« J'ai la nostalgie du pain de ma mère, du café de ma mère, Des caresses de ma mère… Et l'enfance grandit en moi… » : ainsi commence Oummi, fameuse ode à sa mère (1966).
« J'ai la nostalgie du pain de ma mère,
Du café de ma mère,
Des caresses de ma mère...
Et l'enfance grandit en moi,
Jour après jour,
Et je chéris ma vie, car
Si je mourais,
J'aurais honte des larmes de ma mère !
Fais de moi, si je rentre un jour,
Une ombrelle pour tes paupières.
Recouvre mes os de cette herbe
Baptisée sous tes talents innocents
Attache-moi
Avec une mèche de tes cheveux,
Un fil qui pend à l'ourlet de ta robe...
Et je serai, peut-être, un dieu,
Peut-être un dieu,
Si j'effleurais ton cœur !
Si je rentre, enfouis-moi,
Bûche, dans ton âtre.
Et suspends-moi,
Corde à linge, sur le toit de ta maison.
Je ne tiens pas debout
Sans ta prière du jour.
J'ai vieilli. Ramène les étoiles de l'enfance
Et je partagerai avec les petits des oiseaux,
Le chemin du retour...
Au nid de ton attente ! »
( A ma mère, 1966)
Mahmoud Darwich est un poète universel, un poète dont les images toutes personnelles, nourries de la culture du Levant, de la Palestine, font naître des échos et des émotions instantanés dans le cœur du lecteur, le ramenant au plus nu, au plus sensible, au plus beau de la vie, à son enfance. Cette émotion vibrante, c'est celle de l'amour et de la nostalgie, cette langue, d'une simplicité biblique en apparence, qui entremêle en permanence les étoiles et les oiseaux, le cosmos et le rêve, les sens et le for intérieur, c'est celle d'une vie qui se ressaisit dans sa grandeur première en-deça et par-delà les vicissitudes de l'histoire. C'est une bouée de sauvetage.
« Mais que pouvais-je contre le fait que mon histoire individuelle, celle du grand déracinement de mon lieu, se confondait avec celle de mon peuple ? Mes lecteurs ont ainsi tout naturellement trouvé dans ma voix personnelle leurs voix personnelle et collective. Mais moi, lorsque j'ai chanté en prison ma nostalgie du café et du pain de ma mère, je n'aspirais pas à dépasser les frontières de mon espace familial. Et lorsque j'ai chanté mon exil, les misères de l'existence et ma soif de liberté, je ne voulais pas faire de la « poésie de résistance » comme l'a alors affirmé la critique arabe, et je ne pouvais imaginer que les lecteurs trouveraient en moi un palliatif poétique démesuré pour continuer à espérer après la défaire de ce que l'on appela la « guerre des Six-jours » » (Mahmoud Darwich, 1999)
Peu de poètes ont parlé à la conscience du peuple, ont pu la faire vibrer et la nourrir d'images, d'espoirs, de beauté et d'aspiration au bonheur, comme Mahmoud Darwich, en Palestine, et plus largement dans les pays arabes. Et cela à partir d'une poésie qui ne cherche jamais à dépasser le subjectif et le point de vue humain pour de la théâtralisation historique ou idéologique.
Chez Mahmoud Darwich, il y a un humanisme fondamental de la vision poétique qui non seulement prend en charge et combat l'injustice de l'histoire et de l'occupant colonial mais restitue toujours aussi la réalité intime complexe au-delà des clivages de la guerre.
C'est pourquoi ce poète résistant a pu aussi toucher profondément des lecteurs juifs israéliens.
Anne Berthod écrit en 2018 dans Télérama à l'occasion d'une retrospective Darwich: « Romantique avant tout, Darwich n’a jamais eu pour ambition d’être la voix du nationalisme arabe. Lui voulait être un poète de l’amour. La mystérieuse Rita, dont le nom a fait le tour du monde arabe grâce à Marcel Khalifé, est évoquée dès les premiers recueils (La Fin de la nuit, Les oiseaux meurent en Galilée…). En 1995, Darwich raconte enfin l’histoire de cette danseuse juive (nommée Tamar dans la réalité), rencontrée autrefois au bal du Parti communiste israélien, dont il était adhérent. La guerre des Six-Jours (1967) aura eu raison de leur intense idylle… « Entre Rita et mes yeux : un fusil. Et celui qui connaît Rita se prosterne. Adresse une prière. A la divinité qui rayonne dans ses yeux de miel. » Rita incarne l’amour impossible. A travers elle, Darwich, toujours très métaphorique, pleurait à la fois la femme et sa terre bafouée ».
