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23 juin 2019 7 23 /06 /juin /2019 17:13
Communist'Art: Charlotte Delbo
Communist'Art: Charlotte Delbo

Lire Charlotte Delbo est une expérience qui ne vous laisse pas indemne.

Une écriture poétique au scalpel, sans sentimentalisme, économe, précise, violente, lucide, désenchantée, froide, intérieure et charnelle à la fois. Un concentré de paradoxes et d'interrogations. Une écriture contemporaine, novatrice, vibrante.

L'expérience terrible des camps de concentration et d'extermination a fait naître des récits littéraires d'une force extraordinaire, chez Jorge Semprun, Primo-Levi, Robert Antelme et d'autres. 

Charlotte Delbo est de ses écrivains qui ont construit leur écriture et leur vision du monde au plus noir et cruel de l'expérience humaine, face au mal et à la souffrance absolus, regardant la mort en face:

"Nues sur les grabats du Revier, nos camarades ont presque toutes dit: "Cette fois je vais "claboter". Elles étaient nues sur les planches nues. Elles étaient sales et les planches étaient sales de diarrhée et de pus. Elles ne savaient pas que c'était leur compliquer la tâche, à celles qui survivraient, qui devraient rapporter aux parents leurs dernières paroles. Les parents attendaient le solennel. Impossible de les décevoir. Le trivial est indigne au florilège des mots ultimes. Mais il n'était pas permis d'être faible à soi-même. Alors elles ont dit "Je vais claboter" pour ne pas ôter aux autres leur courage, et elles comptaient si peu qu'une seule survécût qu'elles n'ont rien confié qui pût être message".

(Le Convoi du 24 janvier, Charlotte Delbo).

Charlotte Delbo ne triche pas.  

Le 2 mars 1942, Charlotte est arrêtée avec son mari, dirigeant de la résistance communiste, à leur domicile, où elle tapait des textes pour la presse communiste de résistance. Ils sont remis aux Allemands par les Brigades spéciales de la Police française. Elle est emprisonnée à la Santé, lui à la prison du Cherche-Midi. Dudach est interrogé, torturé, fusillé au Mont-Valérien.

Georges Dudach

Elle retrouvera son amoureux Georges Dudach une dernière fois en prison, comme ses amies Maï Politzer, Marie-Jeanne Bauer, Hélène Solomon et Germaine Pican, le jour de son exécution, le matin du 23 mai 1942: "J'écoutais son cœur qui battait au rythme que je connaissais, comme je l'écoutais quand je m'endormais dans ses bras. Je l'écoutais et, malgré moi, j'en comptais les battements, je mesurais combien de coups son cœur avait encore à battre. Chaque battement dévorait les minutes et c'est ainsi que j'ai pris la mesure de ma vie et de mon amour". 

Charlotte Delbo expose sa souffrance mêlée d'incompréhension et de colère à perdre Georges dans Une connaissance inutile:

"Sans doute avez-vous raison

vous qui avez des mots pour tout

Mais

il y en avait

ni forts, ni faibles

qui n'ont été

ni jusqu'au sacrifice

ni jusqu'à la trahison

Il m'est arrivé de penser

qu'il aurait pu être de ceux-là

Et d'avoir honte

Je voudrais être sûre

d'avoir eu honte

Il faut

il faut

Que vous ayez raison

 

Je me demandais

pour qui

pour qui il mourait

pour lequel de ses amis

Y avait-il un vivant

qui méritait sa vie à lui

lui

le plus cher

Doucement il est revenu

de là-bas où il en était allé

revenu me dire

qu'il était mort pour le passé

et pour tous les devenirs

J'ai senti que ma gorge éclatait

mes lèvres ont voulu sourire

mais c'était que je le revoyais.

 

Vous ne pouvez pas comprendre

vous qui n'avez pas écouté

battre le cœur

de celui qui va mourir".

