Luchino Visconti: celui qui ouvrit les portes du Néoréalisme entre beauté et Résistance
A lire aussi, les premières parties de cette étude d'Andréa Lauro sur Luchino Visconti
Luchino Visconti: celui qui ouvrit les portes du Néoréalisme entre beauté et Résistance
Partie 10
Les flammes du Walhalla : La caduta degli dei (Les damnés)
« La caduta degli dei » (1969) - Les damnés - est le dernier résultat d’une série de travaux d’écriture, peu à peu modifiés au cours des années. Au début, l’idée était de transférer le "Macbeth" de William Shakespeare en Angleterre des années 60, avec des références à la société et à la politique contemporaine. Par la suite, le projet change et avec Suso Cecchi D’Amico, une première ébauche de scénario est écrite avec un décor dans la haute bourgeoisie industrielle italienne.
L’essai de William L. Shirer, "Histoire du Troisième Reich", et d’autres lectures du même sujet serviront de matière à l'inspiration de Luchino Visconti au point de remanier pour la troisième fois la rédaction du film, d’abord avec Enrico Medioli, puis avec le développement définitif de Nicola Badalucco. Cette fois nous sommes en Allemagne à cheval de 1933 et 1935, de l’incendie du Reichstag aux prémisses de la guerre, avec les protagonistes de la famille Von Essenbeck, puissants et impitoyables industriels de l’acier.
Premier chapitre de la "trilogie allemande", qui aura les épisodes suivants dans « Morte a Venezia » et « Ludwig », le film vit d’un climat d’intrigue obscur et des environnements sombres où se déplacent les personnages sans scrupules qui rappellent ainsi la tragédie shakespearienne. Le mélodrame italien est bien loin, « La caduta degli dei » est le film introductif de la tragédie dans la cinématographie de Visconti.
En mettant en scène cette histoire, le maître milanais n’est pas intéressé par la vraisemblance et le récit chronologique des faits, qui ont porté le nazisme à s'imposer, ce qui d'ailleurs est souvent critiqué. L’intérêt est plutôt tourné à la représentation du Mal vu comme moyen qui mène au pouvoir pour ensuite détruire ses acteurs, dans un jeu mortel. Tout cela demande détachement du Vrai : confirmation est la mise en scène manifestement théâtrale, cohérente avec la filmographie précédente et suivante, qui confère fiction et rapproche le spectateur du climat d’un "Macbeth moderne" comme le même auteur rebaptisa le film. L’entrée en scène de tous les protagonistes, au début du film, est celle d’un acteur de théâtre dans sa chambre/loge devant un miroir ou tout en mettant les vêtements du personnage qu’il va jouer. L’usage de l’espace scénique, à l’intérieur du château des Von Essenbeck, est celui d’une scène : l’entrée est semblable à un arc d’avant-scène et le plancher de noyer résonne comme au théâtre. La théâtralité trouve son corps dans la répétition de cérémonies faites à partir de réunions à table, récitation où la fiction est la clé pour représenter la décadence progressive de la famille. Le mariage final entre Friederich et Sophie, représenté comme une parodie macabre du mariage, est emblématique.
Les sources d’inspiration sont diverses et amalgamées ensemble : pas seulement l’essai de Shirer, cité plus haut, et la tragédie du "Macbeth", mais surtout le grand drame wagnérien. Il suffit de penser aux images des fours des aciéries des Essenbeck qui ouvrent et ferment le film et qui évoquent les flammes allumées au Walhalla qui sanctionnent le crépuscule des dieux.
Le thème, par contre, de la décadence de la tradition familiale, si typique de la filmographie de Visconti, trouve une claire inspiration dans les pages des "Buddenbrook" de Thomas Mann. La chute de la famille Essenbeck, donc de la civilisation bourgeoise, est due à la montée du monde barbare et instinctif, ici représenté par le nazisme. Le rapport d’instrumentalisation du nazisme et du capital est inversé de manière à dépeindre la famille des industriels comme des êtres sans défense emportés par les événements et l’histoire. Avec les différences dues, un destin semblable à beaucoup d’autres familles vicomtes, à commencer par « Le Gattopardo ».
La photographie sombre de Armando Nannuzzi et Pasqualino De Santis contribue aux atmosphères voulues par Visconti avec des virages de couleurs sur le rouge ou le vert pour caractériser les moments les plus dramatiques. Emblématique l’utilisation de la couleur dans le long épisode de la nuit des longs couteaux (presque vingt minutes, un film dans le film) qui donne une atmosphère suspendue, soulignée par le remplacement des bruits aux dialogues (les mots eux-mêmes dans l’original prennent une fonction purement sonore). Un exemple de la liberté esthétique de Visconti, qui confirme encore son cinéma personnel et rebelle.Le film reçoit la nomination à l’Oscar comme meilleur scénario original en 1970 (ensuite remporté par William Goldman pour "Butch Cassidy") et deux prix aux Rubans d’argent comme meilleur film et à Umberto Orsini comme meilleur acteur.
Partie 11
Le vice et la beauté : Morte a Venezia (Mort à Venise)
« La caduta degli dei » témoigne d’une fissure sur la surface polie du cadre viscontien, d’un changement qui n’en touche pas la surface seule, mais qui affecte en profondeur le corps même de son cinéma. La forme devient bruyante, violente, monstrueuse; les rapports humains bouillonnent de haine, de troubles secrets et de pulsions de prévarication; l’Histoire n’est plus le produit d’une lutte de classe, mais une stagnante accumulation d’horreurs, d’égoïsmes et de maladresse.
