Le socialisme français est entré dans la quatrième grande inflexion de son histoire, depuis que les socialistes se sont regroupés autour de Jean Jaurès et de Jules Guesde, en avril 1905.
- La première inflexion a lieu en décembre 1920, quand la minorité du Parti socialiste – la SFIO – refuse d’adhérer à l’Internationale communiste et choisit le modèle de Londres contre celui de Moscou.
- La seconde a lieu en juillet 1946, quand la majorité de la SFIO , autour de Guy Mollet, refuse la perspective d’un travaillisme à la française proposée par Daniel Mayer et préfère maintenir l’ancrage dans un socialisme classique, dont le discours est imprégné de « marxisme ». La SFIO choisit tout à la fois le refus d’une alliance avec le PCF (devenu le premier parti à gauche en 1945) et la persistance d’un discours social-démocrate classique, essayant plus ou moins de marier Marx et Schumpeter.
- La troisième inflexion se produit à Épinay en juin 1971, quand François Mitterrand s’empare d’une SFIO épuisée, lance un nouveau Parti socialiste, conclut une alliance avec le PCF, se rapproche des « nouveaux mouvements sociaux » (féminisme, écologie, autogestion…) et s’adapte à la radicalité ambiante des années 1960-1970. C’est cette stratégie qui permet au PS de distancer électoralement le PCF (1978), puis qui porte le socialisme au pouvoir, en 1981, après vingt ans d’opposition.
- La quatrième inflexion s’appuie sur la gestion du pouvoir entamée en mai 2012. Elle ancre le socialisme français dans le terreau du « social-libéralisme », dans la lignée qui va de Tony Blair à Matteo Renzi. Elle constitue ainsi une rupture fondamentale avec la tradition sociale-démocrate et marque l’entrée dans un univers plus près du démocratisme à l’américaine que du socialisme de Karl Kautsky, de Willy Brandt ou d’Olof Palme. Elle met fin à ce qui, depuis un bon quart de siècle, constituait une relative exception française dans l’univers social-démocrate. Jusqu’alors, les socialistes français récusaient tout processus doctrinal qui les aurait rattachés à la culture du congrès de Bad Godesberg du Parti social-démocrate allemand (1959) ; ils vont désormais bien au-delà de cette révision fondatrice.
Les prémisses de l’inflexion
L’inflexion, bien sûr, ne naît pas du jour au lendemain. À bien des égards, on peut dire que la transformation s’amorce dès le printemps 1982. Au moment où se confirme la grande mutation néolibérale portée par Ronald Reagan et Margaret Thatcher, François Mitterrand décide qu’il n’est pas possible d’engager la France dans cette « autre politique » que réclament certains socialistes. Pas question de prendre des distances avec la norme monétaire européenne et d’élargir la gestion publique.
Le temps est venu de la « rigueur » budgétaire et salariale, puis, très vite (1983-1984) du « dégraissage industriel ». La France socialiste commence à s’aligner sur le nouveau catéchisme libéral et se met du côté de « l’entreprise ». En 1984, le journal Libération met en avant le thème du « Vive la crise ! » et l’affairiste aventurier Bernard Tapie, sous la houlette directe de François Mitterrand, devient la nouvelle référence d’un socialisme attaché à la compétitivité.
Mais pendant une longue période, l’inflexion pratique du pouvoir ne s’accompagne pas d’une réorientation stratégique et idéologique clairement assumée. Les pratiques et les éléments de culture gestionnaire se déplacent, sans qu’une cohérence globale s’installe à la place de l’ancienne. En 1982-1983, celui qui est le successeur de Mitterrand à la tête du PS, Lionel Jospin, veut considérer que la « rigueur » adoptée par le gouvernement n’est qu’une « parenthèse » (Léon Blum en 1937 parlait d’une « pause »).
