est l’un des très proches de Giorgia Meloni, la dirigeante de Frères d’Italie, a pris ses distances avec ce geste, en le grondant… Et dans les médias, tout le monde a évoqué ces reproches. Mais les journalistes italiens, ils ne devraient pas avoir oublié que, lors d’autres funérailles, celles du terroriste fasciste Nico Azzi - un personnage important qui avait voulu mettre une bombe dans un train en 1973, mais qui, par sa maladresse, la fait exploser, se blesse et est arrêté, avec en poche un exemplaire du quotidien d’extrême gauche, Lotta Continua, qu’il aurait dû laisser, comme une signature, dans ce train pour orienter les enquêtes de ce côté-là -, ce même Ignazio La Russa s’était livré à une série de saluts fascistes…

Eh bien voilà, ça, c’est le personnel politique qui gravite autour de Giorgia Meloni. C’est un fait, ce n’est pas mon interprétation ! Mais malheureusement, dans le débat politique, personne ne rétablit les faits en opposant aux paroles de La Russa sa solidarité directe avec un terroriste! 

Mais une fois qu’on a réussi à désigner, comme le font les médias dominants en Italie, la coalition rassemblant deux formations d’extrême droite (Frères d’Italie et Ligue) comme « centre-droit » et que les milieux d’affaires les plébiscitent, le niveau d’alarme face à la menace s’abaisse considérablement, non?

Oui, il y a une question qui est désormais de vocabulaire, d’étiquettes. Les fascistes sont effectivement présentés comme le « centre-droit », ce qui est une manière de les rendre propres. En revanche, on utilise le terme de « gauche » pour parler d’Enrico Letta, par exemple, le dirigeant du Parti démocrate (PD). C’est un brave gars, pas de doute, mais pour moi, toute son histoire fait de lui un centriste. Quand le centre-gauche est désigné comme la « gauche » et que la droite radicale néofasciste apparaît comme une droite respectable, ces glissements dans la langue produisent des effets non négligeables… Mais on s’habitue à ce long empoisonnement de l’information. Ce qui est évidemment très grave.

Dans votre livre, vous rappelez que Giorgia Meloni se présente comme la fille spirituelle de Giorgio Almirante, l’homme qui a dirigé, pendant près de 40 ans, le parti néofasciste (MSI) fondé après la Libération. Qu’est-ce que cela signifie ?

Meloni a émergé comme jeune activiste politique au sein du MSI. En soi, on ne peut pas dire que c’est une faute. Mais son chemin, son évolution politique ont été linéaires. Elle n’a jamais renié son passé. Elle est entourée de conseillers qui sont évidemment fascistes. Je parlais d’Ignazio La Russa, mais on peut aussi évoquer l’eurodéputé Carlo Fidanza. Son insistance sur Giorgio Almirante est un signe évident: elle présente comme un simple « patriote » un des pires fascistes qui soit, engagé dans la bataille raciste, avec les lois antisémites, entre 1938 et 1945, et qui, ensuite, s’est inséré dans la politique italienne comme protagoniste de premier plan du MSI mussolinien, avec sa double stratégie qui alternait la matraque et le costume deux-pièces, entre la violence politique et la respectabilité parlementaire.

D’un point de vue personnel, je pense que Giorgia Meloni a, en réalité, une consistance politique proche de zéro. Elle hurle, elle gagne. C’est comme ça en Italie: pendant une brève période, celui ou celle qui hurle remporte la mise. On l’a vu avec Beppe Grillo et son mouvement des 5 Etoiles… Mon pronostic, c’est donc qu’après sa percée, Giorgia Meloni laissera assez vite de marbre les Italiens. Sur le versant autoritaire, je trouve ainsi bien plus inquiétant encore Matteo Salvini qui a l’obsession de reprendre le poste de ministre de l’Intérieur et donc de la police. C’est extrêmement dangereux.

J’ai suivi toute cette campagne électorale avec un certain accablement. Ce qui est démoralisant, c’est que, dans la gauche, il y a eu une acceptation que Meloni se présente depuis un mois au moins comme celle qui a gagné l’élection. Cela me semble une attitude préoccupante pour la démocratie. Le centre-gauche, à commencer par Enrico Letta, a considéré le résultat comme joué d’avance. Ce qui est un paradoxe car cela signifie accepter de perdre sans même avoir commencé le match!

Le fascisme ne reviendra pas sous la forme du régime mussolinien, c’est évident. Mais, comme le démontre l’assaut contre la CGIL à l’automne 2021 fomenté par des militants du groupe Forza Nuova, sur fond de mobilisations contre les restrictions anti-Covid, il peut survenir notamment dans des manifestations de « squadrisme », ces descentes organisées par des milices paramilitaires contre des adversaires et des minorités… Cela vous préoccupe-t-il?

Une des caractéristiques fondamentales du fascisme a toujours été de disqualifier ses opposants politiques en les traitant non pas comme antifascistes mais comme des éléments « anti-nationaux », subversifs, anti-patriotes. Par exemple, les exilés politiques ne sont pas qualifiés comme des « exilés » parce que le terme a une dignité, mais comme des « fugitifs ». Aujourd’hui, ce qui m’inquiète, c’est moins le squadrisme des matraques et des barres de fer que le squadrisme verbal et idéologique, répandu chez Salvini et Meloni… Ils ne peuvent concevoir une démocratie dans laquelle l’opposition ait pleinement voix au chapitre et droit à la citoyenneté. Pour eux, ceux qui ne sont pas d’accord, qui s’opposent, sont des éléments antipatriotiques. Cette manière de refuser absolument toute dignité à l’opposition demeure, à mes yeux, l’héritage le plus empoisonné du fascisme. Et je suis convaincu que Meloni et ses alliés vont l’endosser, d’une manière ou d’une autre.

(1) Mimmo Franzinelli, « Il fascismo è finito il 25 aprile 1945 » (« Le fascisme s’est terminé le 25 avril 1945 »), Éditions Laterza, Bari-Rome, 14 euros (non traduit).

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26 septembre 2022 1 26 /09 /septembre /2022 05:26
Trente ans de normalisation de l’extrême droite italienne (Gaël de Santis, L'Humanité)
Trente ans de normalisation de l’extrême droite italienne

Dès 1960, les néofascistes italiens ont participé à des majorités parlementaires et, depuis 1994, à des gouvernements conservateurs.

Publié le Lundi 26 Septembre 2022 - L'Humanité
 

L’Italie est le seul pays européen où droite et extrême droite forment une coalition avant les élections. Dans d’autres pays européens, la Finlande, le Danemark, l’Autriche, la droite extrême a bien eu des ministres, mais la droite ne l’avait invitée à table qu’une fois le résultat des élections connu. C’est Silvio Berlusconi qui porte la responsabilité d’avoir normalisé le Mouvement social italien (MSI), parti créé en 1946 par des nostalgiques de Benito Mussolini, au point qu’il puisse participer au pouvoir. Lorsqu’il remporte les élections législatives de 1994 à la tête d’une coalition dite de « centre droit », il fait rentrer dans son gouvernement des ministres de la Ligue du Nord, qui est alors plus un parti régionaliste qu’une formation d’extrême droite, et du MSI.

depuis 2018, la donne a changé

Depuis, à l’exception des élections de 1996, à toutes les législatives, c’est cette coalition de droite qui se présente, si bien que l’électeur modéré est habitué depuis près de trente ans à voter parfois pour un candidat d’extrême droite. Mais, depuis 2018, la donne a changé. Ce n’est plus la droite « classique » berlusconienne, qui domine la coalition, qui pèse à chaque élection 45 % des suffrages, mais l’extrême droite. Cette année-là, la Ligue, boostée par le discours xénophobe de son leader Matteo Salvini, devient la première force de droite. Sa participation de 2018 à 2019 au gouvernement du Mouvement 5 étoiles puis, depuis 2021 – sans que les sociaux-libéraux du Parti démocrate ne trouvent rien à redire –, à celui d’union nationale de Mario Draghi l’a affaibli. Giorgia Meloni, ex-ministre à la Jeunesse de Silvio Berlusconi et dont le parti Frères d’Italie (parti qui ne se revendique plus du fascisme mais est héritier du MSI) ne recueillait que 4 % des voix en 2018, a bénéficié d’avoir choisi de rester sur les bancs de l’opposition. Ses 25 % d’intentions de vote début septembre en ont fait la leader de la coalition de droite. Son résultat, inconnu à l’heure où nous écrivons ses lignes, est le fruit de près de trente ans de collusion de la droite avec l’extrême droite.

