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29 mai 2021 6 29 /05 /mai /2021 17:42
Eisenstein rencontre Josef von Sternberg et Marlene Dietrich sur le plateau de Morocco

Eisenstein rencontre Josef von Sternberg et Marlene Dietrich sur le plateau de Morocco

S.J. Eisenstein : Perspective Nevski

Les années 1930. Le long voyage, les films manqués et le chef-d’œuvre antinazi.

 

Lire aussi, le premier volet de la chronique d'Andréa Lauro sur Eisenstein: S.M. Eisenstein : de Sergueï Mikhaïlovitch à Sa Majesté: Les années 1920 - Un nouveau langage cinématographique (la chronique cinéma d'Andréa Lauro)

Dans les années 1920, plus de 800 films ont été réalisés en Union soviétique. Tous n’étaient évidemment pas signés par Kulešov, Eisenstein, Pudovkin ou Dovženko, la production comprenait également de nombreux films de divertissement, sans aucune déviation idéologique dommageable, des films à succès.

Le plus connu, Medvezhya svadba (Le Mariage de l’ours, 1925) réalisé par Vladimir Gardin et Konstantin Eggert, eut plus du double du public de Bronenosec Potëmkin (Le Cuirassé Potemkine).

De cette riche production il reste peu, probablement la meilleure partie comme les films de Protazanov ou le comique Poceluj Meri Pikford (Le baiser de Mary Pickford, 1926) avec la "fiancée de l’Amérique" (en voyage en URSS avec son mari Douglas Fairbanks) protagoniste avec l’acteur russe le plus célèbre de l’époque, Igor Vladimirovitch Iliinsky, dirigés par Sergei Komarov.

Entre les films d'"agitation", de propagande, de divertissement, le "septième art" en Union Soviétique était en grande expansion.

Une preuve? 

À la fin de 1928 en URSS, le nombre de cinémas en URSS était de 7331 (2389 en campagne) avec 200 millions de spectateurs par an, alors qu’avant la Révolution d’Octobre, il n’y en avait que 1412 dont 133 en campagne (donnée de 1914).

Un élément si important qu’il a été inclus dans le Premier Plan quinquennal voulu par Staline.

En effet, le cinéma aussi devait cesser toute dépendance vis-à-vis des pays capitalistes, jusqu’alors le film était produit par la firme allemande Agfa, les caméras par la firme française Debrie, et surtout le son devait être développé.

En 1928, le "Manifeste sur l’asynchronisme", signé par Eisenstein, Aleksandrov et Pudovkin, avait déjà mis au centre le nouveau progrès technique en soulignant le fait qu’il n’était pas correctement exploité, en introduisant des concepts de contrepoint et de montage sonore. Selon la théorie des trois cinéastes soviétiques "Le son devra être utilisé dans le sens du contrepoint, c’est-à-dire non en synchronisation avec les images, car le synchronisme produit une dangereuse illusion de vérité, réduisant ainsi le cinéma à un cinéma-attraction, à une simple reproduction naturaliste du réel". Eisenstein, Aleksandrov et Tissė sont allés à l’étranger pour cela: l’objectif déclaré était d’étudier la technique du cinéma sonore.

Ils séjournent d’abord à Berlin où ils travaillent à la version allemande de "L’Ancien et le Nouveau", puis s’installent avec les réalisateurs d’avant-garde Hans Richter (Rhythmus 21, Rhythmus 23) et Walter Ruttmann (Berlin, symphonie d’une grande ville), en Suisse au château de La Sarraz, près de Lausanne, où se déroule du 2 au 6 septembre 1929 le Congress International du Cinéma Indépendant.

À l’événement, accueilli par la propriétaire Hélène de Mandrot, ont participé des artistes du monde entier : les Italiens Enrico Prampolini, Alberto Sartoris, le Japonais Hiroshi Hijo, les Anglais Ivor Montagu, Jack Icaacs, les Français Alberto Cavalcanti, Jean-Georges Auriol, Léon Moussinac.

Léon Moussinac - De la longue période française, le réalisateur rappela avec une affection et une admiration infinies le "camarade Léon", Léon Moussinac (Migennes, 19 janvier 1890 - Paris, 10 mars 1964) critique de cinéma, membre très actif du Parti communiste français depuis 1924. En 1927, il avait séjourné en URSS et, après avoir rencontré l’auteur du "Cuirassé Potëmkin", il importa en France le cinéma révolutionnaire et publia les volumes "Le cinéma soviétique" et l’essai "Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein". Son militantisme communiste le conduit, en avril 1940, à l’arrestation. Il fut interné dans le camp de Gurs, puis transféré dans la prison militaire de Nontron, mais, comme le rappela son ami réalisateur, "les souffrances indicibles n’ont pas affaibli sa fibre de révolutionnaire"...

Léon Moussinac - De la longue période française, le réalisateur rappela avec une affection et une admiration infinies le "camarade Léon", Léon Moussinac (Migennes, 19 janvier 1890 - Paris, 10 mars 1964) critique de cinéma, membre très actif du Parti communiste français depuis 1924. En 1927, il avait séjourné en URSS et, après avoir rencontré l’auteur du "Cuirassé Potëmkin", il importa en France le cinéma révolutionnaire et publia les volumes "Le cinéma soviétique" et l’essai "Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein". Son militantisme communiste le conduit, en avril 1940, à l’arrestation. Il fut interné dans le camp de Gurs, puis transféré dans la prison militaire de Nontron, mais, comme le rappela son ami réalisateur, "les souffrances indicibles n’ont pas affaibli sa fibre de révolutionnaire"...

Staroye i novoye du même Eisenstein, Un chien andalou de Luis Buñuel, La passion de Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer, les films abstraits de Cavalcanti et Man Ray, les expérimentations de Richter, Ruttmann, ainsi que Branding le dernier film de Joris Ivens. Mais les objectifs du premier congrès du cinéma indépendant n’étaient pas clairs. Les réalisateurs soviétiques expliquent que "dans un système d’états capitalistes, le cinéma indépendant est une fiction comme la presse indépendante", ce qui n’a pas plu à la délégation italienne conduite par le peintre et scénographe Enrico Prampolini (Modène, 20 avril 1894 - Rome, 17 juin 1956) futuriste lié au fascisme (auteur en 1917 de la scénographie de Thaïs, réalisé par Anton Giulio Bragaglia), homme dont Eisenstein se souvint comme "figure rectiligne minuscule et désagréable". Lors de la rédaction de la résolution finale du "Congrès", les esprits se sont échauffés. Un document, introuvable même dans les revues de l’époque, affirmait : "l’art apolitique n’existe pas".

Durant ces journées, Eisenstein, Montagu et Moussinac tournent également un court-métrage intitulé The Storming of La Sarraz (L’Assaut de La Sarraz) qui avait pour sujet la libération du cinéma de ses chaînes commerciales, grâce à l’action des cinéastes indépendants. Le film, malheureusement perdu dans une archive non précisée de Berlin, a été écrit par Richter. Le réalisateur soviétique, en plus de diriger l’action, joue Don Quichotte.

Après le "Congrès" de Lausanne, les cinéastes soviétiques repartent pour Zurich, où un producteur nommé Wecler propose à Eisenstein un film sur le contrôle des naissances. La réponse de l’auteur de Le Cuirassé Potemkine fut ironiquement lapidaire : "Écoutez, si vous me laissez faire avorter tout Zurich, cela peut commencer à m’intéresser. Mais l’histoire d’une femme, non". Le film est finalement réalisé par Tissė et sort sous le titre Gore i radost' zhenshchiny (Misères de femmes, joies de femmes).

Puis c'est le retour à Berlin, où Eisenstein eut l’occasion de se confronter à la politique, au cinéma, au théâtre avec Ernst Toller, Erwin Piscator, George Wilhelm Pabst, Albert Einstein, Emil Jannings (qui lui proposa de réaliser un second Potëmkin avec lui comme protagoniste) Bertold Brecht et Luigi Pirandello.