En 1988, au moment où il brigue un second mandat présidentiel, François Mitterrand essaie bien de mettre sa stratégie politique en adéquation avec ses choix de fond : l’union de la gauche étant rompue, il cherche une ouverture au centre (« Lettre à tous les Français », avril 1988). Mais s’il emporte haut la main l’élection présidentielle du printemps 1988, son recentrage échoue pour l’essentiel aux élections législatives de juin. En 1991 encore, le PS français se raccorde à la logique de Bad Godesberg (« Le capitalisme borne désormais notre horizon historique »). Mais ce réalignement s’accompagne de prudences réitérées (« Le PS est favorable à une société d’économie mixte », « il met le réformisme au service des espérances révolutionnaires », Congrès de l’Arche, décembre 1991).
Les années 1980-1990 sont donc marquées par un paradoxe : alors que le socialisme français au pouvoir a été le premier à mettre en pratique la grande inflexion libérale post-social-démocrate, il est l’un des derniers à en tirer des conséquences doctrinales et organisationnelles.
Jusqu’au début de 2012, les tenants officiels du modèle blairiste anglais forment une minorité modeste. En octobre 1999, le Premier ministre socialiste, Lionel Jospin, récuse la « troisième voie » de Tony Blair (« Nous ne sommes pas des sociaux libéraux, parce que les sociaux libéraux sont ceux qui disent qu’il faut accepter les lois de l’économie, mais faire de la compensation sociale. Nous sommes des socialistes et des démocrates, des sociaux-démocrates »). Quelque temps auparavant, il a synthétisé son point de vue dans une formule devenue célèbre : « Oui à l’économie de marché, non à la société de marché ».
Lors des primaires socialistes d’octobre 2011, le candidat qui affiche ouvertement une option sociale-libérale, Manuel Valls, se retrouve au cinquième rang, avec un très modeste 5,6 %. Quand il ouvre sa campagne électorale, au Bourget en janvier 2012, François Hollande choisit une tonalité marquée à gauche : il affirme que son ennemie est la « finance » et il développe un discours critique à l’égard d’une Europe jugée trop libérale.
La nomination au ministère de l’Intérieur du « social-libéral » le plus affiché des dirigeants socialistes, Manuel Valls, est déjà un indice, de la part d’un François Hollande qui avait tout de même affirmé dès 1984 son attrait pour la méthode « démocrate » d’une gauche « post-idéologique » (Le Monde, 16 décembre 1984). Mais c’est seulement à l’automne 2012 que le tournant en matière de politique gouvernementale est énoncé. Le 5 novembre, un rapport présenté par Louis Gallois propose un « pacte de compétitivité » comme objectif fondamental de la politique gouvernementale. Une semaine plus tard, le Président reprend la balle au bond en s’affirmant partisan d’un « socialisme de l’offre ». Il s’inscrit ainsi explicitement dans la droite ligne du Manifeste Blair-Schröder de 1999 (« pour une Europe flexible et compétitive »), une ligne que Dominique Strauss-Kahn avait retenue un an plus tôt autour du thème du « socialisme de la production ».
Le 14 janvier 2014, à la veille des élections municipales, l’axe ordonnateur de toute gestion publique se résume ainsi en quatre priorités indissociables : l’orthodoxie budgétaire, la croissance maximale du taux de marge des entreprises, la flexibilité de l’emploi et l’ordre social. Le 31 mars 2014, après des élections locales calamiteuses, François Hollande remplace à la tête du gouvernement Jean-Marc Ayrault par Manuel Valls, son concurrent de 2011… devenu son directeur de campagne en 2012. Le 25 août, la sortie des ministres associés à la gauche du Parti socialiste (Arnaud Montebourg, Benoît Hamon, Aurélie Filippetti) ancre un peu plus la ligne gouvernementale dans l’espace du « renzisme » européen. Le même jour, le Premier ministre se rend à l’université d’été du Medef pour déclarer « J’aime l’entreprise », ce que le « patron des patrons », Pierre Gattaz salue en soulignant le « discours clairvoyant » et la « grande vérité » du chef du gouvernement.