A lire aussi ce magnifique poème, d'une beauté déchirante : « Le soldat qui rêvait de lys blanc » :
« Il rêvait de lys blancs,
D'un rameau d'olivier,
Des seins de son aimée épanouis le soir.
Il rêvait, il me l'a dit, d'un oiseau
Et des fleurs de l'oranger.
Sans compliquer son rêve, il percevait les choses
Telles qu'il les ressentait... et les sentait.
Une patrie, il me l'a dit,
C'est savourer le café de sa mère,
C'est rentrer à la tombée du jour.
Et la terre? Je lui demandai.
Il répondit: Je ne la connaissais pas.
Je ne sentais pas qu'elle était ma peau et mon coeur,
Ainsi qu'il est dit dans les poèmes.
Mais soudain je la vis,
Comme une boutique... une rue... des journaux.
Je lui demandai: L'aimes-tu?
Il répondit: mon amour est une brève promenade,
Un verre de vin... une aventure.
- Donnerais-tu ta vie pour elle?
- Non!
Je ne suis lié à cette terre que par un éditorial... un discours enflammé!
On m'a enseigné à aimer son amour.
Mais je n'ai pas senti son coeur se fondre avec le mien.
Je n'ai pas humé l'herbe, les racines et les branches...
- A quoi ressemblait son amour?
Brûlant comme les soleils... la nostalgie?
Il fit front:
- Ma voie à l'amour est un fusil,
Des fêtes revenues de vestiges anciens,
Le silence d'une statue antique
D'époque et d'origine indéterminées!
Il me parla de l'instant des adieux,
De sa mère
Pleurant en silence lorsqu'on l'envoya
Quelque part sur le front...
De sa voix éplorée,
Gravant sous sa peau un souhait nouveau:
Aah si seulement les colombes grandissaient au ministère de la défense...
Aah si les colombes!...
... Il fuma une cigarette, puis il me dit
Comme s'il échappait d'un marécage de sang:
J'ai rêvé de lys blancs,
D'un rameau d'olivier...
D'un oiseau étreignant le matin
Sur la branche d'un citronnier...
- Qu'as-tu vu?
- Mes actes,
Ronces rouges explosées dans le sable... les poitrines...
et les entrailles.
- Combien en as-tu tué?
- Difficile de les compter...
Mais je n'ai été décoré qu'une fois.
Je lui demandai, me faisant violence:
S'il en est ainsi, décris-moi un seul cadavre.
Il rectifia sa position, caressa son journal plié
Et me dit comme s'il me chantait une ritournelle:
Tente de vent sur les gravats,
L'homme enlaçait les astres brisés.
Une couronne de sang ceignait son large front
Et sa poitrine était sans médailles,
Puisqu'il s'était mal battu.
Il avait l'aspect d'un paysan, d'un ouvrier ou d'un marchand ambulant.
Tente de vent sur les gravats... Il mourut
Les bras jetés comme deux ruisseaux à sec.
Et lorsque j'ai cherché son nom dans ses poches,
J'ai trouvé deux photos,
L'une... de sa femme,
L'autre... de sa fille...
Je lui demandai: En es-tu attristé?
Il m'interrompit: Mahmoud, mon ami,
La tristesse est un oiseau blanc
Etranger aux champs de bataille. Et les soldats
Commettent un péché, s'ils s'affligent.
Je n'étais, là-bas, qu'une machine crachant un feu rouge
Et changeant l'espace en un oiseau noir.
Plus tard,
Il me parla de son premier amour,
De rues lointaines,
Des réactions après la guerre,
Des fanfaronnades à la radio et dans les journaux.