Le dramaturge et le réalisateur se rencontrèrent dans un petit restaurant italien dans le quartier de Charlottenburg, en goûtant l’excellent "sabaglione", comme rappelé dans ses "Mémoires". L’écrivain sicilien admirait Eisenstein et en 1929 il avait confié à son amie Marta Abba qu’il aimerait l’inviter en Italie pour réaliser un film tiré de son "Gioca Pietro!". Mais sous Mussolini, un communiste soviétique ne pouvait pas mettre les pieds dans le pays et cet écrit, né pour le cinéma, devint des années plus tard "Acciaio", le seul film à sujet du réalisateur allemand Walter Ruttmann. Le poète rêvait de voir aussi sur le grand écran "Six personnages en quête d’acteur". C’est pourquoi il a écrit à Carl Laemmle de Universal et en a parlé avec Eisenstein. Les deux discutèrent de musique, de cinéma, de théâtre, d’art, mais finalement ils ne réalisèrent pas le film. La major, initialement intéressée par le projet, abandonna l’idée.

Le voyage de Eisenstein, Aleksandrov et Tissė se poursuit à Paris avec des entretiens avec Filippo Marinetti, Jean Cocteau, Blaise Cendrars, Man Ray, Abel Gance, Robert Desnos (poète interné comme Kurt Gerron dans le camp de Theresienstadt), Fernand Léger et James Joyce pour qui le réalisateur nourrissait une admiration démesurée au point de vouloir porter sur le grand écran son "Ulysse" ("Ulysse"). Film qui ne restera qu’une idée puisque Joyce, comme Freud, était tabou en Union Soviétique...

Les trois cinéastes se rendent ensuite à Londres, où Eisenstein joue pour son ami Hans Richter le rôle d’un policier dans le film Everyday (1929) et donne une conférence à la London Film Society. Puis en Belgique où il rencontra le peintre James Ensor et les mineurs de Liège. Il gagne les Pays-Bas pour étudier les tableaux de Van Gogh (à la Haye, son taxi risqua d’écraser la Reine Wilhelmine qui se promenait tranquillement) et de rencontrer le jeune documentaire Joris Ivens. Puis de nouveau en France, conduit par Jean Mitry et Léon Moussinac, puis de nouveau à Berlin et Londres.

Les trois Soviétiques sont partis en août 1929 avec seulement 25 dollars chacun, mais grâce à leur renommée ils n’ont pas de difficultés à pourvoir à leurs besoins. Alors qu’Eisenstein se trouvait encore à Londres, par exemple, un joaillier parisien engagea Aleksandrov et Tissė pour réaliser un film dédié à sa femme Mara Griy, une chanteuse lettone émigrée. Seule condition : le film devait être signé par "Sa Majesté". Eisenstein se contente d’un léger conseil, mais il est co-réalisateur pour le film "Romance Sentimentale". Dans le court-métrage expérimental (environ 20 minutes), le montage alterne d’abord des images "violentes", puis plus calmes, mais le protagoniste est la musique composée par Alexis Arkhangelsky et chantée par Griy elle-même.

À Paris, le 17 février 1930, la première française du dernier long-métrage du réalisateur, "L’Ancien et le Nouveau", est programmée à la Sorbonne. Tout était prêt. Eisenstein devait seulement faire un bref discours de présentation. Mais le climat à l’égard de l’Union soviétique était très lourd, au point que même un documentaire sur une performance de gymnastique a été qualifié de "propagande soviétique" et interdit parce qu’il montrait des athlètes souriants. En somme, on ne pouvait pas montrer qu’en URSS il y avait aussi le bonheur. Dans ce climat, Staroye i novoye n’avait pas encore obtenu de visa de censure, mais l’Université, cette Université, jouissait d’une sorte d’extraterritorialité et la projection, si privée, ne nécessitait aucune autorisation. Cependant, des milliers d’invitations furent préparées et envahirent la ville. Un de ces billets, imprimés sur papier bleu, finit sur le bureau de Jean Chiappe, tristement préfet de police de Paris depuis 1927 qui, comme première mesure, avait supprimé toute manifestation communiste. La projection devint ainsi publique.

Jean Chiappe, préfet (anticommuniste) de Paris

Jean Chiappe, préfet (anticommuniste) de Paris

La soirée, attendue avec impatience, était prévue dans la salle Richelieu de la Sorbonne. Une élégante pièce, avec une statue du cardinal, capable d’accueillir un millier de personnes. Il s'en présenta plus de trois mille.  Arriva l’interdiction des autorités. Chiappe s’assit près du projecteur placé aux pieds de la statue. Autour de lui, quelques policiers.

D’autres s’installèrent dans la cour et autour de la salle. Craignant des troubles et des affrontements, il y avait beaucoup de communistes que la police avait hâte d’arrêter, les organisateurs - l'habituel Léon Moussinac et le psychanalyste et professeur de la Sorbonne René Allendy - annulèrent la projection. Et ils ont invité le réalisateur à prolonger son discours, qui est devenu une véritable conférence. Eisenstein n’était pas un grand orateur, mais il parla pendant trois heures. Il illustra ses théories sur le montage et le "cinéma intellectuel" et irrita Chiappe, qui dut subir la gifle sans pouvoir intervenir. Ironie d'Eisenstein qui frappa la presse. Le lendemain, le quotidien bourgeois "Le Matin" écrivit : "Ne craignez pas les bolcheviks qui ont le couteau entre les dents, mais ceux qui ont le sourire sur les lèvres!".

Mais l’événement à la Sorbonne était important pour une autre raison. Durant la conférence, Eisenstein affirme pour la première fois en public de vouloir réaliser un film tiré d’un livre particulièrement important pour les communistes : "Le Capital" de Karl Marx.

Karl Marx

Karl Marx

L’idée est venue à Eisenstein après le tournage d’Octobre.

Dans un petit cahier daté du 12 octobre 1927 (retrouvé en 1976), le réalisateur note : "Décidé de filmer "Le Capital" sur un scénario de Karl Marx". Personne n’était au courant de son projet le plus ambitieux, ni ses collaborateurs, ni Staline ou les bureaucrates qui l’avaient souvent entravé et censuré. Le projet devient plus concret après la rencontre parisienne avec James Joyce. Le raisonnement du réalisateur était fascinant : "Si à partir d’un bol de soupe Joyce arrive à toute la flotte britannique, pourquoi un cinéma vraiment marxiste ne pourrait-il pas, en s’appuyant sur le détail d’un bas de soie, englober tout un tissu social?". Du concret à l’abstrait, de l’objet commun à la généralisation conceptuelle. Un exploit presque impossible, mais Eisenstein avait le cinéma pour y parvenir, il suffit de penser au montage du "Cuirassé Potëmkin" ou à celui du même "Octobre". Eisenstein en parla à la Sorbonne, mais le projet, aussi fascinant fût-il, resta dans le tiroir.

Eisenstein avait également entamé des négociations avec Hollywood, mais l’appel américain tardait à arriver. Pendant ce temps, au risque d’être expulsé de Paris pour propagande communiste, il continuait à étudier des sujets possibles pour les producteurs occidentaux en général et pour ceux des États-Unis en particulier. Avec Ivor Montagu, il travailla à la transposition cinématographique de Le chemin de Buenos-Aires un reportage d’Albert Londres sur le colonialisme et l’esclavage (Les aventures de Londres inspirèrent le dessinateur belge Hergé pour la réalisation du célèbre Tintin), mais le projet se termina après une première manifestation d'intérêt sans suite d’une maison de production française.

Le réalisateur s’intéressa donc à une biographie de Sir Basil Zaharoff, marchand d’armes, parmi les hommes les plus riches de son temps, en proposant l’idée à la fois aux producteurs français et anglais, et aux producteurs américains, mais là encore, il n’en fit rien. Toujours pour les Américains, Eisenstein envisagea de tirer parti au cinéma d’une comédie de George Bernard Shaw, proposée par le même auteur, intitulée Arms and the man, mais ne réussit pas à susciter l’intérêt.

Au début des années 1930, arriva par télégramme à l’invitation attendue pour Hollywood, suivi de la visite à Paris de Jesse Louis Lasky (San Francisco, 13 septembre 1880 - Beverly Hills, 13 janvier 1958), parmi les pionniers du cinéma américain, fondateur avec Adolph Zukor de Paramount Pictures. Eisenstein signe un contrat de six mois à 900 dollars par semaine, ainsi que l’engagement des camarades Aleksandrov et Tissė.

