C’est pourtant ce que Mediapart est parvenu à établir : mercredi 12 octobre, des députés Les Républicains (LR) et socialistes se sont inspirés d’une note confidentielle de la FBF, quand ils n’en ont pas lu carrément des extraits sans citer leurs sources, pour convaincre leurs collègues de la commission des finances de l’Assemblée nationale de rejeter plusieurs amendements visant à élargir le système actuel de taxe sur les transactions financières (TTF), servant à financer en partie l’aide au développement. Et ils ont obtenu gain de cause : les amendements qui avaient de bonnes chances d’être adoptés ont finalement été rejetés, avec des arguments souvent de mauvaise foi concoctés en sous-main par la FBF.
Avant que la commission des finances de l’Assemblée nationale n’engage, ce mercredi 12 octobre, l’examen du projet de loi de finances pour 2017, ces amendements semblaient en effet avoir de bonnes chances d’être adoptés. L’un de ces amendements soumis à l’examen de la commission des finances visait à augmenter le taux de la TTF française ; un autre proposait d'inclure dans l'assiette de la TTF les transactions intra-journalières des établissements financiers, c’est-à-dire des transactions hautement spéculatives avec acquisition et revente d’un actif financier en moins de vingt-quatre heures.
Dans le monde de la finance folle, il y a certes encore plus sophistiqué : c’est ce que l’on dénomme le « tradinghaute fréquence », ces activités financières exécutées en quelques microsecondes par des automates à partir d’algorithmes. Or, ces activités sont déjà intégrées (de manière très partielle) dans l’assiette de l’impôt. L’an passé, à la même époque, il avait donc été envisagé par le Parlement d’y intégrer aussi les transactions intra-journalières – en anglais intraday. Cela avait même été voté par le Parlement. Mais à l’époque, le texte voté par les parlementaires avait été entaché par une irrégularité dans la procédure budgétaire : il était en effet prévu que la collecte de la TTF démarrerait au 31 décembre 2016. Considérant que la date d’imputation de la taxe ne relevait donc pas totalement du budget 2016, puisque la collecte devait avoir lieu le mois suivant, dont en 2017, le Conseil constitutionnel avait, à la suite d’une saisine de parlementaires de droite, censuré la disposition pour une raison non pas de fond mais de forme.
Les députés à l’origine des nouveaux amendements avaient donc toutes les raisons de penser que, pour le budget de 2017, la commission des finances aurait à cœur de rétablir le dispositif censuré, et que le vote de l’Assemblée, en séance plénière, serait à l’unisson.
Ce n’est pourtant pas comme cela que les choses se sont passées : contre toute attente, la commission des finances a donc rejeté les amendements concernés. Et pour quelle raison ? En vérité, lorsque l’on visionne les débats qui ont eu lieu devant cette commission des finances, on n’y voit pas malice. Car tout semble s’être normalement passé. Une séance de la commission des finances sans incident ni fait marquant : tout juste les députés à l’origine des amendements ne sont-ils pas parvenus, cette année, à convaincre leurs collègues, voilà tout !
On peut le vérifier en visionnant ce débat ci-dessous : un débat tout ce qu’il y a de plus normal…
Le débat a donc eu lieu après examen de l’article 11 du projet de loi de finances pour 2017. Sont alors défendus, puis débattus, plusieurs amendements ayant trait à la TTF. Le premier à prendre la parole pour défendre l’un des amendements est le député (PS) de Paris, Pascal Cherki. Il fait d’abord un premier constat – qui l’indigne –, à savoir que le montant de l’aide publique au développement en proportion des richesses créées en France a reculé depuis l’alternance de 2012, en violation de ce qu’avait promis le candidat François Hollande. Le député frondeur propose donc « la réintégration des transactions intradays dans l’assiette de la taxe », comme cela était déjà prévu voici un an ; et cela dans le but de parvenir à majorer « les crédits de l’aide au développement ».
Trois députés appuient cet amendement ou en défendent d’autres de même type : il s’agit du député (PCF) du Cher Nicolas Sansu ; du député (PS) de l’Essonne Romain Colas ; et enfin, de la députée (Europe Écologie-Les Verts) Eva Sas, qui invite ses collègues à « décourager les opérations spéculatives ».