Et lorsqu'il dissimula sa toux dans son mouchoir,
Je lui demandai: Nous reverrons-nous?
Il me répondit: Dans une ville lointaine.
Au quatrième verre,
J'ai dit, taquin: Ainsi tu partirais... Et la patrie?
Il me répondit: Laisse tomber...
Je rêve de lys blancs,
D'une rue qui gazouille et d'une maison éclairée.
Je quête un coeur bon, non des munitions,
Un jour ensoleillé, non un instant de folle victoire... fasciste.
Je quête un enfant souriant au jour,
Non une place dans la machine de guerre.
Je suis venu ici vivre le lever des soleils,
Non leur coucher.
Il me fit ses adieux... Il était à la recherche de lys blancs,
D'un oiseau accueillant le matin
Sur un rameau d'olivier.
Il percevait les choses
Telles qu'il les ressentait... et les sentait.
La patrie, il me l'a dit,
C'est boire le café de sa mère
Et rentrer, à la tombée du jour, rassuré.
( 1967)
La « Guerre des six jours » est passée par là. Nous sommes en 1967. Et Mahmoud Darwich passe une nuit à boire avec Shlomo Sand, à sa libération de prison, alors que le jeune soldat israélien, fils d'un juif polonais communiste et petit-fils d'un républicain catalan, vient de combattre et « pacifier », « humilier », à Jérusalem-est... Le soldat qui rêvait de « Lys blanc », si l'on en croit Shlomo Sand, c'est lui.
Rédigé à chaud, en 1967, ce poème qui met en scène un soldat israélien, Shlomo, donc, s'apprétant à quitter son pays, meurtri par la violence et les horreurs commises, a fait scandale aussi bien en Israël que du côté palestinien. Darwich a parlé des réactions polarisées suscitées par ces vers : « Le secrétaire général du Parti communiste israélien a dit “comment se fait-il qu’il écrive ce genre de poème ? Est-ce qu’il nous demande de quitter le pays pour devenir des amants de la paix ?’’ Et pendant ce temps, les Arabes affirment : “comment ose-t-il humaniser un soldat israélien ?’’ »
***
En 1967, Mahmoud Darwich a 26 ans.
Il est né, deuxième enfant d'une famille qui en compte huit, à Birwa, un village de Galilée près de Saint-Jean-d'Acre. En 1948, pendant la Naqba, les forces juives le jettent avec les siens sur les routes de l'exil.
L'écrivain syrien, opposant de gauche, Subhi Hadidi, rappelle ce souvenir de Darwich dans la note bio-bibliographique qui accompagne le recueil anthologique de Mahmoud Darwich « La terre nous est étroite et autres poèmes » (NRF Gallimard, 2000).
« Je m'en souviens encore... Je m'en souviens parfaitement. Une nuit d'été, alors que nous dormions, selon les coutumes villageoises, sur les terrasses de nos maisons, ma mère me réveilla en panique et je me suis retrouvé courant dans la forêt, en compagnie de centaines d'habitants du village. Les balles sifflaient au-dessus de nos têtes et je ne comprenais pas ce qui se passait. Après une nuit de marche et de fuite, nous sommes arrivés, ainsi que l'ensemble de ma famille, dans un village étranger aux enfants inconnus. J'ai alors innocemment demandé : Où suis-je ? Et j'ai entendu pour la première fois le mot Liban.... Depuis ces jours au Liban, je n'ai pas oublié, et je n'oublierai jamais, les circonstances dans lesquels j'ai fait connaissance avec le mot patrie. Pour la première fois, et sans y avoir été préparé, je me suis retrouvé dans une longue file, attendant la distribution des rations alimentaires par une organisation de secours aux réfugiés. Je me souviens que le plat principal était constitué d'une portion de fromage jaune. C'est là que j'ai entendu les mots qui allaient ouvrir devant moi des fenêtres sur un univers nouveau : patrie, guerre, les nouvelles, les réfugiés, l'armée, les frontières... Avec ces mots, je découvrais une réalité nouvelle, celle qui me priverait à jamais de mon enfance ».