L’Italie est le premier pays où le cordon sanitaire a été coupé en Europe. Dès 1960, face à la montée du Parti communiste, le premier ministre démocrate chrétien, Fernando Tambroni, sans majorité, avait choisi de gouverner avec l’appui parlementaire du MSI. 

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23 septembre 2022 5 23 /09 /septembre /2022 05:36
Jin - Jiyan - Azadî  Femme - Vie - Liberté #JinaMahsaAmini  #Mahsa_Amini     #IranProtests2022

Jin - Jiyan - Azadî Femme - Vie - Liberté #JinaMahsaAmini #Mahsa_Amini #IranProtests2022

Mahsa Amini - Iran. Les femmes relèvent le défi de la liberté (L'Humanité, Nadjib Touaibia - Pierre Barbancey)
Mahsa Amini - Iran. Les femmes relèvent le défi de la liberté (L'Humanité, Nadjib Touaibia - Pierre Barbancey)
Mahsa Amini - Iran. Les femmes relèvent le défi de la liberté (L'Humanité, Nadjib Touaibia - Pierre Barbancey)
Iran. Les femmes relèvent le défi de la liberté
Publié le Jeudi 22 Septembre 2022 - L'Humanité
 

Elles dansent, ôtent leur voile, le jettent dans le feu et chantent :  « N’ayez pas peur, n’ayez pas peur, nous sommes tous ensemble !  »  La scène a lieu dans la ville de Sari, au nord de l’Iran… Le décès de la jeune Mahsa Amini, la semaine dernière, après son arrestation et un coma de trois jours, n’a pas fini d’ébranler la société iranienne.

D’un bout à l’autre du pays, la colère monte et la contestation prend de l’ampleur. Les manifestations se sont poursuivies pour la cinquième nuit consécutive, rapporte mercredi l’agence officielle Irma. Des hommes et des femmes – beaucoup d’entre elles étaient débarrassées de leur foulard – se sont rassemblés à Téhéran et dans d’autres grandes villes du pays, notamment à Mashhad (Nord-Est), Tabriz (Nord-Ouest), Rasht (Nord), Ispahan (Centre) et Kish (Sud), ajoute l’agence.

Iran. « Les jeunes filles n’obéissent plus, c’est super ! »

Sept jours après la mort de Mahsa Amini, la population exprime toujours son rejet de la République islamique. Toutes les villes du pays sont touchées. Le régime organise la répression. Naghmeh, pianiste à Téhéran, se confie à l’Humanité.

Publié le Jeudi 22 Septembre 2022 - L'Humanité

Naghmeh, 44 ans, pianiste à Téhéran, n’en revient toujours pas. L’autre soir, dans la capitale, alors qu’un rassemblement se formait, un feu a été allumé. Des dizaines de femmes comme elle, certaines plus jeunes, d’autres plus âgées, ont jeté leur foulard dans les flammes, un crépitement de joie dans les yeux. Ce qui n’était pas sans rappeler le Tchaharchanbé-Souri, la fête du Feu célébrée par les Iraniens à la fin de l’année et qui date du zoroastrisme. Le feu symbolise l’espérance d’un éclaircissement et d’un bonheur radieux pour l’année à venir. Naghmeh n’a pas été en reste. Elle aussi a brûlé son voile. Depuis plus de six jours maintenant, elle marche dans la rue la tête nue.

Des manifestations ont éclaté en Iran lorsque, le 16 septembre, l’annonce de la mort d’une jeune femme de 22 ans, Mahsa Amini, après son arrestation pour « port de vêtements inappropriés » par la police des mœurs, s’est répandue dans le pays comme une traînée de poudre. Cette brigade de la morale chargée de faire respecter un code vestimentaire pour les femmes est détestée. « La forme qui convient au gouvernement est un manteau assez long qui couvre les fesses et descend préférablement jusqu’aux genoux », précise à l’Humanité Naghmeh jointe par téléphone. « Avec, bien sûr, un foulard qui soit assez sévère et qui ne laisse pas entrevoir les cheveux. » Notre pianiste rapporte que les gens n’appellent plus cette unité Gasht-e Ershad (littéralement patrouille d’orientation) mais Ghatl-e Ershad (orientation du meurtre).

« J’ai été contrôlée plusieurs fois dans la rue, raconte Naghmeh. Soit ils viennent pour nous donner des “conseils” sur la façon de porter le foulard, soit ils nous embarquent. Il ne faut absolument pas monter dans leur voiture, sinon vous finissez au commissariat. » Une expérience qui lui est arrivée, il y a quelques années, et qui l’a marquée profondément. « C’est très, très violent quand on est là-bas. Soit on nous donne une amende très chère, soit on est enfermée pour une ou deux nuits. » Elle qualifie ça de « torture mentale ». Et d’expliquer : « Des policiers venaient nous menacer de nous agresser violemment, nous harceler physiquement. Ils ne le disaient pas directement mais leur regard et leurs paroles signifiaient “viol”. Une fois, je les ai vu battre une jeune femme avec une ceinture. Ils lui ont donné près de soixante-dix coups. »

Une vague de contestation inédite depuis 2019

Pas étonnant dans ces conditions que le décès d’Amini ait déclenché une énorme colère dans la population, les plus importantes manifestations de ce type en Iran depuis 2019. La plupart ont été concentrées dans les régions du nord-ouest du pays, peuplées de Kurdes, mais se sont étendues à la capitale et à au moins 50 villes et villages à travers le pays, la police utilisant la force pour disperser les manifestants. Dans le Nord-Est, ces derniers criaient : « Nous mourrons, nous mourrons, mais nous récupérerons l’Iran ! » près d’un poste de police incendié, comme l’a montré une vidéo publiée sur un compte Twitter. Les manifestants ont également exprimé leur colère contre le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei. « Mojtaba, puissiez-vous mourir et ne pas devenir le guide suprême ! » a scandé un groupe à Téhéran, faisant référence au fils de Khamenei, qui, selon certains, pourrait succéder à son père au sommet de l’establishment politique iranien.

«J’ai vu la police des mœurs battre une femme avec une ceinture. Ils lui ont donné près de soixante-dix coups.» Naghmeh, pianiste à Téhéran

Le pouvoir a lancé la répression en tentant de tuer dans l’œuf les protestations. Sans VPN, impossible d’utiliser WhatsApp ou Instagram. Niloufar Hamedi, journaliste du journal progressiste Shargh, a été arrêtée jeudi pour avoir twitté que la grande mère de Mahsa Amini cherchait sa petite-fille en pleurant et psalmodiant en langue kurde. Selon une ONG, 31 personnes auraient déjà été tuées alors que le commandement des pasdarans (gardiens de la révolution) a publié une déclaration remerciant les forces de police qui répriment les manifestations ! Mais la colère est forte. Selon Hamshahri, le journal de la mairie de Téhéran, 3 bassidjis (miliciens prorégime) ont trouvé la mort à Tabriz, Qazvin et Mashhad.