 

Elle avait rencontrée Georges en 1934. Elle avait 21 ans. C'était une fille de la classe ouvrière, d'une famille d'immigrés italiens venant du Piémont. Avec lui et les Jeunesses Communistes, elle suivait des cours du soir de marxisme, notamment avec le philosophe Henri Lefebvre qui va la former intellectuellement et politiquement, comme Georges Politzer et Jacques Solomon. C'est en février 34, dans le contexte du péril des ligues d'extrême-droite, qu'elle prend sa carte à la JC. Georges, lui, était adhérent à la JC depuis 1928, à l'âge de 14 ans. Il était apprenti fondeur en bronze à l'époque. En 1935, il devenait rédacteur de l'Avant-garde, le mensuel des JC. Il devient correspondant à Moscou, chargé de la réorganisation du journal des jeunes communistes belges.

Charlotte le décrit ainsi rétrospectivement:

"Je lui disais mon jeune arbre

Il était beau comme un pin

La première fois que je le vis

Sa peau était si douce

la première fois que je l'étreignis

et toutes les autres fois

si douce

que d'y penser aujourd'hui

me fait comme

lorsqu'on ne sent plus sa bouche.

Je lui disais mon jeune arbre

lisse et droit

quand je le serrais contre moi

je pensais au vent

à un bouleau ou à un frêne.

Quand il me serrait dans ses bras

je ne pensais plus à rien"

(Une connaissance inutile)

Georges et Charlotte sont très sportifs, ils nagent, font du vélo, de grandes promenades, vont au cinéma. Ils habitent 115 rue de Turenne à Paris, à deux pas du métro Filles-du-Calvaire. Ils se marient le 17 mars 1936 à la mairie du IIIe arrondissement. En mai 1935, ils participent tous deux au soutien à la nouvelle grève des Midinettes avec les couturières des maisons Chanel, Worth, Paquin, Molyneux, Nina Ricci. Avec les JC, Charlotte élabore les argumentaires et les tracts. Dans l'organisation de la grève, elle rencontre une jeune dentiste d'origine corse, Danielle Casanova, d'un an de plus qu'elle. Son mari, Laurent Casanova, est l'assistant du secrétaire général du PCF, Maurice Thorez. C'est une militante charismatique et infatigable, une meneuse née. Il y a là aussi Marie-Claude Vogel, la fille du patron de presse Lucien Vogel, et la compagne, bientôt la femme, de Paul Vaillant-Couturier, le rédacteur en chef de L'Humanité. Violaine Gelly raconte dans sa biographie de Charlotte Delbo qu'"en 1933, pour le magazine Vu, elle est allée en Allemagne comme reporter photographe. Elle a assisté aux cérémonies du 1er mai, mettant déjà en scène l'une de ces spectaculaires manifestations à la gloire du Führer. Puis, grâce à l'entremise de militants communistes clandestins, elle a réussi à "voler" quelques photos des camps de concentration d'Orianienburg et de Dachau. De retour en France, elle dit son inquiétude pour les Juifs allemands. Puis elle prend sa carte au PCF". Elle a 24 ans, Danielle 27 ans, et Charlotte 26 ans. 

Charlotte assiste à la création de l'Union des jeunes filles de France (UJFF), liée au PCF, avec Danielle Casanova à sa tête en 1936. "Il n'est plus désormais possible à la femme de se désintéresser des problèmes politiques, économiques et sociaux que notre époque pose avec tant de force. La conquête du bonheur est, pour la femme, liée à son libre épanouissement dans la société, cet épanouissement est une condition nécessaire du développement du progrès social", déclare Danielle Casanova à la tribune le 26 décembre 1936 (cité par Violaine Gelly).

En septembre 1936, Charlotte Delbo-Dudach démissionne de l'Occidentale africaine, une entreprise d'import-export située faubourg Saint-Honoré. Elle est sans travail pendant un an puis reprend du service à Pechiney en 1937. Dudach était-il permanent du parti en Espagne à ce moment-là? Il y a des zones d'ombre dans la chronologie. En mai 37, Georges Dudach devient rédacteur en chef des Cahiers de la jeunesse dirigés par le philosophe communiste Paul Nizan. Charlotte y écrit des critiques théâtrales. Elle réalise une interview de Louis Jouvet pour les Cahiers et celui-ci s'attache à elle, lui proposant de devenir sa secrétaire particulière.  Charlotte va alors le suivre dans toutes ses tournées. Après la défaite et l'exode de mai-juin 40, Charlotte retrouve Georges Dudach qui avait été mobilisé. Dans la clandestinité, celui-ci travaille avec Politzer, Pierre Villon, Jacques Solomon, à la reconstitution d'un réseau de résistance à l'université, autour de la revue La Pensée libre. Georges Dudach va aussi aider Aragon à passer la frontière entre la zone sud et la zone nord et à lancer ses activités de résistance et de constitution de réseaux d'intellectuels pour le Parti communiste clandestin. Aragon lui dédiera un poème après l'annonce de son exécution: En étrange pays dans mon pays lui-même.  

