Luchino Visconti: celui qui ouvrit les portes du Néoréalisme entre beauté et Résistance
La chronique cinéma d'Andréa Lauro
Partie 2
La guerre et le Néoréalisme : Ossessione
En deux ans Visconti affronte deux graves deuils : sa mère, Carla, meurt en 1939 (la douleur le pousse à déménager pour toujours à Rome), tandis qu’en 1941 s’éteint son père, Joseph. Malgré la souffrance, c’est précisément en 1939 que se renouvelle la collaboration avec Renoir, en déplacement italien, pour tourner « La Tosca ».
Le réalisateur français enrôle Visconti comme scénariste et assistant réalisateur, mais la guerre arrive et la production est suspendue jusqu’à l’année suivante, avec l’assistant Carl Koch à la place de Renoir. Le film sort en 1941 et n’est pas bien accueilli, mais le nom de Visconti commence à circuler dans les milieux cinématographiques romains, en particulier sur la bouche des critiques et des intellectuels rassemblés autour de la revue "Cinema" dirigée par le cinéphile Vittorio Mussolini : Giuseppe De Santis, Gianni Puccini, Mario Alicata, Antonio Pietrangeli, Pietro Ingrao, représentants d’un antifascisme radical, partisans d’une conception de cinéma réaliste qui restitue sans fioriture les conditions sociales de l’Italie sous le régime, en se concentrant sur le peuple, en s’appuyant d’abord à Giovanni Verga.
Visconti s’y lie pour des raisons évidentes de communion d’intentions et d’affinités culturelles et caractérielles, mais encore influencé par Renoir, il regarde vers Verga plus pour les aspects esthétiques-structurels que de contenu et politiques, dans une optique de transcription cinématographique qui ne soit pas une prise documentaire directe, plutôt une reconstruction de la réalité à travers le langage discipliné du « moyen-cinéma », où chaque élément a une disposition méticuleuse visant à constituer une vraisemblance plus efficace que la vérité.
Visconti et son nouveau groupe de référence deviennent inséparables et conçoivent ensemble un grand nombre de films qui ne voient pas la lumière. Ils lisent et rédigent des scénarios à partir des oeuvres de Thomas Mann, Alexandre Dumas, Guy de Maupassant, Herman Melville, mais un seul auteur revient toujours à leurs plans : Verga.
Ils rêvent de transposer "I malavoglia", au risque de se heurter aux héritiers de l’écrivain et de mettre de côté le projet - qui, de toute façon, aboutira des années plus tard dans « La Terra trema ». En remplacement, Visconti propose de travailler à un roman de James M. Cain, "Le facteur sonne toujours deux fois", déjà adapté au cinéma en 1939 par Pierre Chenal, en le réajustant aux circonstances sociales italiennes en vigueur. C’est comme ça qu’il débute officiellement derrière la caméra.
« Ossessione » (1943) marque le début de la saison du néoréalisme : à étiqueter ainsi pour la première fois le film c'est le monteur Mario Serandrei. Classifications historiques mises à part, « Ossessione » est une œuvre que Visconti s’approprie immédiatement, en concrétisant ce qu’il a appris du réalisme poétique de Renoir, des expériences théâtrales, de sa propre tension intérieure tournée dans des directions opposées : classicisme et innovation.
Se situant dans la campagne de Ferrare sur les rives du Pô, l’histoire d’une jeune épouse malheureuse et de son amant, dans l’évolution d’un mélodrame sombre, pour Visconti est l’occasion de discuter des thèmes qui lui sont chers. Le vagabondage de Gino (l’amant, interprété par Massimo Girotti), ses soucis moraux, ses sentiments de culpabilité après le meurtre du mari de Giovanna (Clara Calamai, recrutée après la défection d’Anna Magnani à cause de sa grossesse), l’inaptitude, la paranoïa déploient, au cours du film, des humeurs et des suggestions qui ne s’arrêtent pas à la représentation sociale exclusive, et s’insèrent dans un cadre psychologique complexe, où prennent le dessus l’éthique, la mort, la solitude, la dépression et une sorte de fatalisme pessimiste. La passion obstinée entre Gino et Giovanna est avant tout le portrait douloureux et décadent de deux personnalités désagrégées qui, se poussant au-delà des limites permises, cherchant à réparer un misérable présent, on exclut toute occasion de rachat futur (d’un mari ennuyeux, d’une existence sans débouchés et sans ambitions).
La métaphore de la condition de l’Italie fasciste, dans la volonté de Visconti, n’est pas claire en observant le film, qui en effet mécontente quiconque y a travaillé pour qu’il soit un manifeste politique déclaré d’opposition nette au régime.