Des personnalités publiques, connues en Iran, se sont exprimées en faveur des manifestations. Le musicien Homayoun Shajarian a écrit sur Instagram : « Aucun d’entre nous n’est heureux en ces jours amers. Y a-t-il une volonté de la part des autorités de répondre raisonnablement aux exigences d’une nation honorable et noble ? Si oui, alors pourquoi tant de retards ? » Mohsen Chavoshi, un chanteur pop, a publié un message sur la même plateforme : « J’annonce par la présente, en pleine conscience et en toute santé, qu’à partir d’aujourd’hui, je vais arrêter toute coopération avec le ministère de la Culture et de l’Orientation islamique… et continuerai à chanter pour le peuple. Le silence n’est plus acceptable. » Mehdi Mahdavikia, un ancien footballeur de l’équipe nationale iranienne qui officie maintenant à Hamburg, a dénoncé la violence des forces de sécurité : « Vous ferez en sorte que les gens vous haïssent davantage, a-t-il écrit. Battre les femmes ? Honte à vous. »

Grande actrice iranienne, Katayoun Riahi a publié une photo d’elle sur Instagram, sans foulard. Lors d’une manifestation, la comédienne Shabnam Farshadjo a enlevé son hidjab et s’est adressée aux dirigeants de la République islamique, en disant : « Je déteste vos actions et votre comportement  ! »

Fait assez rare, 200 universitaires en poste en Iran ont lancé un appel dans lequel ils affirment défendre « le droit des femmes de notre pays de choisir librement de s’habiller » et expriment leur « opposition au processus d’humiliation et de torture systématique des femmes par le port obligatoire du hidjab ».

De quoi réjouir Naghmeh. « Les jeunes générations ne se couvrent plus autant qu’on le faisait. Ça, c’est vraiment super. Elles n’obéissent plus ! » Sans son foulard, elle sait ce qu’elle risque. « Bien sûr, s’ils nous attrapent, ils nous arrêtent. Mais on est arrivées à un point où on s’en fout. » Il est des fois où les situations atteignent des points de non-retour.

« La rupture entre le régime et la population est totale »

Behrouz Farahany met en regard les manifestations qui se déroulent actuellement après la mort de Mahsa Amini et le mouvement revendicatif iranien.

Publié le Vendredi 23 Septembre 2022 - L'Humanité

La réaction de la population iranienne vous a-t-elle étonné ?

On s’y attendait. Cela fait plus de deux mois maintenant que cette police des mœurs s’en prend aux femmes de façon violente, notamment parce qu’il y a eu la Journée mondiale du hidjab islamique, décrétée par le pouvoir en Iran. La police des mœurs avait alors multiplié les rondes de nuit. On sentait donc qu’une pression sur les femmes était en train de monter. Et, étant donné la situation économique et sociale, on s’attendait à une explosion. La mort en détention de Mahsa Amini, la semaine dernière, est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Toutes les villes d’Iran sont en ébullition. C’est une répétition de ce qui s’est passé en 2019.

Dans quel contexte économique et social ces protestations éclatent-elles ?

Il s’agit d’un des pires moments pour le régime islamique. Celui-ci avait commandé des sondages sur le regard des Iraniens sur le pouvoir en place. Ces résultats ont fuité. 13 % seulement de la population lui sont favorables. Tout le reste condamne le régime et, parmi eux, plus d’une moitié pense qu’il faut même le renverser ! Depuis son avènement, en 1979, la base sociale n’a jamais été aussi étroite. Chaque fois, ils ont réussi à encadrer le mécontentement par des manœuvres ou la mise en avant d’un camp dit réformateur comme avec le président Khatami. Ils avaient une assise sociale assez considérable. Mais là, la coupure est nette. Si vous regardez le nombre d’organes de répression et de propagande idéologique qui existent en Iran, ces 13 % sont les gens qui travaillent pour le régime et leur famille. En dehors de ceux-là, qui vont lui rester fidèles car il les nourrit, tout le reste est contre.

L’inflation est galopante, parfois à trois chiffres. Et cela touche les produits de première nécessité, ce que les gens doivent acheter tous les jours : le pain, le lait, les fruits, les légumes… La viande devient une denrée de luxe. La situation économique est terrible. L’Iran est un pays où les politiques néolibérales et les privatisations se poursuivent d’année en année, produisant fermetures d’usines, licenciements, chômage. Ces difficultés sont exacerbées par la continuation des sanctions américaines. Il y a peut-être 5 à 6 % de la population qui profitent de ce régime alors que les affaires de fraude et de corruption ne cessent pas. Les pasdarans (gardiens de la révolution) utilisent les canaux officiels pour faire de la contrebande. Au final, les Iraniens sont révoltés contre le régime. Il n’est pas étonnant que, depuis six jours, on entende des slogans comme « Liberté, pain, travail », « Mort à Khamenei »… La rupture entre le régime et la population est totale.

Ce mouvement peut-il aboutir à quelque chose ?

Il y a régulièrement en Iran des explosions comme celle à laquelle on assiste aujourd’hui. Mais, entre ces explosions, il y a un mouvement de revendication, de protestation, de grève des ouvriers et des salariés qui n’a jamais cessé. L’an dernier, on a dénombré 4 122 actions de protestation, de grève et de sit-in, ce qui est un record sur les quarante-trois années du régime islamique. En août 2020, on a assisté à un grand mouvement des ouvriers de la pétrochimie. Plus de 100 000 salariés ont participé aux arrêts de travail. Le mouvement revendicatif en Iran est un fleuve continu, ponctué d’explosions. Le fer de lance d’un mouvement contre le régime est le mouvement revendicatif des ouvriers et des salariés.

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20 septembre 2022 2 20 /09 /septembre /2022 09:03
Pourquoi est-il si difficile de critiquer la politique d’Israël ? - débat de L'Humanité avec Pierre Laurent, Jérôme Guedj, Nitzan Perelman (Latifa Madani, 8 septembre 2022)
Pourquoi est-il si difficile de critiquer la politique d’Israël ?

Géopolitique Les initiatives pour alerter sur la situation en Palestine et avancer vers un règlement du conflit ont du mal à se faire entendre. Comment sortir de cette impasse ?

Publié le Jeudi 8 Septembre 2022 Latifa Madani

Critiquer Israël et défendre les droits des Palestiniens deviennent de plus en plus périlleux, alors que la perspective d’une solution politique n’a jamais semblé aussi éloignée. Une proposition de résolution, déposée mi-juillet à l’initiative du député PCF Jean-Paul Lecoq, « condamnant l’institutionnalisation par Israël d’un régime d’apartheid à l’encontre du peuple palestinien » a suscité une vive polémique.

Le terme apartheid est-il impropre pour qualifier la politique de colonisation israélienne et ses conséquences ?

Nitzan Perelman En Israël, nous utilisons le terme apartheid depuis le début des années 2000. Puis, il y a eu les rapports détaillés et argumentés d’ONG israéliennes comme B’Tselem et Yesh Din et ceux d’organisations internationales (ONU, Conseil de l’Europe) et non gouvernementales (Human Rights Watch et Amnesty International) qui ont démontré que les lois, politiques et pratiques mises en place par les autorités israéliennes ont progressivement créé un régime d’apartheid à l’encontre du peuple palestinien. L’ONG B’Tselem a observé et démontré que, sur la totalité du territoire, s’exercent des politiques qui favorisent clairement les juifs au détriment des Palestiniens, qui, eux, vivent sous le régime de l’armée israélienne d’occupation. Nous observons aussi un apartheid foncier à l’intérieur même d’Israël. Depuis 1948, pas un seul village, pas une seule ville arabe n’y ont été fondés. À peine 3 % des terres appartiennent aux citoyens arabes. Ils ne peuvent pas vivre ou acheter un terrain ou une maison là où ils voudraient. La loi fondamentale dite de l’État-­nation, votée en juillet 2018, énonce que « l’État considère le développement de la colonisation juive comme un objectif national et agira en vue d’encourager et de promouvoir ses initiatives et son renforcement ». Cela ouvre le droit de confisquer des terres appartenant à des Palestiniens, qu’ils soient de Cisjordanie, de Jérusalem ou citoyens d’Israël. Et c’est ce qui se passe.