Quand, traversant la frontière clandestinement avec son oncle et un guide, Mahmoud Darwich revient un an plus tard dans son village, c'est pour constater qu'il a été rasé par les nouveaux maîtres et qu'une colonie a été installée à sa place.
La famille de Darwich va s'installer clandestinement dans un autre village, à Dayr-al-Assad. Les instituteurs de Mahmoud le cachent à chaque descente de la police israélienne, « non sans lui avoir appris, pour le cas où il serait pris, de ne jamais dire qu'il a été au Liban, mais qu'il appartient à l'une des tribus bédouines du Nord palestinien » (Subhi Hadidi).
Mahmoud s'initie à la poésie antéislamique avec ses instituteurs, et aussi aux traditions poétiques arabes avec les paysans chanteurs qui surviennent clandestinement au village, pourchassés par la police israélienne.
« J'avais douze ans, raconte Darwich, lorsqu'on me demanda de lire un poème à l'école pour célébrer l'anniversaire de la création de l’État d'Israël !... J'écrivis un poème dans lequel je parlais de la souffrance de l'enfant en moi qui fut expulsé et qui, lorsqu'il revint, trouva quelqu'un d'autre habitant sa maison et labourant le champ de son père. Je le fis en toute innocence. Le lendemain, le gouverneur militaire me convoqua et me menaça, non de m'emprisonner mais d'interdire à mon père de travailler, si je récidivais. Je trouvai la menace terrifiante. Si mon père était interdit de travailler, qui m'achèterait les crayons et le papier ? J'ai compris ce jour-là que la poésie est une affaire plus sérieuse que je ne croyais et qu'il me fallait décider de poursuivre ou d'interrompre ce jeu dangereux ».
***
Jeune adulte, Darwich s'inscrit au Parti communiste israélien, judéo-arabe
Darwich va continuer à résister par les mots, c'est ce qui lui vaudra d'être emprisonné à cinq reprises entre 1961 et 1967. C'est à Haïfa qu'il rejoint clandestinement en 1961 le parti communiste israélien, le Maki, regroupant des Israéliens laïcs et non sionistes et des Palestiniens. Il collabore à ses deux publications al-Ittihâd et al-Jadîd, les deux seuls organes d'expression des Palestiniens en Israël.
En 1964, il sera reconnu internationalement comme une voix de la résistance palestinienne grâce à son recueil Rameaux d'olivier (Awraq Al-zaytun). Le poème Identité (Inscris : Je suis arabe, en langue arabe Bitaqat huwiyya: Sajel ana arabi), le plus célèbre du recueil, dépasse rapidement les frontières palestiniennes pour devenir un hymne chanté dans tout le monde arabe.
« Inscris !
Je suis Arabe
Le numéro de ma carte : cinquante mille
Nombre d'enfants : huit
Et le neuvième... arrivera après l'été !
Et te voilà furieux !
Inscris !
Je suis Arabe
Je travaille à la carrière avec mes compagnons de peine
Et j'ai huit bambins
Leur galette de pain
Les vêtements, leur cahier d'écolier
Je les tire des rochers...
Oh ! je n'irai pas quémander l'aumône à ta porte
Je ne me fais pas tout petit au porche de ton palais
Et te voilà furieux !
Inscris !
Je suis Arabe
Sans nom de famille - je suis mon prénom
« Patient infiniment » dans un pays où tous
Vivent sur les braises de la Colère
Mes racines...
Avant la naissance du temps elles prirent pied
Avant l'effusion de la durée
Avant le cyprès et l'olivier
...avant l'éclosion de l'herbe
Mon père... est d'une famille de laboureurs
N'a rien avec messieurs les notables
Mon grand-père était paysan - être
Sans valeur - ni ascendance.
Ma maison, une hutte de gardien
En troncs et en roseaux
Voilà qui je suis - cela te plaît-il ?
Sans nom de famille, je ne suis que mon prénom.
Inscris !