De la longue période française, le réalisateur rappela avec une affection et une admiration infinies le "camarade Léon", Léon Moussinac (Migennes, 19 janvier 1890 - Paris, 10 mars 1964) critique de cinéma, membre très actif du Parti communiste français depuis 1924. En 1927, il avait séjourné en URSS et, après avoir rencontré l’auteur du "Cuirassé Potëmkin", il importa en France le cinéma révolutionnaire et publia les volumes "Le cinéma soviétique" et l’essai "Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein". Son militantisme communiste le conduit, en avril 1940, à l’arrestation. Il fut interné dans le camp de Gurs, puis transféré dans la prison militaire de Nontron, mais, comme le rappela son ami réalisateur, "les souffrances indicibles n’ont pas affaibli sa fibre de révolutionnaire, de communiste, de patriote...". Il survécut Ses écrits sont conservés au département des arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France.

Revenant à l’engagement américain, les trois Soviétiques traversèrent l’Océan à bord du transatlantique "Europe" et arrivèrent aux États-Unis le 12 mai 1930. Le voyage des cinéastes fut critiqué aussi bien en URSS que dans les milieux conservateurs d’Hollywood qui ne comprennent pas un tel emballement pour des communistes.

Comme en Europe, l’agenda fut chargé entre voyages, rencontres, conférences. Eisenstein a parlé à l’Université Columbia à New York, à Harvard à Boston, à Yale à New Haven, ainsi qu’aux universités de Chicago et de Californie (les trois sont les premiers Soviétiques à accéder à cet État), devant les Afro-Américains de la Nouvelle-Orléans, à une convention des distributeurs de Paramount à Atlantic City et à Hollywood.

Mary Pickford

Mary Pickford

Jesse Louis Lasky

Jesse Louis Lasky

La série de rencontres est aussi très dense. Eisenstein dîne dans un restaurant de New York avec Douglas Fairbanks et Mary Pickford ; dans les studios Paramount il travaille avec Jackie Coogan désormais adolescent ; il rencontre Josef von Sternberg et Marlene Dietrich sur le plateau de Morocco. Avec Luis Buñuel, il parle du préfet Chiappe qui, sollicité par la droite et par des associations patriotiques et religieuses, avait également bloqué la distribution de L’âge d’or. Et encore King Vidor, Berthold et Salka Viertel. À Boston, on lui présenta même Rin Tin Tin.

Mais le réalisateur se lie en particulier avec deux autres cinéastes de génie : Walt Disney et Charlie Chaplin. Pour le premier, il nourrissait une grande admiration, notamment parce qu’il reconnaissait au premier "Mickey Mouse" une critique ironique de la société standardisée. Il en devint un grand ami. Avec le second, entre deux défis au tennis, il parla à plusieurs reprises du cinéma, mais surtout du communisme et de l’Union soviétique. Le réalisateur anglais se souvint dans son autobiographie : " Un jour, en discutant avec lui du communisme, je lui demandai s’il pensait que le prolétariat instruit était égal, mentalement, à l’aristocratique fort de la tradition culturelle des générations qui l’avaient précédé. Il me parut surpris de mon ignorance. Eisenstein, issu d’une famille de la bourgeoisie russe, dit : « Donnez-leur la possibilité de s’instruire et la fertilité célébral des masses sera comme un nouvel humus très riche". Aux deux amis, le cinéaste soviétique dédia deux livres intitulés simplement "Walt Disney" et "Charlie Chaplin".

Parallèlement, des idées pour de nouveaux sujets se développaient. À Paris, Eisenstein et Lasky avaient déjà discuté, sans succès, de certaines œuvres de Zola et de Menschen im Hotel (Grand Hotel) de l’autrichienne Vicki Baum (puis porté sur grand écran en 1932 avec Greta Garbo comme protagoniste). Aux États-Unis, le premier projet proposé au réalisateur fut la transposition du roman The War of the Words (La guerre des mondes) de H. C. Welles, mais l’idée, qui fit des années après la fortune d’Orson Welles, fut bientôt abandonnée faute de fonds.

Par contrat, Eisenstein pouvait également présenter des idées pour de nouveaux films. Il conçut ainsi le film Glass House inspiré du roman despotique My d’Evgenij Ivanovitch Zamjatin, mais l’absence d’une histoire capable d’exprimer cette idée fit capoter le projet. Il retient donc avec Aleksandrov et Montagu un sujet tiré de L’or de Blaise Cendrars intitulé Sutter’s Gold : une grande démystification du capitalisme américain. Mais les producteurs se demandaient : "Pouvons-nous permettre que des bolcheviks abordent le thème de l’or ?" et la réponse fut négative. Le Museum of Modern Art de New York conserve jalousement le plan de travail détaillé de cette œuvre manquée.

Un autre livre retint cependant l’attention du réalisateur, c’était An American tragedy de Theodore Dreiser. Publié en 1925, il représente une fresque de la société américaine du début du XXème siècle. Plusieurs versions du scénario, approuvées par le même auteur, sont présentées à la Paramount, mais la critique de la société américaine est rejetée par la major qui confie le même film, réécrit et sans le partage de Dreiser, à Josef von Sternberg.

Le 23 octobre 1930, Paramount annonce la résiliation du contrat avec Eisenstein. Le réalisateur a souligné : "L’opposition (à son travail) était constituée par les banquiers qui représentaient les intérêts des banques [...] et ne visaient que la sécurité, sans excès ni complications, et préféraient presque toujours produire les types de films qui avaient déjà réussi". À cela s’ajoute l’impréparation d’Eisenstein, d’Aleksandrov et de Tissė par rapport aux nouvelles techniques, qui s’étaient rendus à l’étranger pour les étudier, et la campagne anticommuniste naissante menée par le major Frank Pease et des organisations fascistes.

Le réalisateur et ses collaborateurs n’avaient plus d'autre choix que le retour en URSS. Cependant, Eisenstein a eu le temps d’obtenir de Sam H. Harris les droits de la comédie théâtrale Once in a Lifetime de Moss Hart et George S. Kaufman, avec l’idée de la mettre en scène à Moscou. Tout était prêt. Le voyage de retour ferait étape au Japon pour la réalisation d’un film sur le Pays du Soleil Levant.

Ichikawa Sadanji II

Ichikawa Sadanji II

Partie de tennis entre Eisenstein et Charlie Chaplin

Partie de tennis entre Eisenstein et Charlie Chaplin

La culture orientale avait toujours eu une grande influence sur le cinéaste. Tous les croquis, dessins, travaux graphiques, essais, scénarios montraient un trait capable de faire écho aux idéogrammes. Certaines de ses théories sur le montage, comme on le sait, sont issues de l’écriture chinoise et japonaise. Et après, il y avait aussi la passion pour le Kabuki, la forme théâtrale née à Kyoto en 1603, dont le nom est composé de trois idéogrammes “ka” (chant), “bu” (danse) e “ki” (habilité) et dérive du verbe “kabuku” c'est-à-direêtre dehors de l'ordinaire”. Eisenstein, qui l’était vraiment, admirait la "forme d’ensemble" de ces représentations qu’il vit en direct en 1928 lors d’un voyage à Moscou et à Leningrad du célèbre acteur kabuki Ichikawa Sadanji II.

Mais Eisenstein ne réalisa aucun film sur le Japon, changea d’itinéraire et s’installa au Mexique. En effet, le 24 novembre 1930, Eisenstein signe avec Mary Craig Sinclair, épouse de l’écrivain progressiste Upton Sinclair, un contrat qui lui assure 25 000 dollars "pour la réalisation d’un film appelé pour l’instant génériquement film mexicain".

La première nuit mexicaine, Eisenstein, Aleksandrov et Tissė la passent cependant en prison. L’anticommunisme "made in USA" les avait pratiquement présentés comme des "terroristes" et ce n’était pas une bonne carte de visite, même pour le social-démocrate Mexique. Albert Einstein et Charlie Chaplin, suivis par d’autres, se mobilisèrent par télégrammes et appels à la libération. Le réalisateur soviétique put ainsi commencer, même en Amérique centrale, son activité entre mondanité, politique et cinéma.

Il rencontre Diego Rivera, Frida Kahlo, Tina Modotti, David Alfaro Siqueiros, José Clemente Orozco. Il s’est rapproché de la culture mexicaine en lisant "The Golden Bough : A Study in Comparative Religion" de l’anthropologue James Frazer et "Idols behind altaros" de la journaliste Anita Brenner, volume enrichi par les photos de Tina Modotti. Il se passionne pour les dessins érotiques du lieu qu’il commence à reproduire.