Jérôme Guedj Je crois que nous sommes tous sincèrement défenseurs d’une solution à deux États, d’une paix juste et durable, de la sécurité d’Israël et de la défense des droits des Palestiniens. Nous partageons ces objectifs mais pas forcément le chemin pour les atteindre. J’ai l’impression que le sentiment d’échec et d’impuissance à faire aboutir une solution donne lieu à une surenchère qui consiste, avec le terme d’apartheid, à vouloir donner un grand coup de pied, pensant que cela éveillera les consciences. Or, nous devons poser la question des raisons de cet échec, qui laisse l’extrême droite israélienne gagner en partie la bataille culturelle. Au lieu de cela, je trouve hasardeux le parallélisme avec l’Afrique du Sud. Je partage les objectifs, mais je conteste le moyen, pas seulement parce que je le trouve inefficace, mais parce que je le trouve contre-productif et même dangereux.

Pour quelles raisons ?

 Jérôme Guedj Une grille de lecture binaire et globalisante empêche de prendre en compte la complexité de la situation. Le danger le plus important à mes yeux est l’instrumentalisation du débat national par l’usage de ce terme. L’apartheid est défini par l’ONU comme « des actes inhumains commis en vue d’instituer ou d’entretenir la domination d’un groupe racial sur un autre groupe racial et de l’opprimer systématiquement ». On tombe dans le piège de la racialisation et de l’essentialisation d’un conflit qui est en réalité celui de deux nationalismes légitimes, israélien et palestinien, et non pas celui entre juifs et musulmans. En voulant introduire cette réponse nouvelle, on prend le double risque que le conflit change de nature et qu’on l’importe sur le territoire national. Je ne fais pas de procès d’intention aux militants sincères qui pensent que c’est la bonne manière de faire avancer les choses. Mais en tant que lanceur d’alerte, je mets en garde. Le recours au terme d’apartheid délégitime l’interlocuteur et donne du crédit à ceux qui continuent à poser la question de l’existence même d’Israël. Cette notion est un cheval de Troie. En Afrique du Sud, cela s’est traduit par un renversement du régime. Si vous dites qu’Israël est un régime d’apartheid, par quoi le remplacez-vous ?

Pierre Laurent La fin du régime d’apartheid d’Afrique du Sud n’a pas entraîné la fin de l’Afrique du Sud mais la mise en place d’un autre régime politique. Cela dit, l’usage du terme apartheid dans la résolution qui a provoqué ce débat ne relève d’aucune surenchère. Il s’agit au contraire de sortir du déni de réalité et d’en finir avec l’impunité. Ce mot est revenu récemment au premier plan à propos du conflit israélo-palestinien. J’ai été moi-même très attentif avant de l’utiliser. Ceux qui, comme moi, se sont rendus régulièrement, ces dix dernières années, dans les territoires occupés, à Jérusalem-Est et à Gaza (où j’ai pu entrer, exceptionnellement, avec une délégation parlementaire en juin dernier), ont pu observer une situation de fait d’institutionnalisation d’un apartheid. Nous sommes face à une entreprise de domination et d’oppression systématique, sans perspective de reconnaissance des droits des Palestiniens. La solution à deux États est de plus en plus sabotée par les gouvernements israéliens successifs, qui essaient d’organiser une situation d’irréversibilité pour la rendre impossible. Enfin, le changement de paradigme est le fait de la loi fondamentale dite de l’État-­nation adoptée en juillet 2018 par le Parlement israélien. Elle institue elle-même la discrimination. Intitulée « Israël en tant qu’État-nation du peuple juif », elle stipule dans l’article 1 : « L’exercice du droit à l’autodétermination nationale dans l’État d’Israël est réservé au peuple juif. »

Jérôme Guedj Que l’on soit d’accord ou pas, rappelons qu’Israël est le foyer national du peuple juif depuis sa création et sa construction. Notre modèle universaliste, je le regrette, ne s’y applique pas.

Nitzan Perelman Si, au niveau international, on évoque encore la solution à deux États, en Israël on ne parle plus de solution, ni même d’occupation. On ne parle même plus de paix, sauf pour dire bonjour (salam shalom). C’est maintenant qu’il faut réagir parce que la situation se dégrade très vite. Cela fait plus de dix ans que les voix critiques contre les gouvernements et contre l’occupation sont délégitimées en Israël même. Les opposants sont taxés de traîtres, d’ennemis intérieurs. Moi-même j’ai hésité pendant des années à utiliser le terme d’apartheid, mais quand on regarde la réalité, on ne trouve pas d’autre mot pour la décrire. Oui, il faut à tout prix éviter de donner une dimension religieuse au conflit. Ceux qui le font sont les dirigeants israéliens eux-mêmes, lorsqu’ils assimilent les Palestiniens aux Iraniens, aux islamistes djihadistes. Ce sont ces voix qui délégitiment ceux qui critiquent Israël en les accusant d’antisémitisme, et c’est cela qui est très inquiétant. Les Israéliens regardent les Palestiniens comme des musulmans (alors qu’il y a des Palestiniens chrétiens…) et non plus comme des citoyens qui revendiquent des droits et un État. Il faut le dire clairement pour que ceux qui sont à l’extérieur en aient conscience.

Pourquoi la Palestine semble-t-elle de plus en plus une cause perdue ?

Pierre Laurent Les Palestiniens sont abandonnés de toute la communauté internationale, des grandes nations, y compris la France qui ne prend plus aucune initiative pour relancer un processus. Avec le projet de résolution qui a soulevé la polémique mais qui demande de l’explication et du dialogue, nous voulons dire la vérité sur une situation extrêmement dangereuse pour les Palestiniens, mais aussi, à terme, pour Israël. Bien sûr, il ne s’agit sûrement pas de transformer le conflit en conflit religieux, mais d’attirer l’attention sur la négation de fait des droits de tous les Palestiniens. C’est extrêmement préoccupant et cela doit être dénoncé. Dans le cas contraire, nous ne rouvrirons pas la voie à une négociation pour une solution politique et pacifique. En juin dernier, avec la délégation sénatoriale, j’étais inquiet d’entendre des dirigeants israéliens de la Knesset dire que, pour eux, le problème palestinien n’est plus le problème essentiel.

Jérôme Guedj L’apartheid est une définition juridique qui fait mention de la domination d’un groupe racial sur un autre. Quel est le groupe racial qui domine un autre groupe racial ? Les Israéliens. Les Palestiniens sont-ils un groupe racial comme le furent, en Afrique du Sud, les Blancs (10 % de la population) et les Noirs (90 % de la population) ?

Nitzan Perelman Rappelons que l’article 1 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination dit que race ou racial inclut la race, la couleur, l’origine nationale ou ethnique.

Pierre Laurent Ajoutons que, de plus en plus, les définitions internationales de l’apartheid vont bien au-delà de la question raciale, elles intègrent les dimensions de domination et d’oppression systématiques et institutionnelles d’un groupe ou d’une partie de la société sur une autre.

Jérôme Guedj Il y a des situations discriminatoires de droit ou de fait en Israël comme malheureusement dans beaucoup d’autres pays. Elles sont plus importantes en Israël. Mais les questions de l’occupation et de la colonisation ont disparu du débat. Elles sont considérées comme un fait acquis, surtout depuis que Donald Trump a validé la logique d’annexion. Faisons front commun pour remettre sur la table ce combat. Mais je persiste à mettre en garde contre les dangers de l’importation de ce conflit chez nous. J’ai le souvenir de la Deuxième Intifada et des cocktails Molotov contre la synagogue à Massy. Je ne veux pas revivre cela.