La crise interne
La formation du gouvernement Valls et plus encore le remaniement de l’été 2014 ont provoqué une crispation interne d’une intensité sans précédent.
Le 5 avril, une centaine de députés socialistes (le tiers du groupe socialiste à l’Assemblée) écrivent au Premier ministre pour demander une réorientation des « trajectoires budgétaires insoutenables » de l’Union européenne et la transformation du « pacte de responsabilité » en un « pacte national d’investissement négocié jusqu’au niveau des entreprises ». Le 12 avril, ils réitèrent leur démarche par un nouvel appel critiquant la réduction des dépenses publiques, le gel des prestations sociales et des investissements dans les collectivités locales.
La « fronde » des députés socialistes a des effets sur les votes à l’Assemblée nationale. Entre le 8 avril (déclaration de politique générale du gouvernement Valls) et le 28 octobre 2014 (vote du projet de loi sur le financement de la Sécurité sociale), un « noyau » dur de 35 députés s’est abstenu, leur nombre pouvant occasionnellement s’élargir d’une vingtaine d’autres contestataires. Cette attitude constitue une première depuis l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République.
La réaction des députés est l’indice d’une crise plus globale, qui traverse l’ensemble de l’organisation. Les « frondeurs » forment un groupe pour l’instant épars, qui s’est toutefois manifesté ensemble lors de la traditionnelle université d’été du PS à La Rochelle. On y trouve d’abord l’aile gauche affirmée depuis longtemps, autour de deux courants constitués, « Un monde d’avance » (Benoît Hamon, Henri Emmanuelli) et « Maintenant la gauche » (Emmanuel Maurel, Marie-Noëlle Lienemann, Gérard Filoche). À ceux-là s’ajoutent un groupe plus disparate où l’on retrouve des proches de la maire de Lille, Martine Aubry (Christian Paul, Jean-Marc Germain), des membres de la Gauche populaire (Laurent Baumel) ou des anciens fabiusiens (Daniel Goldberg).
Le 19 octobre 2014, Martine Aubry a fait un pas substantiel en direction de cette nouvelle opposition interne. Dans un entretien au Journal du Dimanche, elle a demandé à son tour aux responsables de l’exécutif d’engager une « réorientation de la politique économique ». Elle se démarque ouvertement du « socialisme de l’offre », critique l’extension du travail dominical et propose de soutenir tout à la fois l’investissement des collectivités locales et le pouvoir d’achat des ménages. La prise de position de la maire de Lille modifie la donne interne. En 2011, alors qu’elle était encore secrétaire nationale du PS, elle avait incarné un pôle de gauche dans les primaires devant désigner le candidat socialiste à la présidentielle. Battue par François Hollande, elle avait décidé de se tenir en retrait, refusant notamment toute perspective d’une responsabilité gouvernementale. Elle est en tout cas la première responsable de tout premier plan à s’engager dans le débat interne, sans que l’on sache très bien jusqu’où va aller son opposition au duo Hollande-Valls.
Hypothèses sur un devenir
Au printemps de 2015, les élections territoriales (régionales et départementales) constitueront un nouveau test, avec une vraisemblable déroute de la majorité actuelle et une percée annoncée du Front national. Elles devraient être suivies par le Congrès du Parti socialiste. C’est lui qui, en principe, décidera d’officialiser ou non l’inflexion « renziste » voulue par le sommet de l’État. Quelles hypothèses peut-on faire aujourd’hui ?
1. La politique gouvernementale ne sera pas réorientée, quels que soient les résultats électoraux à venir. Le devenir de cette politique sera bien sûr conditionné par l’attitude des députés « frondeurs ». Le vote du 19 septembre sur la politique générale, où 30 députés socialistes se sont abstenus, a montré la fragilité de l’exécutif, l’écart entre les votes « pour » et les votes « contre » n’étant que de 25 voix. Il est toutefois vraisemblable que l’hypothèse d’une dissolution va limiter de façon drastique l’augmentation du nombre des « frondeurs » à l’Assemblée nationale. Sauf si l’exécutif lui-même se met à considérer qu’une élection anticipée en 2015 est la seule manière d’éviter une débâcle en 2017, et qu’il vaut mieux laisser la droite gouvernementale courir le risque d’une usure rapide du pouvoir.