Charlotte était partie dans des tournées en Suisse et en Amérique du Sud avec la troupe de Louis Jouvet en 1941 mais elle avait tout fait pour abréger sa tournée américaine afin de rejoindre Georges. Elle le retrouve en novembre 1941.

Ses mots sont simples et purs pour décrire son amour pour Georges:

"Je l'appelais

mon amoureux du mois de mai

des jours qu'il était enfant

heureux tellement

je le laissais

quand personne ne voyait

être

mon amoureux du mois de mai

même en décembre

enfant et tendre.

Et nous marchions enlacés

la forêt était toujours

la forêt de notre enfance

nous n'avions plus de souvenirs séparés..."

(Une connaissance inutile)      

A partir de novembre 41, Georges et Charlotte vivent dans une planque du Parti au 93, rue de la Faisanderie près du métro Rue-de-la-Pompe dans le 16e arrondissement, sous les identités d'emprunt de M. et Mme Délépine. Georges est engagé à la fois dans la rédaction des journaux clandestins du PCF, pour laquelle Charlotte met à profit ses compétences de dactylo, et dans l'organisation du réseau des intellectuels.

Après l'arrestation et l'exécution de Georges Dudach, pendant des jours, à la prison de la Santé, "Charlotte reste prostrée dans son silence. Les mots l'ont fuie. Et la douleur est ravivée par un nouveau départ pour le peloton d'exécution. Le 30 mai, huit jours après Georges, ce sont d'autres hommes du réseau qui partent pour le Mont Valérien: Félix Cadras, Arthur Dallidet et Jacques Decour. A huit jours d'intervalle, Maï Politzer a vu partir vers la mort les deux hommes qu'elle aimait, son mari et son amant. A Mounette Dutilleul, sa compagne, Arthur Dallidet laisse quelques mots, transmis par Marie-Claude Vaillant-Couturier: "Nous reournerons à Garches, à la fête de l'Huma et nous aurons un fils". A l'aube du 30 mai, Mounette est à la fenêtre de sa cellule pour voir partir celui qu'elle aime, qu'il faut soutenir, car la torture l'a rendu aveugle. Cramponnée aux barreaux, elle entonne crânement La Marseillaise avec l'ensemble de ses compagnes, agrippées à ce chant comme à un espoir" (Violaine Gelly. Paul Gradvohl. Charlotte Delbo. Pluriel). 

" Et voilà qu'elles me rejoignent dans le long cortèges des veuves. Les veuves qui n'ont pas veillé leur mari mourant, qui n'auront pas fermé ses yeux. Nos mains inutiles. Elles me rejoignent dans une douleur inutile que chacune est seule à porter. A quoi sert ma priorité, mon expérience ne peut les aider. Chacune est seule, isolée dans ses souvenirs, dans la mémoire du bonheur passé, dans la mémoire du combat clandestin, si épuisant, si exaltant aussi, avec ses peurs et ses joies. Et quoiqu'elle puissent faire, rien n'effacera le passé. Il pèsera de plus en plus lourd à nos cœurs maintenant réduits en cendres. Toutes ces jeunes vies anéanties. Les enfants que nous n'aurons pas. Ce petit garçon au regard grave et au front bombé, ce fils que je n'aurai pas".  (Charlotte Delbo, Les hommes)   

Romainville

Charlotte est transférée avec ses co-détenues au fort de Romainville, situé dans la commune des Lilas, sur un terrain militaire, le 24 août. Après avoir été séparées pendant 4 mois à la prison de la Santé, les femmes se retrouvent avec beaucoup de joie. Charlotte sympathise avec des résistantes FTP: Cécile Borras, les soeurs marseillaises Carmen (Serre) et Lulu (Thévenin), l'Italienne Viva (Vittoria Nenni, 27 ans), femme d'un militant communiste et imprimeur, raflé par les Brigades Spéciales le 18 juin 1942. Le mari de Viva, Henri Daubeuf, est fusillé au Mont Valérien le 11 août 1942. Viva est transférée à Romainville et les autorités allemandes lui proposent de lui retirer la nationalité française et de la renvoyer en Italie. Par fidélité à l'égard de son mari et de ses compagnes, elle refuse.