Tina Modotti

Tina Modotti

S.J. Eisenstein (2): Perspective Nevski - Les années 1930. Le long voyage, les films manqués et le chef-d’œuvre antinazi - la chronique cinéma d'Andréa Lauro

Dans ses voyages mexicains, Eisenstein a été dirigé d’abord par Austin Aragon-Leiva, un ethnologue et spécialiste de l’art mexicain, puis par Jorge Palomino Cañedo, un jeune historien heureusement marié, que le réalisateur avait rencontré à Mexico quand il lui a été présenté par Diego Rivera et Frida Kahlo. Palomino a été un guide pour le réalisateur dans son séjour à Guanajuato, pendant que le Soviétique était à la recherche des lieux où tourner le "film mexicain". Une intense amitié naît entre les deux hommes, comme en témoigne une lettre que le soviétique envoie à son amie et confidente Pera Attacheva, et un échange épistolaire entre les deux hommes, y compris des dessins homoérotiques. Cet élément alimente les rumeurs sur l’homosexualité d’Eisenstein, jamais admise publiquement et peut-être jamais consommée.

Cependant, sur le sujet, une vaste littérature se développa et se développe encore : des voix qui le voyaient lié à son ami Grigori Vassili Alexandre aux nombreuses images sensuelles de ses films (des marins du Potëmkin, à l'écrémage de "L’Ancien et le Nouveau"), jusqu’à l’essai "Eisenstein" de Dominique Fernandez. Le cinéma a également abordé le sujet. Selon le réalisateur gallois Peter Greenaway, Eisenstein a découvert qu’il était gay au Mexique et, partant de cette conviction, avec son style provocateur et sensuel, Greenaway a réalisé en 2015 le film Eisenstein au Guanajuato (Que viva Eisenstein!), première partie d’une trilogie, avec Elmer Bäck dans le rôle du réalisateur et Luis Alberti dans celui de Palomino Cañedo. Le court-métrage Sergei/sir Gay (2017) réalisé par Mark Rappaport est également intéressant.

Ce qui est certain, c’est que l’homosexualité, présumée ou réelle, n’était pas appréciée en URSS et Eisenstein, peut-être pour faire taire les rumeurs, rentré chez lui en 1934, épousa Pera Attacheva (1900 - Moscou, 24 septembre 1965). Des voix et quelques certitudes, au point que selon Marie Seton, la biographe officielle d’Eisenstein, l’homme mourut vierge comme un célèbre poète, Giacomo Leopardi.

De retour au cinéma, Eisenstein est tombé amoureux, peut-être pas par hasard, du pays d’Amérique centrale et, dans ce climat culturel, a pensé à une "Synthèse retentissante de l’histoire du Mexique le long de l’axe d’un thème progressiste et libertaire, traversé violemment par une dominante érotique et religieuse".

Le film, d’une durée prévue de deux heures, devait comprendre un prologue, quatre épisodes titrés Sandunga, Maguey, Fiesta, Soldatera et un épilogue. Tous joués par des acteurs non professionnels.

Dans le prologue, situé dans le Yucatan, les images d’anciennes cérémonies mortuaires contrastent avec celles de l’érotisme vital d’un couple d’amants qui se balancent sensuellement sur le hamac. En Sandunga, la région de Tehuantepec est fortement contaminée par le colonialisme espagnol et la reprise de l’ancienne tradition folklorique devient une expression de la lutte des classes. Dans Maguey est raconté le thème du travail, l’extraction du jus de la plante maguey, comme centre de la révolte des peones contre les haciendados (les propriétaires terriens). Les rebelles sont vaincus et enterrés vivants. Seule la tête reste dehors avant d’être piétinée par un troupeau de chevaux. Un homme est tué sous les yeux impuissants de sa bien-aimée, victime de violence charnelle de la part d’un riche propriétaire terrien. A Fiesta, une procession de moines pénitents entre de grands crânes et la crucifixion du Christ parmi les voleurs sur le Calvaire, évoquent le sacrifice du peuple mexicain opprimé par un pouvoir tyrannique. Dans l’épilogue, qui marque la fin de la classe dominante, les gens retirent leurs masques mortuaires et montrent leurs visages souriants.

Avec Tissė, Eisenstein a tourné 160 bobines, plus de 70 000 mètres de film, pour un total de 40 heures de projection. Un parcours fascinant de luttes et de résistances dans l’histoire du Mexique, de la domination espagnole à la Révolution de Pancho Villa et Emiliano Zapata, mais ce film n’a jamais vu le jour. Le réalisateur ne réussit pas à tourner l’épisode Soldatera, qui raconterait les exploits d’un personnage féminin pendant la guerre civile mexicaine, et surtout il ne put monter Que viva México!.

Raison ? Plus d’une. D’abord les désaccords avec les Sinclair et avec H. Kimbrough, beau-frère de l’écrivain et directeur de production, qui n’aimait pas sa prétendue homosexualité. Le couple "progressiste" ne savait rien des coûts du cinéma (en peu de temps les dépenses avaient augmenté à 53 000 dollars, plus du double par rapport à l’accord initial) et Eisenstein, avec une équipe réduite, avait surestimé l’organisation mexicaine (à Mexico, il n’y avait pas de laboratoire de développement pour vérifier les mètres de film filmés quotidiennement) et tout le tournage était expédié à Los Angeles.

Mais une fois de plus, c’est la politique qui a tourmenté Eisenstein et l’a empêché de terminer Que viva México. Trois attaques subies par le cinéaste soviétique. La première venue de Upton Sinclair qui, bien qu’il soit considéré comme un progressiste aux États-Unis, demande expressément un film "apolitique", ne partageant pas la lutte radicale que le projet du film exprimait. La deuxième attaque provient de la censure mexicaine qui, se référant à l’épisode Maguey, prononça "il n’y a pas lieu d’insister sur l’antagonisme entre deux couches de la même collectivité nationale". La troisième attaque, la plus violente, venait de l’URSS. Les libertés de l’artiste n’étant plus tolérées, un financement capable de terminer le film fut refusé. Mais il y eut plus. Staline lui-même envoya le 21 novembre 1931 un télégramme à Sinclair pour discréditer le réalisateur : " Eisenstein perdit la confiance de ses camarades dans l’Union soviétique. STOP. Il est considéré comme un déserteur qui a rompu avec son pays. STOP. Je crains que les gens ici perdront bientôt intérêt pour lui. STOP. Je suis vraiment désolé, mais toutes ces affirmations sont des réalités. STOP. Je vous souhaite bien-être et la réalisation de votre plan pour nous rendre visite. STOP. Salutations".

Entre l’automne et l’hiver 1931, les relations entre Eisenstein et Sinclair deviennent impossibles et, à la mi-janvier 1932, peu avant le tournage de Soldatera, le travail est interrompu.

Le réalisateur, malgré tout, espérait pouvoir monter le tournage en URSS, mais Sinclair, qui avait initialement promis au cinéaste de lui envoyer les bobines, en vertu du contrat qui privait le réalisateur de tout droit sur l’œuvre, ne tint pas sa promesse. Comme si cela ne suffisait pas, pour financer sa campagne aux primaires du Parti démocrate pour le poste de gouverneur de la Californie, il vendit une grande partie du film à Sol Lesser, modeste réalisateur spécialisé dans les films d’aventure et dans la série de Tarzan. De ce matériau sont sortis Thunder Over Mexico (1933) avec des images principalement tirées de l’épisode Maguey, du prologue et de l’épilogue, et deux courts-métrages intitulés Eisentein au Mexique. En 1939, Marie Seton, déjà citée, réussit à trouver 5000 mètres de négatif et, réunissant des pièces des films déjà en circulation, réalise un nouveau film d’environ une heure intitulé Time in the Sun, fait avec une certaine affection pour le réalisateur, mais avec un montage purement narratif. La déchirure a continué. La société Bell & Howell acheta du matériel à Sinclair pour en tirer cinq documentaires didactiques, parfois regroupés sous le titre Mexican Sumphony. Eisenstein commenta : "Ce qu’ils ont fait, comme montage, est déchirant". Mais l’odyssée de Que viva México! continua. En 1955, Jay Leyda, critique américain passionné de cinéma soviétique, découvrit d’autres négatifs déposés à la cinémathèque du Museum of Modern Art de New York et, à juste titre, choisit de ne pas faire d’interventions personnelles, Mais il se limite à relier huit mille mètres de film sous le titre Eisenstein Mexican Film, Episodes for Study mettant en lumière la méthode de travail du réalisateur. Pour défendre Eisenstein et son film mexicain, un comité international est également né, mais le matériel tourné n’est arrivé en URSS qu’en 1970, après avoir été pendant des années "gardé" au Museum of Modern Art de New York. De ce film, l’ami Aleksandrov, qui avait participé au projet initial, réalisa Que Viva Mexico! - Da Zdravstvuyet Meksika! (1976) dans lequel il explique lui-même les vicissitudes du film. La version la plus connue et peut-être plus fidèle de l’œuvre, mais le Que viva México! pensé et tourné par Eisenstein.