2. À l’intérieur du PS, la crise n’a jamais été aussi grande, tout simplement parce que l’enjeu n’a jamais été aussi fondamental. Lors des congrès difficiles de Metz (1979) ou de Rennes (1990), l’enjeu tournait autour des stratégies propres à conforter l’hégémonie du socialisme mitterrandien. Si les débats furent alors d’une rare violence, ils ne laissèrent jamais planer le spectre de la scission.
Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Comme à la fin de 1920, quand se préparait le Congrès décisif de Tours, la question n’est pas tant de savoir s’il y aura ou non scission, mais où passera la ligne de fracture.
Les « frondeurs » actuels font le pari qu’ils peuvent conquérir une majorité interne. De fait, la teneur des débats visibles, par exemple sur le site du PS (http://www.etats-generaux-des-socialistes.fr/), témoigne du trouble des militants devant une inflexion qui fonctionne comme une véritable révolution culturelle. Mais, quelle que soit la force du désarroi militant, la crainte d’une explosion de la gauche et la hantise d’une victoire du Front national peuvent pousser une majorité de militants vers la coexistence prudente d’une culture classiquement « sociale » et d’une acceptation tactique de l’option « démocrate ». Dans ce cas, comme dans le PCF des années 1980-2000, la crise produirait davantage un processus continu de désaffiliation partisane qu’une scission à proprement parler.
3. Le Parti socialiste n’est plus le parti mitterrandien d’Épinay (1971). Ses effectifs déclarés oscillent toujours autour de 130 000 adhérents, mais l’investissement militant d’hier a laissé place à des formes plus individualisées, rythmées par les consultations internes organisées par le sommet du parti. Le socialisme français n’a jamais relevé du modèle social-démocrate d’organisation, cette galaxie de syndicats et d’associations regroupées autour du parti que, paradoxalement, le PCF est le seul à avoir su mettre en place entre les années vingt et les années soixante. Mais, dans les années 1970, le PS était parvenu à se raccorder aux milieux du syndicalisme et des nouvelles associations de type « classe moyenne ». Ces liens se sont distendus aujourd’hui. Les effectifs ont vieilli (40 % de plus de soixante ans) et le recrutement est, selon la formule du sociologue Rémi Lefebvre, devenu « endogame, familial et local ». Quant à l’encadrement, il est de plus en plus professionnalisé : les élus, les assistants de cabinets et les cadres de la fonction territoriale en forment l’ossature.
La base sociale du parti s’est elle aussi transformée. À la fin des années 1970, il parvient à raccorder les couches populaires et les couches moyennes nouvelles, sous hégémonie des premières. Quand François Mitterrand l’emporte, en 1981, on dit non sans raisons que le PS est devenu le « parti du salariat ». Ce n’est plus le cas et les catégories ouvrières se sont effacées pour l’essentiel. En juin 1981, 44 % des ouvriers votent socialiste au premier tour des élections législatives ; ils ne sont plus que 25 % à la présidentielle de 1995, 13 % à celle de 2002. Dans un contexte de fort discrédit de la droite gouvernementale, les résultats de 2012 sont moins calamiteux (26 à 29 % d’ouvriers au premier tour pour François Hollande et 57 % au second). Mais un tiers des ouvriers s’est abstenu et, sur ceux qui ont voté, 30 à 35 % auraient choisi un bulletin portant le nom de Marine Le Pen.
Si le vote socialiste s’est conforté, il semble que ce soit seulement dans les populations fortement diplômées et dans celles issues de l’immigration africaine. Le PS serait donc un parti d’implantation plutôt ciblée, à l’intérieur des métropoles les plus dynamiques, loin des territoires « périphériques » de la France des catégories populaires.