"Avec ces trois jeunes femmes, écrit Violaine Gelly, Charlotte va réapprendre à rire. A vivre. "Cela aussi c'était l'oubli - des amitiés nouvelles et des distractions obligées avec une espèce de goût de vivre qui s'emparait de moi, repoussait dans un lointain presque imaginaire tout mon passé, tout ce qui avait été moi disant adieu à Georges. Une autre vie avait commencé, avec d'autres souvenirs".

Avec Marie-Claude Vaillant Couturier et Danielle Casanova, elle participe à un journal clandestin, Le Patriote de Romainville. "Ecrit au bleu de méthylène sur des papiers d'emballage de la Croix-Rouge, il circule dans les chambres et finit brûlé dans les poêles une fois lu. "Tu penses bien que notre sens de l'organisation ne perd pas ses droits, même et surtout pas ici", écrit le résistant communiste Octave Rabaté à sa femme". (Violaine Gelly, opus cité, p. 105). Très vite des cours sont instaurés: Viva Nenni donne des leçons d'italien, Marie-Claude d'histoire politique, Maï de philosophie, Charlotte de théâtre... "On échange des cours de maths contre des cours de couture, des exercices d'anglais contre des recettes de cuisine".  (Violaine Gelly, opus cité, p. 105)

Les deux sœurs Marie et Simone Alizon, du réseau Johnny de Rennes, parmi les plus jeunes détenues de Romainville et les rares non-communistes, découvrent avec stupeur la hiérarchie qui s'est installée, l'organisation structurée, la discipline sans faille, la cohésion peu commune:

" Un bon nombre de ces femmes étaient des scientifiques et des intellectuelles de haut niveau, avec une fois inébranlable dans leur idéal. Elles étaient une partie de l'élite féminine du parti communiste. Il nous fallut du temps pour découvrir ce milieu nouveau et incompréhensible pour nous. Nous étions tombées sur une autre planète. Nous qui ignorions tout des partis politiques, nous étions arrivées au milieu d'un des plus intenses foyers d'activité intellectuelle communiste", racontera Simone, dite Poupette. (Violaine Gelly, opus cité, p. 105-106). Charlotte organise des pièces de théâtre avec Danielle Casanova dans le rôle de Jeanne d'Arc, surveillée par un soldat allemand joué par Marie-Claude Vaillant-Couturier. Elle monte Le Jeu de l'amour et du hasard de Marivaux. 17 des co-détenues de Charlotte Delbo au fort de Romainville apprennent l'exécution de leurs maris ou compagnons. Charlotte prépare une autre représentation, On ne badine pas avec l'amour, quand le 18 janvier 1943, 222 détenues sont réunis dans la cour du fort. On leur apprend leur départ pour l'Allemagne.

Avec 229 femmes en majorité résistantes et communistes, Charlotte est déportée le 23 janvier 1943 à Fresnes, Compiègne, puis vers Auschwitz. 3 mois plus tard, il ne restera que 70 femmes survivantes de ce convoi classé Nuit et Brouillard. Les 4 derniers wagons d'un convoi de 18 sont réservés aux femmes quand le convoi part de Compiègne le 24 janvier. Dans le dernier wagon où grimpe Charlotte, par chance, elles ne sont que 27, et non 60 à 70 comme dans les trois autres, ce qui leur permettra de respirer et de dormir couchées.

"Personne ne comprendra jamais pourquoi, écrit Violaine Gelly, ces prisonnières ont été déportées à Auschwitz, qui était essentiellement un camp d'extermination de Juifs... Les "politiques "étaient ordinairement dirigées sur Ravensbruck. Sauf le convoi du 24 janvier 1943, dit "convoi des 31 000" car tous les matricules à cinq chiffres que les survivantes porteront tatoués sur l'avant-bras gauche pour le restant de leur vie commencent par 31. Désorganisation allemande due à la panique de voir Stalingrad sur le point de tomber? Simple erreur humaine lors de la séparation avec le train des hommes à Halle? La réponse s'est perdue avec la destruction d'une partie des archives d'Auschwitz - à supposer qu'elle s'y trouvait..." (Violaine Gelly, opus cité, p.115)

Auschwitz

"Rue de l'arrivée, rue du départ.