Eisenstein, qui ne put jamais mettre la main sur son Que viva México! , pour beaucoup son meilleur film, fut contraint de rentrer en URSS. Après un arrêt forcé de six semaines dans la ville frontalière mexicaine de Nuevo Laredo (ville où Ed Wood a fait son premier film) le 14 mars 1932, il rentre aux États-Unis. Un mois plus tard, il embarque seul sur le paquebot transatlantique Europe pour Brême, puis rejoint l’Union soviétique par voie terrestre. Le séjour à l’étranger, riche d’espoirs et de déceptions, dura deux ans et neuf mois.

Viktor Kartashov (Le Pré de Béjine, Eisenstein)

Viktor Kartashov (Le Pré de Béjine, Eisenstein)

Durant le voyage de retour, Eisenstein, jamais satisfait, s’est concentré sur d’autres sujets. Il songea à un film sur la Russie qu’il voulait tourner pendant son retour à Moscou ; il essaya de développer un sujet étudié en Allemagne, A Modern "Götterdämmerung" (Un crépuscule moderne des dieux) centré sur l’histoire de deux milliardaires, l’industriel Ivar Kreuger et le financier Alfred Loewenstein ; il a écrit le scénario d’une comédie intitulée MMM pour laquelle il a contacté les acteurs Maksim Štrauch et son épouse Yudif Glizer, déjà actif avec le metteur en scène soit théâtre soit dans le premier long métrage La Grève. Il réfléchit encore sur L’Ulysse de Joyce et suggère une version cinématographique du roman La condition humaine d’André Malraux.

De plus, la fascination d’Eisenstein pour la culture orientale l’a amené à développer l’idée d’un cycle de films sur les cinq forces du Yang et du Ying : la terre, l’eau, le métal, le feu et le bois. La terre avait déjà été illustrée dans L’Ancien et le Nouveau; pour l’eau, il pensa à un film sur le condottiere ouzbek Tamerlan qui retira l’eau de son royaume et mourut dans une inondation; pour le métal il chercha à reprendre le projet de L’or de Sutter; il n’a pas développé de projets spécifiques sur le bois et le feu, mais ce qui est certain, c’est que les cinq forces, harmonisées avec l’utilisation du son et de la couleur, auraient dû être intégrées dans la fresque grandiose Moskva (Moscou) qui, dans les intentions du cinéaste, il devait raconter les événements de la ville à différentes époques. La réalisation de ce film aurait coïncidé avec le retour au théâtre d’Eisenstein pour le spectacle "Moskva II" ("Moscou II") édité avec le scénariste Nathan Zarchi, ancien collaborateur de Pudovkin, dont la mort prématurée fit échouer le projet.

Eisenstein considère enfin, à plusieurs reprises, dès le long séjour parisien, un film sur la révolution haïtienne intitulé Black Majesty (Sa Majesté noire) inspiré du roman homonyme écrit par John Vandercook, ainsi que des textes The Black Napoleon (Le Napoléon noir) de Percy Waxman, Čërnyj Konsul ("Le consul noir") d’Anatoli Vinogradov et à la comédie Der schawarze Napoleon ("Le Napoléon noir") de Karl Otten, tous centrés sur la figure de Toussaint Louverture. Eisenstein pense confier le rôle principal à Paul Robeson (Princeton, 9 avril 1898 - Philadelphie, 23 janvier 1976), acteur et chanteur afro-américain (Ol' Man River) à la vive sympathie communiste. Mais malgré deux voyages à Moscou de Robeson et de sa femme, qui lui coûtèrent cher aux États-Unis puisqu’il refusa d’aider les Américains emprisonnés en URSS et nia l’existence des goulags, le projet ne put aboutir.

Lorsque Eisenstein revint dans sa patrie, beaucoup de choses avaient changé en URSS. Staline, dont le portrait tyrannique s'affichait sur toute une page de la "Pravda" en 1929, était désormais le maître incontesté de l’Union soviétique. La culture aussi en subit les conséquences. Ce fut la saison du "Réalisme soviétique" ou "Réalisme socialiste", inaugurée par la résolution du Comité central du PCUS le 23 avril 1932 appelée "Sur la reconstruction des organisations artistiques et littéraires". Tout devait être plié à la "doctrine". Il n’y avait plus de place pour la liberté et l’expérimentation. La première à en faire les frais fut la littérature. Le Parti se lança contre les "bourgeois" qui avaient rendu grande la saison des avant-gardes. Le 14 avril 1930, Maïakovski se suicide d’une balle dans le cœur.

La même évolution a eu lieu au cinéma. En 1930, pour diriger les nouvelles installations cinématographiques soviétiques, Soyuzkino, Ankino et enfin GUKF (la direction d’État de l’industrie cinématographique), est nommé Boris Choumiatski (Ulan-Udė, 16 novembre 1886 - Moscou, 29 juillet 1938). L’homme n’avait aucun mérite ni compétence cinématographique, mais il avait été compagnon d’exil de Staline en Sibérie. C’est avec cette nomination que commença l’action visant à discréditer Eisenstein. Dans un essai de Sergueï I. Anisimov, daté de 1931, le réalisateur était accusé de ne pas pouvoir montrer authentiquement son temps. L’année suivante, l’Encyclopédie Soviétique l’a appelé "un représentant de l’idéologie de la couche révolutionnaire de l’intelligence petite-bourgeoise, qui est prêt à suivre les traces du prolétariat". Pour Staline, Eisenstein, il était "un trotskiste sinon pire".

Aleksandrov, très opportuniste, commença à réduire les contacts avec le réalisateur et fut récompensé par Choumiatski lui-même. On lui proposa, en effet, la réalisation d’une comédie intitulée Vesëlye rebjata (Joyeux Garçons, 1934) supervisée par Staline lui-même. Le film fut un succès et lança en URSS un nouveau genre, la comédie satirique musicale, qui se développa rapidement grâce à la diffusion du son. Aleksandrov devint le maître de ce type de films et réalisa, entre autres, Cirk (Le cirque, 1936) une condamnation du racisme face à l’amour et au bonheur et Volga Volga (1938) sur l’affrontement, à travers deux orchestres, entre la vieille mentalité bureaucratique et la nouvelle initiative populaire. Les deux films sont interprétés par son épouse Ljubov' Orlova. Aleksandrov réalise également quelques longs-métrages sur la figure et l’œuvre politique de Staline, mais ne travaille plus avec Eisenstein.

Pas encore satisfait, Choumiatski, qui avait refusé les financements pour mettre fin à Que viva México!, commença à rejeter toutes les idées d’Eisenstein, y compris celles qui étaient en préparation, comme les MMM et Sa Majesté noire. Les critiques et les attaques se multiplient aussi dans les quotidiens et au réalisateur, rentré en URSS en 1932, il ne reste plus qu’à accepter le "déclassement" et à retourner enseigner la mise en scène à l’Institut d'État de Cinématographie (VGIK). Durant cette période, "Sa Majesté" écrivit d’importants textes théoriques, y compris un traité, jamais achevé, sur la mise en scène et la récitation de l’acteur.