Baert et Caresche à la manœuvre
Mais ensuite, le vent tourne : ce sont des opposants aux amendements qui prennent la parole. Et, à chaud, nul ne relève les formules qu’ils emploient. Ces formules, il faut pourtant bien en prendre note, car on verra bientôt qu’elles ont une histoire.
À prendre le micro, il y a d’abord Jean-François Mancel, l’indéboulonnable député (LR) de l’Oise, survivant politique d’une interminable tourmente judiciaire. « Je vais vous faire part de ma réflexion personnelle », dit-il en préambule à ses collègues, sans que beaucoup d’entre eux aient sans doute les moyens de savoir que cette réflexion est peut-être moins « personnelle » qu’il ne le dit. Puis il souligne que l’an passé, il était favorable à la taxation des transactions intra-journalières, mais qu’il a depuis changé d’avis, compte tenu des effets prévisibles du Brexit. À l’heure où « le gouvernement, la Région Île-de-France, la mairie de Paris » se plient en quatre pour essayer d’attirer en France les établissement financiers, il n’est plus opportun, fait-il valoir, de les effaroucher avec une telle taxe.
Puis c’est au tour de Dominique Baert, député socialiste du Nord, de se moquer de ceux de ses collègues qui évoquent l’aide au développement « avec des trémolos politiques ». Et il ajoute : « On utilise de mauvais moyens avec ces amendements parce que la rédaction de l’amendement fait un amalgame malheureux entre la transaction à haute fréquence et les échanges intraday. Or, je rappelle que le trading à haute fréquence a déjà été taxé depuis 2012 et, de ce fait, l’assiette a disparu car les acteurs dutrading à haute fréquence ont largement quitté la France. La transaction de l’intradayaura le même effet, celui de l’assèchement de la matière que l’amendement espère taxer. L’intraday est un facteur de liquidités sur les marchés et il serait dommage de s’en priver. » Et lui aussi fait valoir que cette taxation serait « un très mauvais signal » envoyé aux établissements financiers, tentés de fuir la City à l’heure du Brexit.
Ensuite, c’est le député (PS) de Paris Christophe Caresche, toujours enclin à défendre les positions les plus à droite possible, qui monte au créneau contre ces amendements, avec des arguments dont il faut prendre note : « Il me semble qu’il y a une confusion sur les objectifs que l’on poursuit. (…) Je crois qu’il y a une confusion entre les transactions haute fréquence et les transactions intradays », estime-t-il. « Sur l’intraday, un marché a besoin de contrepartie, sinon, il n’y a plus de marché », dit-il encore. Il fait aussi valoir que l’Europe conduit au même moment une réflexion voisine et qu’il vaut mieux attendre que cette réflexion aboutisse pour que la France avance à l’unisson. « Je suggère que l’on attende de voir ce qui va se passer au niveau européen pour prendre un certain nombre de décisions », conclut-il.
Et pour finir, c’est la députée (PS) du Tarn-et-Garonne, Valérie Rabault, qui conclut les échanges, en sa qualité de rapporteure générale du budget. Faisant valoir qu’elle n’a, elle, pas changé d’avis, puisque dès l’an passé, elle était déjà opposée à cette taxation, elle confirme qu’elle n’y est toujours « pas favorable » et estime « désastreux de lier l’aide au développement à la question de la taxe sur les transactions financières ».« C’est même insultant pour l’aide au développement », conclut-elle, avant de formuler un avis défavorable.
Résultat : à main levée, les amendements sont, contre toute attente, rejetés. Une séance normale, donc ; le train-train de la commission des finances…
Une séance normale, certes… mais qui prend un tout autre relief lorsque l’on sait ce qui s’est passé dans les coulisses les jours précédents. Agissant pour le compte de toutes les grandes banques françaises, qui ne goûtent guère les mesures de régulation pour contenir ou encadrer leurs activités spéculatives, la Fédération bancaire française (FBF) a très vite sonné le tocsin pour alerter des députés amis, de droite ou socialistes, afin qu’ils se mettent en travers de ces amendements.(...)