Il y a les gens qui arrivent. Ils cherchent des yeux dans la foule de ceux qui attendent ceux qui les attendent. Ils les embrassent et ils disent qu'ils sont fatigués du voyage. 

Il y a les gens qui partent. Ils disent au revoir à ceux qui ne partent pas et ils embrassent les enfants. 

Il y a une rue pour les gens qui arrivent et une rue pour les gens qui partent.

Il y a un café qui s'appelle "A l'arrivée" et un café qui s'appelle "Au départ".

Il y a les gens qui arrivent et il y a les gens qui partent.

Mais il est une gare où ceux-là qui arrivent sont justement ceux-là qui partent

une gare où ceux qui arrivent ne sont jamais arrivés, où ceux qui sont partis ne sont jamais revenus.

C'est la plus grande gare du monde.

C'est à cette gare qu'ils arrivent.  

C'est à cette gare qu'ils arrivent, qu'ils viennent de n'importe ou.

Ils y arrivent après des jours et après des nuits

ayant traversé des pays entiers

ils y arrivent avec les enfants même les petits qui ne devaient pas être du voyage.

Ils ont emporté les enfants parce qu'on ne se sépare pas des enfants pour ce voyage-là.

Ceux qui en avaient ont emporté de l'or parce qu'ils croyaient que l'or pouvait être utile.

Tous ont emporté ce qu'ils avaient de plus cher parce qu'il ne faut pas laisser ce qui est cher quand on part au loin.

Tous ont emporté leur vie, c'était surtout la vie qu'il fallait prendre avec soi.

Et ils arrivent

ils croient qu'ils sont arrivés

en enfer

possible. Pourtant ils n'y croyaient pas

Ils ignoraient qu'on prît le train pour l'enfer mais puisqu'ils y sont ils s'arment et se sentent prêts à l'affronter

avec les enfants les femmes les vieux parents

avec les souvenirs de famille et les papiers de famille.

Ils ne savent pas qu'à cette gare-là on n'arrive pas.

Ils attendent le pire- ils n'attendent pas l'inconcevable".

( Aucun de nous ne reviendra. Charlotte Delbo, 1970)

 

"Ce point sur la carte

Cette tache noire au centre de l'Europe

cette tache rouge

cette tache de feu cette tache de suie

cette tache de sang, cette tache de cendres

pour des millions

un lieu sans nom.

De tous les pays d'Europe

de tous les points de l'horizon

les trains convergeaient

vers l'in-nommé

chargés de millions d'êtres

qui étaient versés là sans savoir où c'était

versés avec leur vie

avec leurs souvenirs

avec leurs petits maux

et leur grand étonnement

avec  leur regardait qui interrogeait

et qui n'y a vu que du feu,

qui ont brûlé sans savoir où ils étaient.

Aujourd'hui on sait.

Depuis quelques années on sait.

On sait que ce point sur la carte

c'est Auschwitz.

On sait cela

Et pour le reste on croit savoir".

(Une connaissance inutile, Charlotte Delbo)

Charlotte arrive à Auschwitz le 27 janvier au petit jour. Les déportées survivantes sont transportées à Birkenau, à trois kilomètres d'Auschwitz I. Les chantent La Marseillaise à la suite de Mounette. "Partout sur le sol, des cadavres qu'elles enjambent, des rats gros comme des chats qui courent entre des alignements de baraquements en brique, une odeur épouvantable qui envahit tout et dont elles découvriront très vite que c'est celle qu'exhalent les fours crématoires où jour et nuit sont brûlés des corps" (Violaine Gely). 