La nouvelle doctrine du "Réalisme socialiste", née au Comité central du PCUS et adoptée par la littérature en 1934, fut formalisée dans le cinéma pendant le XV Anniversaire du cinéma soviétique, événement qui se tint à Moscou le 8 janvier 1935. Staline y envoya un message. Parlant pour le Parti, c’est Dinamov qui critiqua ouvertement Eisenstein pour son formalisme et pour ses expérimentations. Le cinéaste répondit en parlant de l’évolution et de l’état du cinéma soviétique, mais les autres réalisateurs prirent leurs distances. Le grand Dovjenko, toujours épris de Staline, pontifia : "Tes films [...] sont mille fois plus chers que tes théories. Ton film vaut plus que tes idées irréalisées et tes discours sur les femmes polynésiennes". Ce ne fut pas moins Pudovkine : "C’était une exposition assez nébuleuse : loin d’être claire". Le seul Koulesov eut le courage d’admettre : "Cher Sergueï Mikhaïlovitch! On ne brûle pas pour trop de culture, quand on brûle pour trop de jalousie".

Trois jours plus tard, au Théâtre Bolchoï, Staline décerna l’ordre de Lénine, la plus haute distinction, aux réalisateurs soviétiques. Pour Eisenstein, il n’y eut que des prix de quatrième ordre. Le metteur en scène ne se désagrégeait pas, démontrant une supériorité évidente, et déclara vouloir plus que tout le seul retour derrière la caméra.

L’occasion se concrétisa lorsque Aleksandr Rzheshevsky, réalisateur et scénariste qui avait déjà travaillé avec Pudovkin, proposa à Eisenstein un scénario qu’il venait de refuser de Boris Barnet. Le manuscrit était inspiré du recueil Zapiski ohotnika (Mémoires d'un chasseur) de Ivan Tourgueniev, spécifiquement au récit Bežin lug (Le Pré de Béjine), l’histoire vraie de Pavlik Morozov, le garçon-héros, qui s’est révolté et a dénoncé le père "koulak".

Le thème de la collectivisation des terres avait été abordé dans L’Ancien et le Nouveau d’Eisenstein, dans La Terre de Dovjenko et il était de retour sur le grand écran en 1934 avec Schast'e (Le bonheur), film qui rendit célèbre le réalisateur Alexandre Ivanovitch Medvedkine, mais qui a irrité les dirigeants du PCUS... c’était une comédie. Le Pré de Béjine vint considérée, en revanche, comme un soutien à la collectivisation des fermes et utile à la construction d’un jeune héros. Le projet a donc été approuvé par le Komsomol (Union de la jeunesse communiste léniniste de toute l’Union).

Le réalisateur, qui fit recours une fois de plus à des acteurs non professionnels, pour le rôle du jeune protagoniste, rebaptisé Stepok, auditionna deux mille enfants. Il choisit finalement Viktor Kartashov, âgé de 11 ans, frappé par la croissance asymétrique des cheveux et la pigmentation de la peau. Le tournage débuta le 5 mai 1935 et alterna entre les études de la Mosfilm de Moscou, de l’Ukraine et du Caucase. En septembre de la même année, le tournage subit un arrêt. Le réalisateur tomba malade de la variole. Pas encore complètement guéri, il retourna au travail en décembre et revint en février. Mais Choumiatski, en août 1936, lui ordonna de réécrire le scénario en l’accusant de formalisme, d’intellectualisme et même de mysticisme. Avec la collaboration de l’écrivain Isaak Babel, malvenu dans les milieux culturels "officiels", Eisenstein réécrit le scénario et recommence le tournage. En janvier 1937, le réalisateur tombe de nouveau malade à seulement deux semaines de travail de la fin du tournage.

L’histoire racontée était celle du jeune Stepok (Viktor Kartashov), pionnier d’une commune agricole, qui dénonce le père violent Samokhin (Boris Zakhava), partisan des koulak, comme auteur d’un incendie provoqué pour saboter la récolte de blé de la communauté. Le jeune homme se bat pour ses idées, mais finalement il est tué par son parent dans un fusillade.

Mais Eisenstein, comme cela avait déjà été le cas pour Que viva México !, ne réussit pas à terminer Le Pré de Béjine. Le 17 mars 1937, Choumiatski ordonne l’arrêt définitif du tournage du film. L’accusation était de ne pas affronter la lutte de classe, mais de développer une lutte élémentaire et presque biblique entre le bien et le mal. Deux jours plus tard, le réalisateur convoqua une conférence de cinéastes qui, dans l’intention de l’intéressé, aurait dû contrecarrer la décision de Choumiatski, mais aucun des participants ne prit la défense d’Eisenstein qui, le 5 avril, fut contraint, comme d’habitude à l’époque stalinienne, à faire "autocritique" devant la direction de la Mosfilm.

Le matériel tourné de Le Pré de Béjine, coûtant plus de deux millions de roubles, dépassait les cinq heures et, compte tenu des nombreuses modifications, il existait plusieurs versions du film. On ne les verra jamais. Il semble, en effet, qu’un incendie en 1942 à Mosfilm, au début de la Seconde Guerre mondiale, brûla la seule copie existante de Bežin lug, même si on ne comprend pas pourquoi la copie n’a pas été mise en sécurité, avec d’autres, au début de la guerre. En 1962, le réalisateur russe Sergei Ioutkevitch aidé par Naum Kleiman, monta des parties du film gardées jalousement par la femme d’Eisenstein, Pera Attacheva, et plusieurs photos de scène. Le résultat fut un "film photo" d’environ une demi-heure (apparemment il y a aussi une version de 70 minutes) dans laquelle on peut voir, une fois de plus, les dons du réalisateur : des émouvantes images de l’enterrement de la mère du protagoniste, tuée par son père, à la triste fin qu’elle voit le jeune Stepok aller à la rencontre de son père, lui arracher son fusil et mourir parmi ses compagnons.

L’homme qui a coûté au réalisateur le film et de nombreux autres projets, Boris Choumiatski, a aussi eu une mauvaise fin. Entre le 8 et le 9 janvier 1938, il est destitué de ses fonctions et arrêté pour avoir saboté le cinéma soviétique. Victime d’une purge stalinienne, il est condamné à mort et fusillé le 29 juillet.

Au contraire, une réhabilitation partielle d’Eisenstein commença. Si Lazare Moïsseïevitch Kaganovitch prononçait : "On ne peut pas faire confiance à Eisenstein. Il a encore balancé des millions de roubles sans rien nous donner [...] parce qu’il est contre le socialisme", le réalisateur fut défendu par Molotov et Ždanov. Le dramaturge Vsevolod Višnevski a admis qu’au Mexique et en URSS "de vrais crimes avaient été commis" et a imaginé avec le cinéaste deux films, malheureusement jamais réalisés : l’un sur la guerre civile espagnole, l’autre sur l’organisation de l’Armée rouge en 1917, d’après un ouvrage du même auteur intitulé "My - ruskij narod" ("Nous, peuple russe").

Mais c’est surtout Staline, bien conscient du talent d’Eisenstein, qui le défendit et lui donna une autre chance. Alors que les tensions grandissent avec l’Allemagne nazie et avec la volonté de promouvoir le culte de sa personnalité, en effet, le chef de l’URSS en janvier 1938 commanda à Eisenstein la réalisation d’un film biographique sur un condottiere russe capable au XIIIème siècle de vaincre les envahisseurs teutoniques, Alexandre Nevski.

Eisenstein commença à travailler sur le nouveau projet avec une nouvelle équipe, le seul Tissė, qui avait entre-temps assuré la photographie d’Aerograd (1935) dirigé par Dovženko, était resté à ses côtés. Pour la première fois, il dirige des acteurs professionnels. Staline prétend que le rôle du protagoniste est joué par Nikolaï Konstantinovitch Tcherkassov (Saint-Pétersbourg, 27 juillet 1903 - Moscou, 14 septembre 1966). La raison ? Simple : l’acteur était député du Soviet Suprême et pouvait donc "contrôler" le réalisateur. Mais Tcherkassov était aussi un grand interprète, élève de Stanislavsky, il avait été danseur, acteur sur scène et sur grand écran. À signaler Deputat Baltiki (Le député de la Baltique, 1937) de Iossif Kheifitz et Alexandre Zarkhi et Pëtr Perviy (Pierre le Grand, la première partie sortie en 1937, la deuxième en 1938), film monumental de Vladimir Petrov. Sans doute l’acteur le plus talentueux de son époque en Union soviétique.