Pierre Laurent La politique d’Israël conduit à une impasse dramatique pour les Palestiniens et pour les Israéliens, et pour la région tout entière. Dénoncer cela n’est pas sombrer dans la mise en cause d’Israël, ni dans la désignation des juifs comme étant responsables de cette situation. Si nous ne faisons rien, ce sera à nouveau l’explosion car les Palestiniens sont là, ils ne partiront pas.

Comment ne pas abandonner le soutien à la cause palestinienne sans être accusé d’antisémitisme ? Surtout depuis que le Parlement européen ainsi que d’autres pays dont la France ont adopté des définitions qui tendent à assimiler l’antisionisme à l’antisémitisme.

Jérôme Guedj Les causes internationales perdues et oubliées sont malheureusement nombreuses dans le monde ; les Arméniens du Haut Karabakh, les Ouïghours ou les Yéménites ne sont pas en haut de la pile des priorités internationales. Je ne veux rien exonérer, mais la question de la Palestine ne doit pas être le thermomètre, l’étalon de la qualité des relations internationales ou de la vitalité démocratique. C’est souvent vécu comme tel. On peut et on doit critiquer, mais n’ayons pas la naïveté de ne pas voir qu’il y a un renouveau de l’antisémitisme qui nourrit la détestation d’Israël. Je ne fais pas d’amalgame et j’ai horreur de ce terrorisme intellectuel qui, derrière l’accusation d’antisémitisme, consiste à fermer la porte au débat. Mais, dans le même temps, il y a des gens qui, délibérément, diront « sale sioniste » plutôt que « sale juif ». Il faut comprendre la sensibilité d’une grande partie de nos concitoyens. L’antisémitisme a tué dans notre pays des Français de confession juive. Je rêve qu’il y ait une remobilisation sur l’occupation, la colonisation, l’impunité de certains dirigeants israéliens. Mais ne créons pas de clivages supplémentaires. Je dis cela en défenseur sincère de la cause palestinienne. Parfois, le remède est pire que le mal que l’on veut soigner.

Nitzan Perelman Je suis complètement d’accord au sujet de l’antisémitisme. Surtout, mettons-nous d’accord sur sa définition. Il est alarmant que l’on mette sur le même plan un réel acte antisémite comme agresser un homme parce qu’il porte une kippa et le fait de dire qu’Israël commet des actes de guerre. C’est dangereux car cela vide de sens la notion d’antisémitisme qui renvoie, elle, à des événements très graves dans l’histoire. Par ailleurs, cette confusion paralyse complètement le combat politique contre la colonisation et l’occupation. Désormais, dans la société israélienne, on considère que ceux qui critiquent le gouvernement sont antisémites. C’est un vrai danger auquel il faut prêter attention.

Pierre Laurent La résurgence de l’antisémitisme est une réalité en France, en Europe, dans le monde, de même que la résurgence d’idéologies racistes nauséabondes. Attention à ne pas attribuer cette résurgence à ceux qui défendent la cause palestinienne. Les forces d’extrême droite, qui portent en elles l’antisémitisme historique et qui progressent dans nos sociétés, sont un grave danger. De même que les forces islamistes radicales qui ont perpétré d’horribles attentats sur le territoire français. Mais, parce que nous avons ces combats à mener, je pense que la confusion entretenue entre les défenseurs de la cause palestinienne et les autres alimente le discours en Israël des forces extrémistes de droite, qui utilisent elles-mêmes l’argument d’antisémitisme contre des forces de gauche israéliennes. À mal désigner les causes de la résurgence de l’antisémitisme, on peut non seulement ne pas le combattre, mais désarmer les consciences. Les communistes n’ont jamais failli contre l’antisémitisme, et ils resteront fermes aussi sur la défense des Palestiniens.

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18 septembre 2022 7 18 /09 /septembre /2022 11:35
Prison n°5", une BD sous forme de roman graphique coup de poing publié chez Delcourt (février 2021, 20€)

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Zehra Doğan - Prison n°5/ Nous aurons aussi de beaux jours, Ecrits de prison - Une immense artiste raconte son incarcération et le combat des Kurdes pour la dignité et la liberté
 "Nous aurons aussi de beaux jours. Écrits de prison" - Zehra Dogan (15 euros, 2019, traduit du turc par Naz Öke et Daniel Fleury), éditions Antoinette Fouque, des Femmes

"Nous aurons aussi de beaux jours. Écrits de prison" - Zehra Dogan (15 euros, 2019, traduit du turc par Naz Öke et Daniel Fleury), éditions Antoinette Fouque, des Femmes

Zehra Doğan est une artiste kurde engagée à la force intérieure et à la créativité incroyables, dont des œuvres documentant l'oppression du peuple kurde par le régime d'Erdogan, les massacres dans les villes et les villages kurdes, sorties clandestinement de prison et de Turquie, ont été déjà exposées deux fois dans le pays de Morlaix, à Plouézoc'h, sur Traon Nevez, à l'hiver 2017-2018, et au Roudour de Saint-Martin-des-Champs, à l'automne 2018. Une chance formidable pour les habitants de la région de Morlaix d'accéder à ces œuvres puissantes.

A l'époque, nous avions été très impressionnées par ses œuvres à la force expressive voire expressionniste étonnantes, produites avec des matériaux de récupération (journaux turcs, pigments sur les murs, sang, etc) et par l'histoire de cette jeune journaliste et artiste féministe courageuse, fondatrice de l'agence féministe JINHA, accusée une première fois d'être membre d'une organisation illégale et d'avoir fait un dessin d'un enfant se plaignant de n'avoir plus accès à son école rasée dans un quartier kurde par l'armée d'Erdogan, embastillée une première fois en 2016, puis une seconde fois en 2018, après son arrestation lors d'un banal contrôle routier alors qu'elle vivait dans la clandestinité à Istanbul, arrestation suivie d'une nouvelle condamnation à 2 ans, 9 mois et 22 jours de prison, le 12 juin 2017, une peine qu'elle va d'abord purger dans la prison de Diyarbakir, où tant de militants kurdes furent affreusement torturés. 

Entre 2015 et 2016, en Turquie, 11 villes et 49 localités kurdes furent mises sous couvre-feu, soit 1,8 millions de personnes. Des centaines de Kurdes de Turquie furent massacrés, et parmi eux de nombreux enfants, suite à la rupture des discussions de paix avec Abdullah Öcalan. Et des centaines d'élus et militants kurdes du HDP furent emprisonnés eux aussi, comme Selahattin Demirtas, Leyla Güven, etc.

Nous avons eu la semaine dernière le grand plaisir de la rencontrer à la fête de l'Humanité 2022, au village du Livre, où elle dédicaçait au côté de son amie Naz Öke deux livres très importants, les deux composés avec la complicité extraordinaire de son amie Naz Öke, "Prison n°5", une BD sous forme de roman graphique coup de poing publié chez Delcourt (février 2021, 20€), et ses lettres de prison à Naz Öke, publiées aux éditions Antoinette Fouque sous le titre "Nous aurons aussi de beaux jours. Écrits de prison" (15 euros, 2019, traduit du turc par Naz Öke et Daniel Fleury), deux livres complémentaires qui se lisent ensemble avec profit.

Outre la performance artistique, l’ouvrage "Prison n°5" présente la question kurde, entre autres, ainsi qu’une histoire sombre de la Turquie (déjà) entre les années 1980 et 1995. Il relate aussi le quotidien des prisons de femmes d’aujourd’hui et la lutte qu’elles y mènent contre les conditions carcérales. "La prison N°5" est la sinistre “Geôle d’Amed”, centre pénitentiaire de Diyarbakır, où Zehra Doğan fut aussi incarcérée, et qui fut centre de tortures et de sévices sous la dictature militaire. C’est un pan de l’histoire de la Turquie, qui explique tout autant le présent sous le régime Erdoğan.