4. La tentation est donc grande, dans les milieux socialistes, de mettre en cohérence l’orientation gestionnaire de l’État, le glissement du militantisme et le déplacement des ancrages électoraux. L’objectif pourrait être de rassembler les catégories diplômées et les segments de population délaissées (« minorités », « communautés »…) dans un projet dont le substrat ne serait plus « social » (la compétitivité prime sur l’égalité) mais « culturel ».
Dans cette optique (valorisée en 2011 par une note du think tank socialiste Terra Nova), la logique du recentrage socialiste européen offre un cadre d’apparence attractive, en combinant l’intériorisation des normes financières-marchandes, la redistribution caritative à la marge, la mise au travail (le « plein-emploi » par la précarisation du travail) et l’ordre social (« l’ordre juste » et la stigmatisation des catégories populaires réputées non-intégrées). C’est de fait la base sociale stratégique du projet impulsé par le duo exécutif.
5. Ce projet a le mérite de la cohérence. Pour les hauts responsables du parti et de l’État, elle est la seule viable à court et à moyen terme. Cette conviction explique la détermination du sommet, quel que soit le prix interne à payer. À la limite, François Hollande et les siens peuvent considérer que la mue engagée mettra ultérieurement le socialisme en position plus favorable qu’une droite gouvernementale qui ne sait plus, dans un contexte de crise politique désormais structurelle, « gérer » la percée spectaculaire du Front national.
6. Le problème est que cette évolution crée en même temps une rupture majeure dans l’histoire de la gauche française. Depuis plus de deux siècles, elle est structurée autour de l’axe majeur de l’égalité, ou plutôt, pour reprendre l’expression du philosophe Etienne Balibar, autour de « l’égaliberté ». Or le projet social-libéral abandonne ce pivot : la « demande » s’accommode de l’égalité ; « l’offre » ne repose que sur la compétitivité. Tout au plus l’égalité trouvera-t-elle refuge dans le thème fallacieux de « l’égalité des chances »… Ce faisant le démocratisme français court le risque prévisible d’une montée des dérèglements politiques, d’une translation accentuée des représentations du « social » vers un culturel de plus en plus « racialisé » et d’un glissement continu du mécontentement social, non vers la combativité mais vers le ressentiment. La coexistence instable des « communautés » et l’ordre – seul capable de réguler la nouvelle jungle sociale – devenant les principes structurants de la politique, la porte est ouverte au tête-à-tête d’un centrisme « raisonnable » et d’un « populisme » de droite réceptacle de tous les ressentiments. L’égalité n’étant plus au cœur de la conflictualité sociale, la polarité de la gauche et de la droite perd de son ressort.
7. Rompre ce cycle infernal devient la clé de toute politique d’une gauche qui ne renonce pas au paradigme de l’égaliberté. Il ne faut pas se cacher la difficulté : en France, comme en Italie, et à la différence des situations grecque et espagnole, le recentrage accéléré du socialisme ne produit pas pour l’instant une radicalisation à gauche, mais au contraire combine le retrait civique des catégories populaires et la montée de la droite extrême.
La crise politique est telle que l’on peut très bien considérer que tout se joue désormais en marge du dispositif institutionnel, voire en dehors des repères traditionnels de la gauche et de la droite. Le repli sur des « niches » possibles de résistance et d’alternative d’un côté, la logique de la mise progressive en réseau de ces niches ou la recherche d’un mouvement « hors-cadre » (de type bolivarien ou autre) d’un autre côté : des solutions se cherchent dans cette logique d’externalisation, que l’on suppose être la seule pour repolitiser des catégories populaires que la politique institutionnelle a reléguées à la marge.
Or, en France tout au moins, cette logique risque de conduire à l’impasse, comme y conduisirent autrefois, malgré leur richesse culturelle et sociale, le proudhonisme français ou la méthode du « syndicalisme révolutionnaire ». S’inscrire dans la tradition historique de la gauche est, en France, la manière la plus large de dire deux choses en même temps : que l’on veut s’appuyer sur l’égaliberté et que l’on veut rassembler majoritairement, dans l’espace politique institutionnel ou non, pour que prédomine enfin la logique économico-sociale de cette égaliberté.