Pour Alexandre Nevski, le réalisateur avec la méticulosité habituelle étudia et reconstruit une époque à travers des esquisses, préparées par lui-même, qui concernaient les costumes, les armures, les ornements. Il recréa, dans le torride juillet 1938, la bataille qui eut lieu le 4 avril 1242 sur le gelé lac Peïpous en utilisant des radeaux pneumatiques et de la glace artificielle.Cette scène, comme le rappelait Tissė, a été filmée "à la vitesse de huit à douze images par seconde, au lieu de vingt-quatre, pour souligner le rythme particulier dramatique de la bataille".

Avec le nouvel opéra Eisenstein, le film sonore (le premier film sonore en URSS est Putyovka v zhizn (Le Chemin de la vie), réalisé par Nicolaï Ekk en 1931. Mais les dialogues approuvés par le Parti étaient faux et propagandistes, donc Eisenstein décida d’enrichir le film avec de la musique, parfaite comme contrepoint aux images. Ces notes ont été spécialement et magnifiquement écrites par Sergueï Prokofiev (Sontsivka, 23 avril 1891 - Moscou, 5 mars 1953) compositeur extraordinaire, accusé comme le réalisateur, de formalisme. Les deux génies devinrent inévitablement amis.

Eisenstein a déclaré à propos du tournage du film : "J’étais profondément conscient de faire un film, qui était d’abord, et surtout, contemporain : la ressemblance était frappante entre les événements décrits dans les chroniques et les récits épiques et les événements de nos jours. En substance, si ce n’est pas dans la forme, les événements du treizième sont émotionnellement proches des nôtres. Et, dans ce cas particulier, aussi dans la forme. Je n’oublierai jamais le jour où, ayant lu dans un journal la féroce destruction de Guernica par les fascistes, je consultai des documents historiques et trouvai une description de la conquête de Guernica par les croisés".

Conclu cinq mois avant le délai fixé, Alexandre Nevski est présenté pour la première fois en public à Moscou le 23 novembre 1938, près de dix ans après le dernier film du réalisateur (L'Ancien et le Nouveau sortit en 1929).

En 1242, les chevaliers de l’ordre teutonique envahissent de l’ouest la Russie bouleversée par les incursions et les dévastations mongoles. Le prince Alexandre Nevski (Nikolaï Tcherkassov) est appelé par le peuple à organiser l’armée qui devra vaincre les Germains. Et tandis que deux soldats russes Vassili Buslaj (Nikolaï Okhlopkov) et Gavrilo Oleksich (Andreï Abrikossov) se disputent le cœur de la belle Olga Danilovna (Vera Ivachova), le condottière parvient à unir le peuple de Nogodorov et d’autres villes aux paysans pauvres de la campagne, pour vaincre dans une bataille épique l’ennemi étranger sur le lac Peïpous, le lac gelé qui s’effondre sous le poids des armures teutoniques.

Bien qu’ Eisenstein le considérait comme son film le plus superficiel et le moins personnel, ou peut-être pour cette raison, Alexandre Nevski fut le plus grand succès du public du réalisateur qui réussit à dessiner non seulement le profil du héros, mais aussi celui d’un peuple entier où le prince n’est pas simplement le souverain, mais une partie homogène... Peu importe si l’histoire ne s’est pas passée comme ça. Impressionnant la scène de la bataille sur la glace, bien 37 minutes de film, dans lequel la comparaison entre les deux armées (blanches et ordonnées les teutoniques, les noirs et les russes désordonnés, inversant les attributs classiques du bien et du mal) devient une comparaison abstraite des masses, des volumes et des lignes.

Aleksandr Nevski est le film qui réhabilite Eisenstein aux yeux de Staline, en évitant son isolement définitif, et, pour cette raison, le réalisateur remporte en février 1939 l’Ordre de Lénine et le Prix Staline.

Eisenstein conçut alors de nouveaux sujets. Il écrivit avec Alexandre Fadeïev Perekop qu’il reconstruirait la poursuite menée par Fruenze en 1920 pour attaquer les "gardes blancs" du baron Wrangel ; il reprend le film déjà projeté sur le condottiere ouzbek Tamerlan qu’il perfectionne avec l’écrivain Pyotr Pavlenko pour en faire une fresque sur l’histoire de l’Asie centrale appelée Bolchoï fergansky kanal (Le Grand Canal de Fergana). La musique fut de nouveau confiée à Prokofiev. Des inspections et des tournages furent effectués, mais le projet fut définitivement abandonné. Les images tournées ont été insérées dans un documentaire projeté le jour de l’ouverture du canal en septembre 1939.

Quelques semaines auparavant avait été signé le tristement célèbre Pacte Molotov-Ribbentrop, le traité de non-agression entre le Reich et l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Le cinéma en subit les conséquences : Alexandre Nevski est retiré et sa projection interdite.

Par la suite, Eisenstein travailla sur un film sur le poète Alexandre Pouchkine, pour lequel il pensait, comme le montrent certaines annotations de mars 1940, à une utilisation expérimentale de la couleur qui éviterait tout le spectre pour se limiter à quelques couleurs, choisis en fonction des besoins expressifs. Puis il esquissa le scénario Delo Bejlisa (L’affaire Bejlis), tiré du texte théâtral homonyme de Šejnin, centré sur le procès de Menahem Mendel Beilis, accusé de meurtre, qui déclencha une violente vague d’antisémitisme en Russie impériale.

Le 21 novembre 1940, Eisenstein retourne au théâtre, portant sur la scène Die Walküre (La Valkyrie), la deuxième partie de Der Ring des Nibelungen (L’anneau du Nibelungen) de Richard Wagner. Mais un autre Allemand allait engager l’URSS. Hitler, en effet, ne maintint pas le "Pacte" et, à l’été 1941, attaqua l’Union soviétique. Aleksandr Nevski, après dix-huit mois d’oubli, revint dans les salles avec plus de vigueur qu’auparavant, devenant un authentique manifeste antinazi.

Isaac Babel (1930)

Isaac Babel (1930)

L’histoire racontée était celle du jeune Stepok (Viktor Kartashov), pionnier d’une commune agricole, qui dénonce son père violent Samokhin (Boris Zakhava), partisan des koulak, comme auteur d’un incendie provoqué pour saboter la récolte de blé de la communauté. Le jeune homme se bat pour ses idées, mais finalement il est tué par son parent dans une fusillade.

Mais Eisenstein, comme cela avait déjà été le cas pour Que viva México !, ne réussit pas à terminer Le Pré de Béjine. Le 17 mars 1937, Choumiatski ordonne l’arrêt définitif du tournage du film. L’accusation était de ne pas affronter la lutte de classe, mais de développer une lutte élémentaire et presque biblique entre le bien et le mal. Deux jours plus tard, le réalisateur convoqua une conférence de cinéastes qui, dans l’intention de l’intéressé, aurait dû contrecarrer la décision de Choumiatski, mais aucun des participants ne prit la défense d’Eisenstein qui, le 5 avril, fut contraint, comme d’habitude à l’époque stalinienne, de faire son "autocritique" devant la direction de la Mosfilm.

Le matériel tourné de Le Pré de Béjine, coûtant plus de deux millions de roubles, dépassait les cinq heures et, compte tenu des nombreuses modifications, il existait plusieurs versions du film. On ne les verra jamais. Il semble, en effet, qu’un incendie en 1942 à Mosfilm, au début de la Seconde Guerre mondiale, brûla la seule copie existante de Bežin lug, même si on ne comprend pas pourquoi la copie n’a pas été mise en sécurité, avec d’autres, au début de la guerre. En 1962, le réalisateur russe Sergei Ioutkevitch aidé par Naum Kleiman, monta des parties du film gardées jalousement par la femme d’Eisenstein, Pera Attacheva, et plusieurs photos de scène. Le résultat fut un "film photo" d’environ une demi-heure (apparemment il y a aussi une version de 70 minutes) dans laquelle on peut voir, une fois de plus, les dons du réalisateur : des émouvantes images de l’enterrement de la mère du protagoniste, tuée par son père, et la triste fin  où elle voit le jeune Stepok aller à la rencontre de son père, lui arracher son fusil et mourir parmi ses compagnons.

L’homme qui a coûté au réalisateur le film et de nombreux autres projets, Boris Choumiatski, a aussi eu une mauvaise fin. Entre le 8 et le 9 janvier 1938, il est destitué de ses fonctions et arrêté pour avoir saboté le cinéma soviétique. Victime d’une purge stalinienne, il est condamné à mort et fusillé le 29 juillet.