Zehra Doğan raconte le quotidien de la prison, la solidarité et la sororité des prisonnières, l'histoire tragique de ses prisonnières dont plusieurs ont perdu des enfants, des maris, des parents, dans la lutte de libération des kurdes. Dont certaines sont condamnées à perpétuité pour avoir pris les armes contre l'oppression de leur peuple, en réflexe d'auto-défense. Elle évoque avec tendresse et tristesse la vie contre-nature des enfants en prison, que l'on soigne à peine quand ils sont malades, tout comme les prisonnières. Elle narre dans des pages d'une violence difficilement soutenable, mais qui correspond à l'horreur des faits, les tortures infligés aux militants du PKK et à d'autres militants de gauche par le régime de dictature nationaliste à partir du coup d’État militaire du 12 septembre 1980, les racines politiques et idéologiques de la terreur exercée par le régime d'Erdogan aujourd'hui.  

Récit d'un emprisonnement personnel, prison n°5 est tout autant l'histoire des combats pour la dignité et de la répression d'un peuple, en Turquie, le peuple kurde, qui subit la violence nationaliste depuis une centaine d'années.

"Nous aurons aussi de beaux jours", dont les éditrices font référence aux expositions des œuvres évadées de Zehra Doğan dans le pays de Morlaix, au sein du festival des Autres Mondes, produit la correspondance très émouvante de Zehra Doğan avec Naz Öke, son amie et soutien française de l'association Kedistan. Correspondance agrémentée de dessins, de tableaux, dont plusieurs vont intégrer l'album graphique Prison n°5, ou encore être exposés comme tableaux, sortis clandestinement de prison et de Turquie. On y lit les émotions et la sensibilité extrême de Zehra, sa profonde humanité, son exigence de justice, la justesse de ses descriptions des camarades autour d'elle, ses poèmes, ceux de ses écrivains favoris qui l'aident à tenir, ses espoirs et ses rêves, son analyse politique des évènements. Un document important sur le combat, pacifique dans le cas de Zehra, du peuple kurde, d'une artiste engagée singulière et qui est aujourd'hui une figure reconnue internationalement de l'art contemporain. 

Ismaël Dupont

Zehra Doğan - Oeuvre de l'exposition présentée à Traon Nevez - Plouézoc'h

Zehra Doğan - Oeuvre de l'exposition présentée à Traon Nevez - Plouézoc'h

Zehra Doğan - Oeuvre de l'exposition présentée à Traon Nevez - Plouézoc'h

Zehra Doğan - Oeuvre de l'exposition présentée à Traon Nevez - Plouézoc'h

Kurdistan. Les beaux jours de Zehra Dogan

L’artiste et journaliste kurde a passé près de deux ans dans les geôles d’Erdogan. Ses lettres témoignent du quotidien carcéral des femmes exposées à l’arbitraire d’un régime autoritaire et belliciste.

Publié le Vendredi 3 Janvier 2020 -https://www.humanite.fr/monde/kurdistan-les-beaux-jours-de-zehra-dogan-682592
Rosa Moussaoui - L'Humanité

Comment, privée de crayons, de peinture, de pinceaux, donner visage à ces femmes aux yeux grands ouverts ? Derrière les murailles de sa prison, Zehra Dogan changeait en pigment tout ce qui lui tombait sous la main : du sang, la chair d’une olive, le suc d’une grenade ou d’une griotte, les déjections d’un oiseau de passage. « De tout cela j’arrive à obtenir des couleurs. Alors, s’il te plaît, en prononçant le prénom de Zehra, n’imagine pas une Zehra désespérée et triste. Ici, je suis très heureuse. » Au fil des lettres échangées par l’artiste et journaliste kurde avec son amie Naz Oke, fondatrice en France du magazine Kedistan, un récit prend corps, vivant, alerte, sensible. Les Éditions des femmes publient cette correspondance (1) qui brosse le portrait d’une militante décidée, d’une jeune femme curieuse, parfois candide, à l’intelligence effervescente. Pilier de l’agence de presse féministe Jin News prise pour cible par le régime de Recep Tayyip Erdogan après le putsch manqué de 2016, Zehra Dogan fut l’une des premières journalistes à recueillir les témoignages de femmes yézidies ayant échappé à Daech. Dans la fureur répressive déchaînée par le despote d’Ankara contre les Kurdes, c’est un dessin figurant le désastre semé par l’armée turque à Nusaybin qui lui valut d’être arrêtée et accusée de « propagande pour une organisation terroriste ». Verdict : cinq mois de prison, une parenthèse de liberté sous surveillance, avant de retrouver encore sa geôle, pour vingt mois. Au total, six cents jours d’incarcération et le ciel retrouvé au début de l’année 2019, avant l’exil à Londres. Sur ses codétenues, qu’elle aime à écouter, à dessiner, elle pose dans l’épreuve commune un regard sororal.

« Nous partageons les mêmes valeurs de lutte »

Paysannes et bergères arrachées au grand air des montagnes et des hauts plateaux, combattantes aguerries ou mères de famille, elles affrontent ensemble l’arbitraire : « Nous avons une conviction commune et c’est elle qui nous tient unies. Nous partageons les mêmes valeurs de lutte. » Plusieurs fronts, un seul combat. Il faut en finir d’un même mouvement avec l’entrelacs des dominations que perpétuent le capitalisme et le patriarcat, répète l’artiste dans une langue crue : « Ce monde masculin pue des aisselles. Il vocifère de sa bouche putride. Il vomit sur nous ses guerres, son exploitation et la vie toxique qu’il nous impose en l’appelant “liberté”. Et chaque fois, c’est par les femmes qu’il commence. Parce que la guerre qu’il mène contre nous n’est pas une guerre des sexes, mais une guerre idéologique. » Ces missives disent toute l’obscurité d’un quotidien carcéral insupportable : la discipline déployée pour maintenir dans des cellules puantes une hygiène élémentaire ; les blessures infectées exposant les prisonnières privées de soin à l’amputation, l’inquisition de l’administration pénitentiaire. Dans cette grisaille et dans la promiscuité, Zehra Dogan décèle pourtant partout la vie : un chat, un chant, le babillage du bébé d’une détenue, le chuchotement de quelque confidence. « Que des femmes dont les éclats de rire rendent cette vie en gris chatoyante. Nous avons une amie qui s’appelle Halise. Avant notre arrivée à la prison, elle avait eu l’idée de décorer à la main les murs en utilisant de la peinture à l’eau qu’elle avait trouvée au quartier, relate-t-elle. Elle et ses amies ont aussi dessiné des papillons, des animaux. Une enquête disciplinaire a été ouverte contr e Halise qui en a endossé la responsabilité, mais peu importe, le lieu est maintenant de toutes les couleurs. » Par une meurtrière, le clair de lune prolonge à la nuit tombée ses lectures, troublées par les éclats de voix des soldats. Elle reconstitue en pensée les musiques qu’elle aime ; le dessous d’un lit lui tient lieu d’atelier. Elle dessine et peint allongée à même le sol, sous l’œil de ses compagnes d’infortune : « Si ça se trouve, quand je sortirai, je ne pourrai plus dessiner autrement. » De réminiscences enfantines en digressions politiques ou philosophiques, elle laisse voguer ses « étranges pensées quotidiennes », s’interroge sur l’union libre ou sur les empires sumériens. Par ses introspections, elle s’ouvre des horizons : « Je voudrais, en t’écrivant, me libérer un peu. »