Ainsi, l’objectif stratégique ne doit pas être de passer du rassemblement de la gauche au rassemblement du peuple : le peuple ne se rassemblera pas sans une médiation politique assez large pour y contribuer. Que cela impose de redonner du sens à un clivage qui en a perdu (mais ce n’est pas la première fois dans l’histoire contemporaine) est une chose. Que cela suppose de débarrasser la quête de l’égaliberté de ses déformations anciennes, de l’universalisme abstrait, de l’étatisme, du scientisme et du productivisme, est une autre chose. En bref, qu’il faille refonder sur des bases transformées le dispositif tout entier de la gauche historique est une évidence. Mais tout cela suppose, non de contourner l’exigence de gauche, mais d’affirmer tout à la fois qu’un rassemblement de la gauche est nécessaire et que seule une posture de rupture avec l’ordre existant est capable de redonner à cette gauche le dynamisme qu’elle a perdu.
8. Ce qu’il adviendra à la gauche de la gauche est donc bien la question stratégique la plus fondamentale. Une fois de plus, elle est confrontée à la possibilité d’un dilemme qui pourrait la faire tomber de Charybde en Scylla : soit reproduire les vieilles recettes d’une union de la gauche centrée sur les ressources keynésiennes de l’État, de nature avant tout partisane, ce qui engluerait la gauche dans la crise de toute institution ; soit se replier vers les rivages de la politique non instituée, de la seule micro-expérimentation et du contre-pouvoir, ce qui conduirait au mieux à la marge, au pire au « solo funèbre ». On ne se débarrasse pas d’une contradiction : on la gère de façon dynamique.
En ce sens, la recherche de constructions mixtes, associant l’action partisane, la pratique associative et syndicale et l’implication des individus citoyens est la seule qui corresponde pleinement à un « air du temps » dominé par la crise systémique. Dans ce contexte, la valorisation des pratiques critiques et alternatives et la volonté de les faire converger en projet original de développement sobre des capacités humaines sont des objectifs cardinaux. Et dans cette construction patiente de projet, il est décisif de mettre en place implique les structures politiques à la fois enracinées et innovantes capable de fonctionner comme des médiations entre le champ social et le terrain politico-institutionnel.
Dans ce cadre global, et dans ce cadre seulement, la recherche de configurations d’alliance est une pratique incontournable. En France, le Front de gauche reste une structure opérationnelle, dès l’instant qu’il s’attache à être autre chose qu’un cartel dominé par le tête-à-tête du Parti de gauche et du Parti communiste français. Mais la conquête à terme (l’horizon immédiat la rend impossible) d’une nouvelle majorité à gauche, impose bien sûr d’aller au-delà. Le socle d’un mouvement large, non partisan, ancré d’abord « en bas », prendra sens pleinement politique s’il s’accompagne de la conjonction « en haut » d’organisations instituées en forces politiques.
L’évolution de l’écologie politique et celle d’une gauche socialiste qui sera contrainte à des choix cruciaux deviennent alors les points de cristallisation des devenirs possibles. La conjonction enfin assumée de l’écologie et de l’anticapitalisme d’un côté, la rupture franche avec plus de trente années de recentrage socialiste (et pas seulement le refus de l’accélération « renziste ») pèseront sur l’ampleur du rassemblement à la gauche de la gauche.
Dans le moment le plus immédiat, encore faut-il que le Front de gauche vive, et pas par la simple activité de ses composantes.
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Rémi Lefebvre, »Le Parti socialiste », in Pascal Delwit (ed.), Les partis politiques en France, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2014
Un article de Roger Martelli (Membre du groupe des Communistes Unitaires et du Front de Gauche, co-directeur de la revue Regards)