Alicata, De Santis, Puccini, Pietrangeli, auteurs avec Visconti du scénario et impliqués pendant le tournage, ils frissonnent les lèvres surtout en face du personnage de l’Espagnol, un saltimbanque à laquelle Gino se joint quand, en colère contre le comportement de Giovanna - qui promet de s’enfuir avec lui pour se rétracter plus tard, accoutumée aux conforts économiques de la routine conjugale petite bourgeoise - et se déplace de Ferrare à Ancône.
L’Espagnol, personnage nodal en cours d’écriture pour représenter des valeurs socialistes et anti-belliciste, icône de la protestation prolétarienne, est avec Visconti privé de la charge subversive idéologique et rendu dérangeant par une évidente homosexualité, à l'époque mal vue à gauche et à droite.
Cela est un symbole de l’opération accomplie par Visconti, de rupture avec les conventions du moment, là où le terrain d’affrontement est la politique. La fracture apportée par « Ossessione » est plus subtile, encore un fois d'un point de vue "artistique". Visconti raisonne sur le fascisme et il s’oppose, sans proclamations ouvertes, mais en pulvérisant l’inoffensif ordre esthétique et idéaliste du cinéma approuvé par le régime : les plateaux de pose, les comédies de coutume, les documents de propagande patriotique, les coûteux films historiques-rhétoriques. Sa "révolution" est linguistique, cinématographique, drastique et profonde mais opaque à la surface, au point que, tourné en 42 et présenté en 43, « Ossessione » sort presque indemne du contrôle de la censure fasciste. Bien que les chroniques parlent d’un Vittorio Mussolini qui, terminé la projection de l’avant-première, serait sorti de la salle en claquant la porte et criant : "Ce n’est pas l’Italie!".
Et il n’a pas tort, puisque la liaison de Gino et Giovanna démolit le système de valeurs familiales et la façade énergique, décisionnaire et optimiste sur lesquelles se fonde la dictature du Duce. Même sans attaques directes, « Ossessione » n’est pas l’Italie des illusions et des mensonges du régime.
A cela il faut ajouter le soin d’une mise en scène composée de plans étudiés minutieusement et de mouvements de machine calibrés, fluides, non seulement subordonnés à l’action; une démarche riche en temps morts intentionnels; le rendu visuel et la dialectique entre personnages et l'environnement qui les entoure; les contrastes du noir et du blanc et les contrastes spatiaux, caractérisés par des intérieurs dominés par un sentiment d’oppression, et extérieurs désolés repris en champ-long. Visconti met en pratique une lecture de la réalité qui est une réinterprétation critique pas ouvertement antifasciste, mais intolérable pour le régime fasciste.
Si donc au départ il est projeté sans censure, « Ossessione » devient bientôt une icône pour tous les jeunes communistes opposés au régime, qui se rassemblent dans les cinémas non seulement pour assister au spectacle, mais aussi pour parler de politique et établir des lignes de conduite antagonistes.
Et ainsi, peu à peu, la répression fasciste prend de l’ampleur, accompagnée par l’opinion de l’Église, qui ne pouvait pas accepter la diffusion d’une œuvre du sujet si dépourvu de vertus - de plus avec au centre un adultère et un sous-texte homosexuel. Des projections interrompues, des fouilles arbitraires de salles, des menaces contre les gérants de cinéma qui programment le film. Le film est également mutilé de plusieurs parties et séquestré pendant une période.
Pendant ce temps l’Italie est dans le chaos, parmi les bombardements de Rome, la fondation de la République Sociale Italienne à Salò, la guerre civile.
Pour Visconti il est temps de participer activement à la Résistance, en mettant à disposition sa maison romaine, transformée en refuge secret pour les militants antifascistes et base opérationnelle où cacher armes et actions concertées de guérilla. Il rejoint donc les forces armées qui, soutenues par les Alliés, remontent l’Italie en combattant les nazis-fascistes au-delà de la Ligne Gustav. Puis il retourne à Rome, où il abrite toujours les partisans et les communistes. Un délit qui n'échappe pas aux autorités fascistes, qui émettent un mandat d’arrêt contre lui. Visconti, et avec lui son cercle d’amis politiques, est obligé de fuir. Il se déplace tout le temps, hébergé par ses connaissances dans l'aristocratie qui prennent le risque de le cacher. Puis, en 1944, il est capturé par la Bande Koch et en détention il assiste aux tortures qui ont rendu tristement célèbre Pietro Koch et son équipe. Fait tragique dans les moments de la libération de Rome, l’intervention de l’actrice Maria Denis, qui accepte les avances lourdes de Koch en échange du salut de Visconti, autrement condamné à être fusillé.
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