Des « zones de sécurité spéciale » interdites aux civils

Le récit de Zehra Dogan, ceux de ses codétenues, qu’elle rapporte, jettent une lumière cruelle sur la guerre sans merci livrée au peuple kurde : bombardements, villages incendiés, langue interdite, militants torturés et l’ombre de la prison, toujours. Cette guerre ne connaît pas de trêve. Galvanisé par sa croisade dans le nord de la Syrie, prêt à déployer ses troupes en Libye, Erdogan porte toujours le fer et le feu dans ses frontières. L’armée d’Ankara multiplie ces jours-ci, au Kurdistan du Nord, les « zones de sécurité spéciale » interdites aux civils ; des maires sont destitués les uns après les autres ; les rafles se poursuivent dans les rangs de militants suspects de sympathies pour le PKK. « On me demande toujours pourquoi les femmes de mes dessins sont tristes. Je ne le fais pas exprès, écrit la prisonnière. Je les dessine et je me rends compte après coup qu’elles sont tristes. Quelle femme témoin de ce qui se passe sur ces terres pourrait être heureuse ? » Une conviction tenait debout la détenue, dans sa claustration, elle guide aujourd’hui la femme libre : « Le monde auquel nous aspirons verra le jour. »

Nous aurons aussi des beaux jours. Écrits de prison, Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2019, 15 euros.
Bande dessinée. « Prison n° 5 », traits libres

BULLES D'HUMANITÉ #8. L’Humanité Dimanche vous fait découvrir les huit finalistes de cette troisième édition de notre prix dédié à la bande dessinée, dont le lauréat sera récompensé en septembre à la Fête de l’Humanité. Dernier album en lice : « Prison n° 5 » (Delcourt), de Zehra Dogan. 

Publié le Samedi 4 Septembre 2021 -L'Humanité
 

Document incroyable, violent et percutant, « Prison n° 5 » est le témoignage précieux d’une journaliste kurde emprisonnée en Turquie. Feuille après feuille, Zehra Dogan a réussi à faire évader ses dessins pour dénoncer les conditions de détention des Kurdes. Le document s’apprivoise. Le crayonné est inégal, gratté sur un fond de papier kraft. Rehaussé de feutre ou non. Parfois maladroit, souvent percutant. Dur. Mais ce document est inestimable. Une fois que le lecteur se plonge dans ce texte incroyable, le dessin émeut, bouleverse, et l’œuvre révèle toute sa puissance.

Emprisonnée à plusieurs reprises, Zehra Dogan n’a jamais cessé de témoigner, de résister. Elle a cofondé l’agence de presse kurde Jinha, aux plumes exclusivement féminines. Fin 2015, quand le processus de paix entre la Turquie et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est abandonné, la rédactrice couvre la reprise des conflits. En octobre 2016, Erdogan ferme l’agence de presse. Zehra Dogan continue d’informer sur les réseaux au travers de photos, de témoignages et de dessins. Ce qui lui vaudra sa première arrestation. Libérée le temps du procès, elle est condamnée à deux ans, neuf mois et vingt jours de prison, mais entre en clandestinité. Elle n’échappera pas à sa condamnation. Découverte, Zehra est réincarcérée à la prison de Diyarbakir, dans l’est de la Turquie.

L’encre rouge du sang

Pas de quoi entamer sa détermination ni assécher son pinceau. Zehra dessine dans l’urgence, cache ses croquis, utilise ce qu’elle trouve. Des draps, des serviettes, de vieux habits lui servent de support. Des grains de café et du sang menstruel remplacent l’encre manquante. Chaque jour, son amie Naz Öke lui envoie des dizaines de pages. Le dos des lettres reste systématiquement vierge. Pendant un an et demi, l’envers immaculé du courrier permettra de coucher en secret ses planches. Feuille après feuille, les dessins parviendront à s’évader de prison.

Zehra y couche sa détention. « Dans ce lieu, j’apprendrai à créer à partir du néant », écrit-elle. Elle retrace la violence réservée aux prisonniers kurdes depuis les années 1980, la légende de la prison n° 5 de Diyarbakir : les sévices humiliants, les tortures mortelles, l’injection de déjections, l’hymne national imposé si l’on veut survivre, les grèves de la faim. Son dessin noir et blanc est réaliste, frontal, sans pudeur. Le sang rouge est la seule couleur. La cruauté et la résistance rappellent d’autres combats de prisonniers politiques.

Mais l’histoire kurde se conjugue aussi au féminin. Zehra raconte les premiers bataillons autonomes de femmes. Leur lutte avant leur reconnaissance au sein même de l’armée kurde. Et la sororité qui perdure dans ces prisons réservées aux femmes, où l’on transmet la mémoire des luttes, où l’on fabrique les jouets de chiffons des 800 enfants qui grandissent encore entre les barbelés. Où on s’apaise, tête sur les genoux accueillants des « mères de la Paix » écrouées.

Libérée, Zehra Dogan a rejoint l’Europe. Un jour de 2020, elle a croisé la route de Jacques Tardi et Dominique Grange. Grâce à eux aussi, ces dessins témoins sont devenus livre. Merci.

Naz Öke et Zehra Dogan, à la fête de l'Humanité 2022, village du livre, 10 septembre 2022 (photo Ismaël Dupont)

Naz Öke et Zehra Dogan, à la fête de l'Humanité 2022, village du livre, 10 septembre 2022 (photo Ismaël Dupont)

Zehra Doğan - Prison n°5/ Nous aurons aussi de beaux jours, Ecrits de prison - Une immense artiste raconte son incarcération et le combat des Kurdes pour la dignité et la liberté
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13 septembre 2022 2 13 /09 /septembre /2022 06:38
Une invitation de l'AFPS Pays de Morlaix -MUNTHER AMIRA & AMAL KHADER seront avec nous le JEUDI 15 SEPT à 20h - SALLE DU CHEVAL BLANC à PLOURIN LES MORLAIX.

 

L'AFPS du Pays de Morlaix est particulièrement heureuse d'inviter ses adhérent-es et tous les ami-es de la Palestine à une conférence-débat sur la résistance populaire palestinienne. Cette rencontre se fera en présence de deux militant-es palestinien-nes qui jouent un rôle considérable dans les mobilisations populaires contre l'occupation et la colonisation de la Palestine

MUNTHER AMIRA & AMAL KHADER seront avec nous le JEUDI 15 SEPT à 20h - SALLE DU CHEVAL BLANC à PLOURIN LES MORLAIX.
Nous vous attendons, nombreuses et nombreux pour leur exprimer toute la solidarité que mérite leur combat juste et légitime.
Réservez votre soirée, et n'hésitez surtout pas à partager cette invitation à vos proches et ami-es.

 

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11 septembre 2022 7 11 /09 /septembre /2022 06:08
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11 septembre 2022 7 11 /09 /septembre /2022 06:02

 

Conformément à la tradition, E. Macron a réuni le 1er septembre les ambassadeurs à l’Élysée. Dans un long discours, il s’est livré à une analyse du monde actuel, a évoqué le bilan de la présidence française de l’Union européenne et les tâches de la diplomatie aujourd’hui.

 

 

Non sans pertinence, le Président de la République est revenu sur la mondialisation qui modifie fondamentalement les relations internationales en pointant les interdépendances, les problèmes qui sont devenus mondiaux et qui ne peuvent se résoudre qu’à cette échelle. Il invoque sur ce registre les pandémies, le changement climatique, la destruction de la biodiversité, les migrations, les crises énergétiques et alimentaires. Si le monde n’a jamais été aussi interconnecté, les fractures et les insécurités humaines qui l’affectent n’ont jamais été si criantes alors que les normes qui structurent les relations internationales se sont affaiblies.

Si E. Macron est toujours aussi disert sur les enjeux de sécurité globale, ses initiatives concrètes et ses résultats politiques sont proches du néant.