15 ans plus tard, suite aux guerres d'Algérie et du Vietnam qui ravivent les blessures de sa mémoire, Charlotte tentera de restituer l'horreur indicible d'Auschwitz par touches successives, en évoquant les sensations limite de cette vie enfer, ses amies, ses moments d'espoir, de désespoir, de combat contre la facilité du découragement et de l'abandon à la mort. Danielle Casanova est nommée dentiste du Revier, elle y mourra du typhus le 9 mai (Charlotte écrira: "Elle reposait, belle parce qu'elle n'était pas maigre, le visage encadré de tous ses cheveux noirs, le col d'une chemise blanche fermé sur son cou, les mains sur le drap blanc, deux petites branches de feuillage près de ses mains. Le seul beau cadavre qu'on ait vu à Birkenau"). Marie-Claude Vaillant-Couturier interprète de l'administration du camp. Charlotte, elle, malade, est protégée par ses camarades sur les lieux de travail en extérieur. Charlotte racontera l'extraordinaire solidarité de survie entre les déportées, leur amitié, leur bravoure et leur endurance inimaginables, leur beauté arrachée à la vie: 

" Yvonne Picard est morte

qui avait de si jolies seins.

Yvonne Blech est morte

qui avait les yeux en amande

et des mains qui disaient si bien

Mounette est morte

qui avait un si joli teint

Une bouche toute gourmande

et un rire si argentin

Aurore est morte

qui avait des yeux couleurs de mauve.

Tant de beauté tant de jeunesse

Tant d'ardeur tant de promesses...

Toutes un courage des temps romains.

Et Yvette aussi est morte

qui n'était ni jolie ni rien

et courageuse comme aucune autre.

Et toi Viva

et moi Charlotte

dans pas longtemps nous serons mortes

nous qui n'avons plus rien de bien"

(Une connaissance inutile)

En mai 43, Charlotte va être affectée à Rajsko, grâce à Marie-Claude Vaillant-Couturier à la culture du kok-sanghiz, un pissenlit d'Asie centrale dont la racine et la sève contiennent du latex transformable en caoutchouc.  Les conditions de vie et de travail sont moins mortifères, le harcèlement des kapos moins dangereux. Pendant trois mois, Charlotte et ses amies font l'aller-retour entre Birkenau et Rajsko matin et soir. Avec ses co-détenues, pour se divertir de l'enfer du camp, Charlotte évoque Electre, Dom Juan, elle tente de reconstituer avec Claudette Bloch, une détenue française, juive résistante, l'intégralité du Malade imaginaire de Molière. Elles montent la pièce au lendemain de Noël, le 26 décembre 1943, avec des costumes réalisés par le plus grand esprit d'expédient et d'invention.

"Le dimanche de la représentation, tout est en place. "C'était magnifique parce que chacune, avec humilité, joue la pièce sans songer à se mettre en valeur dans son rôle. Miracle des comédiens sans vanité. Miracle du public qui retrouve soudain l'enfance et la pureté, qui ressuscite à l'imaginaire. C'était magnifique parce que, pendant deux heures, sans que les cheminées aient cessé de fumer leur fumée de chair humaine, pendant deux heures nous y avons cru. Nous y avons cru plus qu'à notre seule croyance d'alors, la liberté, pour laquelle il nous faudrait lutter cinq cent jours encore"  (Une connaissance inutile) - Cité dans Charlotte Delbo- Violaine Gelly, Paul Gradvohl, Pluriel

Vers l'impossible libération

Tout début 44, Charlotte et quelques-unes de ses co-détenues sont transférées à travers un train ordinaire à Ravensbrück. La vie y est presque aussi inhumaine et dure, mais il n'y a plus de chambres à gaz. Les travaux forcés visent moins la mort rapide que l'entretien de la machine de guerre nazie. Charlotte travaille pour Siemens, puis pour un atelier de couture nazi, un centre de récupération des vêtements des déportées décédées. Le 23 avril 45, elle quitte l'Allemagne pour le Danemark, puis la Suède, où elle est libérée.  Arrivée à Paris fin juin, il est écrit sur son rapport d'examen médical: typhus avril 1943, aménorrhée pendant 39 mois (retour des règles en juin 1945), œdème des membres inférieurs, goitre thyroïdien, rhumatismes et douleurs sciatiques, soins dentaires, tachyarythmie". De retour en France, Charlotte s'effondre.  Elle racontera son sentiment d'irréalité, de culpabilité, de perte irréparable de ses amies chères et du précieux de l'amitié, jamais aussi forte que dans les épreuves inouïes de la déportation, son impossibilité à revenir à la vie ordinaire, dans Auschwitz et après, Mesure de nos jours, en 1970. Charlotte reprend néanmoins du service après trois mois auprès de Louis Jouvet, mais son état de santé l'oblige à partir se soigner en Suisse. Elle écrit pour le Journal de Genève des cours récits témoignant de la vie à Auschwitz. Elle écrit deux nouvelles pour un magazine féminin suisse. L'une raconte un Noël à Rajsko, l'autre l'histoire de Lily, la petite juive fusillée pour un mot d'amour. 