Inquiet, découragé par la marche d’une réalité insaisissable, par l’avancement inexorable de la vieillesse, par la sensation d’une décadence physique qui ira bientôt miner la santé du corps, Visconti trouve dans la mémoire un nouvel instrument pour enquêter sur les choses du monde, comme un objectif à longue focale qui est aussi un nouveau regard, non plus tourné vers les nœuds de l’Histoire ou vers les gargouilles de l’action politique - avec les obligées prises de position pour apaiser le sentiment de culpabilité aristocratique - mais dirigé vers lui-même. Au cours de ces années, indifférent à la marche de la société et de la confrontation politique, Visconti réalisera une série de films très personnels, sans plus de filtres.
Parfait exemple de ce changement d’état de choses est « Morte a Venezia » (1971) - du roman court de Thomas Mann, projet longtemps rêvé par Visconti - dont il peut enfin commencer le tournage en avril 1970 grâce à l’intervention de Warner Bross, après les refus des producteurs italiens, intimidés par l’histoire d’un artiste sénescent séduit par la beauté incomparable d’un jeune homme en vacances dans la ville lagunaire.
Pour trouver un interprète approprié pour l’enfant de 12 ans, Visconti va dans les pays scandinaves, laissant mémoire de son enquête en « À la recherche de Tadzio » (1970), opérette documentaire agile accompagnée par le commentaire hors champ d’Oreste del Buono, dans laquelle, au tournage des auditions, s'alternent brèves interviews, aperçus des capitales nordiques, lectures de Thomas Mann et inspections avec la troupe parmi les sestieri vénitiens.
Deuxième chapitre de la "trilogie allemande" - avec « La caduta degli dei » et le successif « Ludwig » - « Morte a Vanezia » est présenté en compétition à la XXIV édition du Festival de Cannes. Il ne remporte aucun prix, mais jouit d’un excellent accueil, même en vertu de l’inspiration promotionnelle de Visconti, qui, toujours habile à tisser son goût aux modes culturelles, il entrevoit et développe une résonance secrète entre la prose débordante de Mann et l’inquiet Adagetto de la "Cinquième Symphonie" de Gustav Mahler, faisant du film un événement incontournable pour la bourgeoisie intellectuelle. Et même si, avec les années, le consensus est devenu encore plus solide pour ce mélange suant de réalisme onirique et de décadence raffinée, il faut dire que « Morte a Venezia » est, en réalité, un ouvrage qui alterne les superbes accents lyriques des Visconti mûrs et les tentatives didactiques, tendues à imposer un compromis avec les thèmes de la narrative mannienne. En effet, le film et la nouvelle continuent sur des chemins assez différents. Dans la nouvelle, Aschenbach est un auteur à succès, loué pour la solidité de la prose, pour les élans surveillés d’un lyrique prudent et pour les vertus morales dont ses pages sont tissées; un intellectuel intégré, loin des caprices des avant-gardes, autant des bizarreries de l’esthétique bohémienne.
En faisant de lui un compositeur inquiet, bouleversé par l’incompréhension des contemporains, et séduit par les ambiguïtés des formes musicales, par l’appel d’un battement démoniaque, qui vibre sous les notes, Visconti a voulu traduire un conflit éthique - le spectre de la pédérastie, qui, chez Mann, abat l’hypocrisie des vertus bourgeoises - dans un désaccord esthétique - jusqu’à dévoiler qu’au fond de la beauté il y a un cœur de perversion intime.
Là où, par contre, le film brille, c’est dans l'ensemble des rapports, des échanges, toujours en équilibre entre des extravagances et des réminiscences soignées, ainsi que dans la qualité du regard qui les découvre. Parmi les nombreuses restaurations opérées par Visconti, celle de la riche bourgeoisie en orbite autour de l’Hôtel des Baines reste, peut-être, le meilleur : vive, mais souillée d’une légère mélancolie. La raison en est vite dite : dans ces mêmes milieux, où le réalisateur passe ses vacances dans la première jeunesse, Thomas Mann avait séjourné et reçu l’inspiration pour la nouvelle. Il y a donc un renversement des trajectoires du regard : ce qui pour Mann est la préfiguration d’un mal qui dans quelques années aurait investi la société européenne, pour Visconti devient un retour aux lieux de l’enfance, à cette plage endormie, fixée en quelques traits de peinture impressionniste - et nous ne doutons pas que dans ces fragments de baignade se cache l’écho le plus proche du rêve d’une adaptation proustienne. L’échantillon humain, qui se montre le long du littoral, a l’extravagance tranquille d’une vie défunte, qui se promène, joue, s’amuse et voltige dans une danse sereine de spectres. De ce festin funèbre, nous ressentons distinctement les miasmes de la décomposition et il nous impressionne l’aise avec laquelle Visconti communique, en de brefs gestes, sans contexte, le sens d’une catastrophe imminente : on la reconnaît dans le sourire tordu d’un dandy onctueux, dans le corps sec d’un pauvre homme, qui s’effondre épuisé fronçant comme un nu de Egon Schiele, dans le masque méphistophélique d’un musicien de rue.
D’un cinéma réaliste - c’est-à-dire : critique, capable de restituer l’Histoire non pas par narration, mais par reconstruction - Visconti aboutit à un cinéma de pure contemplation, replié sur lui-même et entièrement destiné à fouiller dans les désordres de son monde intellectuel.
Andréa Lauro, 18 juin 2020
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