Pourtant, ces tendances suscitent chez le Président de la République de lourdes inquiétudes puisqu’il constate que dans les opinions publiques mondiales, « la confiance n’est plus la même dans le capitalisme libéral », mais aussi que « le libéralisme politique est remis en cause ». Il exprime ses craintes à l’égard des soulèvements populaires planétaires qui ont montré l’ampleur de la délégitimation des classes dirigeantes, des politiques néolibérales et des institutions.
Cela n’empêche pas E. Macron de s’arc-bouter, en gestionnaire des intérêts du capital, sur la défense du système capitaliste. Or les pandémies, actuelles et futures, sont intrinsèquement liées à l’expansion de l’économie marchande, à l’exploitation et à l’appropriation privée des ressources naturelles et ainsi qu’aux logiques productivistes qui les génèrent. Plus meurtrier encore que les virus, il y a le capitalisme qui déstructure les sociétés. Depuis la fin du monde bipolaire, le marché capitaliste, qui devait tout régler, a provoqué l’expansion du chômage, de la précarité et de la pauvreté. La mondialisation libérale a suscité aussi des replis qui sont à la base du communautarisme, du nationalisme et des régressions démocratiques.

Le Président de la République a dressé un bilan pour le moins élogieux de son action pour l’Union européenne durant les six mois de pilotage tournant. Or, il est en échec sur presque tous les grands dossiers énoncés comme des priorités. La transition énergétique, la régulation du numérique ou le smic européen ne sont que de vagues projets n’avançant rien de concret ni de contraignant. Sur la réinvention de l’Europe et son autonomie stratégique le fiasco est patent. Si la crise en Ukraine a donné lieu à un ripolinage de façade de l’unité des États membres, les phénomènes de division au sein de l’UE demeurent puissants, notamment avec la Pologne et la Hongrie. Les évolutions de la politique américaine vers un national-populisme mis en œuvre par D. Trump et repris en partie par J. Biden éloignent tendanciellement, en dépit du conflit ukrainien, le nouveau monde de l’ancien continent. La nécessité, dans ce contexte, de se définir hors du référent états-unien, autour des concepts d’autonomie et de souveraineté stratégique de l’Europe a fait long feu. Le revers sur l’affaire des sous-marins australiens et la constitution de l’AUKUS mais aussi les commandes militaires allemandes à Lockeed Martin ou Boeing en témoignent. E. Macron a donné des gages atlantistes en affirmant que cette ambition se situe en complémentarité de l’OTAN et il a été vertement recadré après sa déclaration de « ne pas humilier la Russie ». Il serait injuste pour autant de ne pas mettre à son crédit quelques « succès », plus particulièrement dans la gestion des frontières puisque la politique répressive à l’égard des migrants s’est renforcée provoquant de nouveaux drames humains.

La guerre en Ukraine est largement traitée dans ce discours. S’il évoque à juste raison la violation des principes internationaux, une guerre hybride mondialisée et une rupture lourde de danger, il se garde bien de mentionner les responsabilités de l’OTAN dans ce conflit. Il réaffirme la poursuite de l’aide massive, sur le plan humanitaire et militaire, à Kiev, sans engagement direct des troupes françaises. Sans exclure la solution négociée, il privilégie de manière significative l’option d’une victoire militaire de l’Ukraine, pérennisant ainsi les affrontements et les drames humains. E. Macron, comme toutes les puissances occidentales, continue d’interpréter ce conflit exclusivement en termes politico-militaires. Or on ne gagne plus les guerres. Plus que les armes et les batailles, ce sont les choix et les options politiques qui sont déterminants. De ce point de vue, V. Poutine ne prendra pas Kiev et l’Occident ne prendra pas Moscou. Il n’y a pas d’autres alternatives que de passer par un transfert politique, même si celui-ci est incertain et à bien des égards périlleux.

Dans ce contexte, E. Macron a fait l’annonce d’une nouvelle loi de programmation militaire qui se traduira par une augmentation du budget, et il appelle ses homologues européens à faire de même, tout en promouvant le commerce des armes « Made in France ».

La Chine qualifiée de « rivale systémique » est la seconde grande affaire du discours d’E. Macron. Sa montée en puissance, sa capacité à concurrencer l’hégémonie occidentale est source d’inquiétude. L’objectif vise clairement à endiguer l’ascension de Pékin et de fabriquer un nouvel ennemi permettant de redonner corps à la mobilisation générale dans le cadre d’un retour à une vision bipolaire du monde. Le duel pour la suprématie mondiale structure désormais une partie des relations internationales. La position du Président de la République se caractérise par son ambiguïté. Tout en rappelant sa proximité avec les États-Unis, il affirme que la diplomatie française n’est ni « alignée », ni « vassalisée » et ne souhaite pas une « scission de l’ordre mondial ». Il considère que la France n’est pas prête « à avoir une stratégie de confrontation » avec la Chine dans la zone Indo-Pacifique. Il soutient cependant que l’indépendance géopolitique n’est pas à équidistance entre les deux capitales, tandis que les conclusions du sommet de l’OTAN à Madrid contredisent ces déclarations.

Nous avons des divergences avec la Chine et nous avons exprimé nos principes et nos valeurs avec constance et fermeté. Pour autant, nous ne devons pas devenir les aides de camps des États-Unis. La Chine n’est ni un allié, si cette notion a encore un sens, ni un adversaire. Elle poursuit ses intérêts et nous avons les nôtres. De ce fait, elle peut être dans certains cas un partenaire ou un compétiteur. Si la concurrence est un état de fait, l’affrontement résulte d’un choix politique et militaire. La France et l’Union européenne ont tout à perdre en se laissant entraîner dans cette spirale conflictuelle.

L’autre motif d’inquiétude pour E. Macron est lié aux échecs politiques en Afrique et plus particulièrement au Sahel, ainsi que la remise en cause de plus en plus explicite, par les peuples, de la politique néocoloniale conduite depuis des décennies. Sur ce sujet brûlant, il n’esquisse aucune perspective si ce n’est de mener le combat sur les réseaux sociaux contre « la propagande anti-française » menée par la « Russie, la Chine et la Turquie ». Pour cela, il entend enrégimenter les ambassadeurs mais aussi les journalistes de France 24 et de RFI dans la promotion de la politique française. Ce n’est pas ainsi que l’on renversera la tendance. Les pays africains ont besoin de respect, de développement, d’égalité, de liberté, de démocratie et de paix par des coopérations mutuellement avantageuses afin de répondre aux défis auxquels ils sont confrontés. L’arrogance, le pillage des ressources, l’instrumentalisation des conflits, le soutien à des régimes corrompus affaiblissent les États et nourrissent le terrorisme et les ressentiments.

Enfin, la situation au Maghreb et au Moyen-Orient tient une place restreinte. À côté de l’ambition de parvenir à un accord sur le nucléaire iranien, la souveraineté de l’Irak ou du Liban, E. Macron se félicite des accords d’Abraham et considère que la sécurité d’Israël est une priorité, sans mentionner la politique d’apartheid, de colonisation, d’occupation militaire des territoires occupés et l’opposition d’Israël, en violation du droit international, à la constitution d’un État palestinien dans le cadre des frontières de 1967 avec Jérusalem-Est comme capitale.

es ambassadeurs ont donc reçu leur feuille de route les appelant à être plus « agressifs » afin de promouvoir la guerre économique, l’attractivité du pays par une liquidation des droits sociaux et une promotion de l’influence et du rayonnement de la France.

E. Macron se gargarise de mots sur le multilatéralisme, la réinvention de l’Europe, l’auto-attribution par la France de ce rôle d’acteur d’une relance du système international. Quant à la pratique, les choses demeurent plus obscures entre non-aboutissement, échecs et in fine permanence d’une ligne atlantiste.

Pascal Torre
responsable adjoint du secteur international du PCF
chargé du Maghreb et du Moyen-Orient

 

 

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