Dans ses cahiers personnels, elle raconte Auschwitz, d'une traite, sans rature: un long poème en prose qui ouvrira Aucun de nous ne reviendra (fini d'être écrit en 1965, mais qui ne sera publié qu'en 1970 chez Minuit). Ce manuscrit, elle ne cherchera à le publier qu'après 1965. Interrogée par Jacques Chancel pour l'émission Radioscopie en 1974, elle explique ce délai de publication ainsi: 

" Pour moi, ce livre aurait tant d'importance dans ma vie qu'il fallait que ce fût une œuvre. Pour m'assurer que c'en était une, il fallait que je le laisse dormir pendant vingt ans. Cela peut paraître un pari stupide, orgueilleux en même temps, j'avais des raisons très prosaïques. Nous arrivions dans un pays ravagé par la guerre, des gens meurtris, qui ont subi des deuils, des bombardements, des déprédations, qui ont été très malheureux. Et leur malheur, même s'il était sans comparaison avec le nôtre, il faut bien l'admettre, était présent alors que le nôtre était lointain. Nous étions dans la situation de celui qui est en train de mourir d'un cancer et qui essaie d'attirer l'attention de quelqu'un qui souffre d'une rage de dents: la rage de dents vous possède tant que vous ne faîtes pas attention à l'autre et que vous n'entendez pas la plainte du proche". 

Dans l'après-guerre, Charlotte, quoique agacée par le culte sélectif des résistants, le culte de la personnalité, l'idolâtrie même de Thorez, Staline, et rebelle et indépendante vis-vis de l'état-major du PCF, reste proche des communistes et défend l'expérience soviétique. Elle va amèrement déchanté après le rapport Khrouchtchev en 56 révélant l'ampleur et le caractère systématique des crimes du stalinisme et un voyage personnel en Russie en 59. Elle écrit un essai très critique sur l'expérience soviétique Un métro nommé Lénine mais ne trouve personne pour l'éditer. Dans les années 60, Charlotte Delbo est embauchée au CNRS et y collabore avec Henri Lefebvre, philosophe marxiste exclu du PCF en 1957 pour avoir violemment critiqué le stalinisme. Elle écrit contre la guerre d'Algérie.  

Après la publication de ses premiers livres sur la déportation aux éditions de minuit, Charlotte se lance dans l'écriture théâtrale. En 1966, elle écrit Qui rapportera ces paroles?, une pièce en trois actes où 22 comédiennes campent des détenues du block 23.   

Dans les années 68 et les années 70, Charlotte Delbo reste révolutionnaire, de gauche et sans doute communiste, mais s'éloigne fortement du PCF, au point qu'elle critique Henri Lefebvre quand il appelle à voter pour le PCF en 78 et s'éloigne de lui. Elle combat par ses écrits les dictatures de droite au Portugal et au Chili, comme la répression du printemps de Prague. Elle réfute avec la dernière énergie les tentatives négationnistes de Faurisson.    

Charlotte Delbo, atteinte d'un cancer du poumon depuis 1982, s'éteint en 1985 à Paris. 

A lire:

Charlotte Delbo, Auschwitz et après, Mesure de nos jours,

Charlotte Delbo. Aucun de nous ne reviendra

Charlotte Delbo. Une connaissance inutile

Charlotte Delbo, Le Convoi du 24 janvier

Violaine Gelly. Paul Gradvohl. Charlotte Delbo. Pluriel

Ghislaine Dunant. Charlotte Delbo. La vie retrouvée. Essais. Seuil 

Charlotte Delbo, rescapée des camps de la mort, immense écrivain, militante communiste anti-colonialiste : l'écriture comme ultime moyen de résistance (L'Humanité, Violaine Gelly - décembre 2013)

Et dans la rubrique Communist'Art:

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