Il suffit donc de lire le mail et la note blanche pour se rendre à l’évidence : ce sont les mêmes arguments qui ont été développés en séance ; parfois, ce sont des citations mêmes de la note qui ont été lues par la suite, lors de cette séance de la commission des finances. « Alors que tant d’efforts sont faits pour assurer l’attractivité de la Place de Paris en cette période de Brexit, la France ne doit pas s’engager dans la voie d’une augmentation de la TTF, ou être le seul pays au monde à imposer aux banques une taxe sur les échanges INTRADAY. À l’heure où de nombreuses entreprises étrangères prospectent sur Paris et réfléchissent à leur implantation sur le territoire français, il est crucial que de tels projets de taxe soient abandonnés », claironne ainsi le mail, qui se réjouit aussi de voir le gouvernement, la région Île-de-France et la ville de Paris marcher dans ce cas du même pas. « Une telle initiative irait totalement à contre-courant de ces efforts partagés par tous que ce soit le gouvernement, la région, la ville de Paris et les acteurs économiques », dit la note.
La note blanche fait valoir un autre argument – qui sera par la suite défendu en commission par Dominique Baert : « Les échanges Intraday permettent le financement des entreprises ! Il ne faut pas se tromper avec le trading à haute fréquence qui, lui, est déjà taxé ! Les acteurs du trading à haute fréquence ont d’ailleurs quitté les marchés français depuis cette taxe instaurée en 2012. » Devançant toujours le propos du même député socialiste, la note relève que la taxe risque d’assécher la matière qu’elle prétend taxer : « Avec une taxe intraday, l’effet sur les volumes de transactions sera sans précédent : si le nombre de transactions françaises baisse drastiquement, les recettes de la taxe pour l’aide au développement baisseront drastiquement ! »
Et puis, il y a aussi dans la note cet autre argument, que l’on retrouvera dans la bouche de Christophe Caresche, selon lequel il serait contre-productif que la France avance seule, alors que l’Europe travaille sur le sujet : « La France pèse pour que la TTF soit élargie et que les autres marchés soient soumis aux mêmes contraintes que celles imposées aux utilisateurs des marchés en France (avant tout le monde…). Des réflexions sur l’Intraday sont également en cours. Dans ces conditions, pourquoi mettre en place en France un système de taxation qui devra être abandonné dans quelques mois au profit de dispositions européennes applicables à tous d’ici peu ? »
Conclusion de la note : « Le signal envoyé aux potentiels investisseurs et aux entreprises qui réfléchissent à des relocalisations dans l’hexagone serait désastreux. » Cette taxation serait « un très mauvais signal », dira, comme en écho, Dominique Baert.
Bref, les banquiers ont gagné la partie. Au moins provisoirement. Car la discussion va maintenant reprendre en séance publique, dans le courant de la semaine, et le lobbying désormais un peu trop visible du patronat bancaire, qui est parvenu à retourner un vote qui avait été acquis l’an passé, risque de susciter quelques embarras.
Entre les hiérarques du parti socialiste et ceux de la finance, une grande porosité
De cet intermède, transparaissent pourtant dès à présent plusieurs enseignements. Le premier a trait à la formidable influence du patronat bancaire. Cette immixtion dans le travail parlementaire en est une illustration. Celle-ci est d’autant plus saisissante que la FBF ne recule visiblement devant rien pour parvenir à ses fins. Arguments tendancieux ou de mauvaise foi, sinon imaginaires : tous les moyens sont visiblement bons pour passer en force au Parlement.
D’abord, il est loin d’être certain, contrairement à ce que prétend la FBF, que le Brexit affecterait fortement la finance britannique qui, dans le cadre d’une procédure dite des « pays tiers », pourrait continuer à avoir accès au marché unique européen.