Au contraire, une réhabilitation partielle d’Eisenstein commença. Si Lazare Moïsseïevitch Kaganovitch prononçait : "On ne peut pas faire confiance à Eisenstein. Il a encore balancé des millions de roubles sans rien nous donner [...] parce qu’il est contre le socialisme", le réalisateur fut défendu par Molotov et Ždanov. Le dramaturge Vsevolod Višnevski a admis qu’au Mexique et en URSS "de vrais crimes avaient été commis" et a imaginé avec le cinéaste deux films, malheureusement jamais réalisés : l’un sur la guerre civile espagnole, l’autre sur l’organisation de l’Armée rouge en 1917, d’après un ouvrage du même auteur intitulé "My - ruskij narod" ("Nous, peuple russe").

Mais c’est surtout Staline, bien conscient du talent d’Eisenstein, qui le défendit et lui donna une autre chance. Alors que les tensions grandissent avec l’Allemagne nazie et avec la volonté de promouvoir le culte de sa personnalité, en effet, le chef de l’URSS en janvier 1938 commanda à Eisenstein la réalisation d’un film biographique sur un chevalier russe capable au XIIIème siècle de vaincre les envahisseurs teutoniques, Alexandre Nevski.

Eisenstein commença à travailler sur le nouveau projet avec une nouvelle équipe. Seul Tissė, qui avait entre-temps assuré la photographie d’Aerograd (1935) dirigé par Dovženko, était resté à ses côtés. Pour la première fois, il dirige des acteurs professionnels. Staline souhaite que le rôle de l'acteur principal soit joué par Nikolaï Konstantinovitch Tcherkassov (Saint-Pétersbourg, 27 juillet 1903 - Moscou, 14 septembre 1966). La raison ? Simple : l’acteur était député du Soviet Suprême et pouvait donc "contrôler" le réalisateur. Mais Tcherkassov était aussi un grand interprète, élève de Stanislavsky, il avait été danseur, acteur sur scène et sur grand écran. À signaler Deputat Baltiki (Le député de la Baltique, 1937) de Iossif Kheifitz et Alexandre Zarkhi et Pëtr Perviy (Pierre le Grand, la première partie sortie en 1937, la deuxième en 1938), film monumental de Vladimir Petrov. Sans doute l’acteur le plus talentueux de son époque en Union soviétique...

Pour Alexandre Nevski, le réalisateur, avec sa méticulosité habituelle, étudia et reconstruisit toute une époque à travers des esquisses, préparées par lui-même, qui concernaient les costumes, les armures, les ornements. Il recréa, dans le torride juillet 1938, la bataille qui eut lieu le 4 avril 1242 sur le lac gelé lac Peïpous en utilisant des radeaux pneumatiques et de la glace artificielle. Cette scène, comme le rappelait Tissė, a été filmée "à la vitesse de huit à douze images par seconde, au lieu de vingt-quatre, pour souligner le rythme particulier dramatique de la bataille".

Avec le nouvel opéra Eisenstein, le film sonore (le premier film sonore en URSS est Putyovka v zhizn (Le Chemin de la vie), réalisé par Nicolaï Ekk en 1931. Mais les dialogues approuvés par le Parti étaient faux et propagandistes, donc Eisenstein décida d’enrichir le film avec de la musique, parfaite comme contrepoint aux images. Ces notes ont été spécialement et magnifiquement écrites par Sergueï Prokofiev (Sontsivka, 23 avril 1891 - Moscou, 5 mars 1953) compositeur extraordinaire, accusé comme le réalisateur, de formalisme. Les deux génies devinrent inévitablement amis.

Eisenstein a déclaré à propos du tournage du film : "J’étais profondément conscient de faire un film, qui était d’abord, et surtout, contemporain : la ressemblance était frappante entre les événements décrits dans les chroniques et les récits épiques et les événements de nos jours. En substance, si ce n’est pas dans la forme, les événements du treizième siècle sont émotionnellement proches des nôtres. Et, dans ce cas particulier, aussi dans la forme. Je n’oublierai jamais le jour où, ayant lu dans un journal la féroce destruction de Guernica par les fascistes, je consultai des documents historiques et trouvai une description de la conquête de Guernica par les croisés".

Conclu cinq mois avant le délai fixé, Alexandre Nevski est présenté pour la première fois en public à Moscou le 23 novembre 1938, près de dix ans après le dernier film du réalisateur ("L'Ancien et le Nouveau" sortit en 1929).

En 1242, les chevaliers de l’ordre teutonique envahissent l’ouest de la Russie bouleversée par les incursions et les dévastations mongoles. Le prince Alexandre Nevski (Nikolaï Tcherkassov) est appelé par le peuple à organiser l’armée qui devra vaincre les Germains. Et tandis que deux soldats russes Vassili Buslaj (Nikolaï Okhlopkov) et Gavrilo Oleksich (Andreï Abrikossov) se disputent le cœur de la belle Olga Danilovna (Vera Ivachova), le chevalier parvient à unir le peuple de Nogodorov et d’autres villes aux paysans pauvres de la campagne, pour vaincre dans une bataille épique l’ennemi étranger sur le lac Peïpous, le lac gelé qui s’effondre sous le poids des armures teutoniques.

Bien qu’Eisenstein le considérait comme son film le plus superficiel et le moins personnel, ou peut-être pour cette raison, Alexandre Nevski fut le plus grand succès du public du réalisateur qui réussit à dessiner non seulement le profil du héros, mais aussi celui d’un peuple entier où le prince n’est pas simplement le souverain, mais une émanation du peuple... Peu importe si l’histoire ne s’est pas passée comme ça. Impressionnante, la scène de la bataille sur la glace, 37 minutes de film, dans lequel la comparaison entre les deux armées (blanches et ordonnées les teutoniques, les noirs et les russes désordonnés, inversant les attributs classiques du bien et du mal) devient une comparaison abstraite des masses, des volumes et des lignes.

Aleksandr Nevski est le film qui réhabilite Eisenstein aux yeux de Staline, en évitant son isolement définitif, et, pour cette raison, le réalisateur remporte en février 1939 l’Ordre de Lénine et le Prix Staline.

Eisenstein conçut alors de nouveaux sujets. Il écrivit avec Alexandre Fadeïev Perekop qu’il reconstruirait la poursuite menée par Fruenze en 1920 pour attaquer les "gardes blancs" du baron Wrangel ; il reprend le film déjà projeté sur le condottiere ouzbek Tamerlan qu’il perfectionne avec l’écrivain Pyotr Pavlenko pour en faire une fresque sur l’histoire de l’Asie centrale appelée Bolchoï fergansky kanal (Le Grand Canal de Fergana). La musique fut de nouveau confiée à Prokofiev. Des inspections et des tournages furent effectués, mais le projet fut définitivement abandonné. Les images tournées ont été insérées dans un documentaire projeté le jour de l’ouverture du canal en septembre 1939.

Quelques semaines auparavant avait été signé le tristement célèbre Pacte Molotov-Ribbentrop, le traité de non-agression entre le Reich et l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Le cinéma en subit les conséquences : Alexandre Nevski est retiré et sa projection interdite.

Par la suite, Eisenstein travailla sur un film sur le poète Alexandre Pouchkine, pour lequel il pensait, comme le montrent certaines annotations de mars 1940, à une utilisation expérimentale de la couleur qui éviterait tout le spectre pour se limiter à quelques couleurs, choisis en fonction des besoins expressifs. Puis il esquissa le scénario Delo Bejlisa (L’affaire Bejlis), tiré du texte théâtral homonyme de Šejnin, centré sur le procès de Menahem Mendel Beilis, accusé de meurtre, qui déclencha une violente vague d’antisémitisme en Russie impériale.

Le 21 novembre 1940, Eisenstein retourne au théâtre, portant sur la scène Die Walküre (La Valkyrie), la deuxième partie de Der Ring des Nibelungen (L’anneau du Nibelungen) de Richard Wagner. Mais un autre Allemand allait engager l’URSS. Hitler, en effet, ne maintint pas le "Pacte" et, à l’été 1941, attaqua l’Union soviétique. Aleksandr Nevski, après dix-huit mois d’oubli, revint dans les salles avec plus de vigueur qu’auparavant, devenant un authentique manifeste antinazi.

Andréa Lauro, 25 mai 2021

 

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