Ensuite, comme le relève un expert, « la FBF ment de manière éhontée lorsqu’elle indique que la taxe sur le trading à haute fréquence mise en place en 2012 a fait fuir les traders à haute fréquence à Londres. En réalité, les serveurs de la Bourse de Paris ne sont plus à Paris depuis fin 2010 : ils ont été déplacés dans le Grand Est londonien, à Basildon, afin de rejoindre le centre informatique de NYSE Euronext. Pour quelle raison ? Tout simplement pour que la Bourse de Paris, engagée dans une compétition financière auprès de ses concurrentes européennes et américaines, fasse gagner quelques fractions de milliseconde aux traders à haute fréquence car la fibre optique n’a plus à traverser la Manche. Ce sont donc les traders à haute fréquence qui ont participé à la délocalisation de la Bourse de Paris, et non pas la taxe française sur les transactions financières… ».
Par ailleurs, poursuit notre expert, « la taxe française sur le trading à haute fréquence est un coup d’épée dans l’eau. En effet, elle applique un taux de 0,01 aux opérations qui annulent et modifient les ordres passés dans un délai de moins d’une demi-seconde. Si l’opérateur annule plus de 80 % de ses ordres sur une seule journée de Bourse, la taxe s’applique sur le montant des ordres annulés ou modifiés excédant ce seuil. Or, les opérateurs peuvent échapper à la taxe en réalisant des opérations toutes les 0,51 seconde ou en faisant en sorte que moins de 80 % des ordres soient annulés ».
Enfin, conclut notre expert, « il est assez risible de voir la Fédération française bancaire s’inquiéter de l’issue des négociations sur la TTF dans l’Union européenne, alors qu’ils sont totalement opposés à toute idée de taxe nationale et européenne sur les transactions financières ». Ce qui n’empêche visiblement pas certains députés de reprendre en boucle l’argument.
Le deuxième enseignement de cet intermède a trait à la porosité manifeste qui existe entre les sommets du pouvoir socialiste. Car il n’est tout de même pas banal que quelques députés socialistes se chargent de torpiller des amendements portés par d’autres députés socialistes, sous les applaudissements du lobby bancaire. Mais on sait que cette porosité va encore beaucoup plus loin que cela, puisque de nombreux conseillers dans les cabinets ministériels socialistes ont ensuite trouvé refuge dans les grandes banques privées, sinon même au sein de la FBF (lire Quand les banquiers infiltrent les sommets de l'État et L'indécent chassé-croisé entre Bank of America et le pouvoir socialiste). C’est tout particulièrement le cas de Benoît de la Chapelle qui était, depuis 2010, responsable des « affaires financières et monétaires » au sein de la représentation permanente française auprès des institutions européennes, chargé notamment de ce dossier de la taxation des transactions financières. Et puis il a quitté ce poste le 3 novembre 2014, pour rejoindre la Fédération bancaire française (lire Taxe Tobin: les banques font leur marché chez les hauts fonctionnaires). La Chapelle, qui fut aussi directeur de cabinet adjoint de Jean-Pierre Jouyet lorsque ce dernier était secrétaire d'État aux affaires européennes, est donc depuis directeur délégué de la FBF, le lobby de l'industrie bancaire française si farouchement hostile à la taxe sur les transactions financières.
La directrice générale de la FBF, Marie-Anne Barbat-Layani, a elle-même eu un parcours qui est très révélateur de cette porosité. C'est en effet dans un cabinet de gauche, celui de Christian Sautter, au Budget, qu'elle a pris son envol, avant d'intégrer l'Inspection des finances grâce à Nicolas Sarkozy, dans des conditions pour le moins scabreuses (lire Le plan de carrière emblématique d'une oligarque de Bercy), puis de passer à la FBF, dans des conditions tout aussi stupéfiantes. Et dans les milieux bancaires, elle est réputée pour être maintenant l'une des plus sévères et des plus virulentes contre les hiérarques socialistes, qui lui ont pourtant servi de marchepied au début de sa carrière.
Et puis naturellement, il y a un troisième enseignement, mais celui-là est maintenant connu de très longue date : François Hollande s’est décidément bien moqué du monde quand il a annoncé, avant l’élection présidentielle, que la finance serait son adversaire. Ce dernier intermède atteste même que c’est la FBF qui fait la loi…