Je suis Arabe
Mes cheveux... couleur du charbon
Mes yeux... couleur de café
Signes particuliers :
Sur la tête un kefiyyé avec son cordon bien serré
Et ma paume est dure comme une pierre
...elle écorche celui qui la serre
La nourriture que je préfère c'est
L'huile d'olive et le thym
Mon adresse :
Je suis d'un village isolé...
Où les rues n'ont plus de noms
Et tous les hommes... à la carrière comme au champ
Aiment bien le communisme
Inscris !
Je suis Arabe
Et te voilà furieux !
Inscris
Que je suis Arabe
Que tu as raflé les vignes de mes pères
Et la terre que je cultivais
Moi et mes enfants ensemble
Tu nous as tout pris hormis
Pour la survie de mes petits-fils
Les rochers que voici
Mais votre gouvernement va les saisir aussi
...à ce que l'on dit !
DONC
Inscris !
En tête du premier feuillet
Que je n'ai pas de haine pour les hommes
Que je n'assaille personne mais que
Si j'ai faim
Je mange la chair de mon Usurpateur
Gare ! Gare ! Gare
À ma fureur !
« Lorsque je repense à ces années, je revois la formidable capacité de la poésie à se répandre, alors qu'elle ne quête ni solitude ni grande vogue et que ni l'une ni l'autre ne sont des critères pour juger de sa beauté. Mais je sais aussi, quand je pense à ceux qui dénigrent la « poésie politique », qu'il y a pire que cette dernière : l'excès de mépris du politique, la surdité aux questions posées par la réalité et l'Histoire, et le refus de participer implicitement à l'entreprise de l'espoir » (Mahmoud Darwich, 1999)
C'est aussi grâce à leur reprise en chanson, notamment par le Bob Dylan du Levant, Marcel Khalifé, figure de proue de la chanson contestataire dans les années 1970, que Darwich, figure de l’intelligentsia palestinienne et arabe peu connue alors du grand public au début des années 60, a pu avoir une telle résonnance.
L’ami Khalifé a si bien porté ses mots qu’en 1999 il a été poursuivi par un tribunal à Beyrouth pour avoir cité le Coran dans la chanson O mon père, je suis Joseph, adaptée d’un de ses poèmes. Quelque deux mille fans chantèrent la chanson incriminée dans une manifestation de soutien, et le chanteur fut relaxé.
En 1970 Darwich est assigné à résidence à Haïfa à la suite de la publication d'articles politiques jugés trop virulents par la justice en Israël. À la suite de cela, il demande un visa d'étudiant pour quitter le pays. Il se rend à Moscou. Il y étudie l'économie politique marxiste. Il disparaît en 1971. On le retrouve quelque temps plus tard au Caire, où il travaille pour le quotidien Al-Ahram. Puis il part s'installer à Beyrouth en 1973, il dirige le mensuel Shu'un Filistiniyya (Les affaires palestiniennes) et travaille comme rédacteur en chef au Centre de Recherche Palestinien de l'OLP et rejoint l'organisation. En 1981, il crée et devient rédacteur en chef du journal littéraire Al-Karmel.
L'expérience de la prison a cultivé chez Darwich la force de la nostalgie et le sentiment de la vie :
Ma Prison (1966)
Mon adresse a changé.
L'heure de mes repas,
Ma ration de tabac, ont changé,
Et la couleur de mes vêtements, et mon visage et ma silhouette.
La lune,
Si chère à mon cœur ici,
Est plus belle et plus grande désormais.
Et l'odeur de la terre : parfums.
Et le goût de la nature : douceurs.
Comme si je me tenais sur le toit de ma vieille maison,
Une étoile nouvelle,
Dans mes yeux, incrustée.
Poésie sensuelle, romantisme lyrique, poésie révolutionnaire et patriotique, l'art de Mahmoud Darwich est tout cela à la fois, et consécutivement parfois. Au début des années 1970, Darwich, réfugié au Liban, souffrira de n'être plus perçu que comme un symbole national et un chantre du combat pour la libération de la Palestine. Il cherchera à expérimenter de nouvelles formes esthétiques et à cultiver le lyrisme et l'épopée en dehors des thèmes proprement patriotiques.
***
La plume de l'OLP et d'Arafat
Darwich est en même temps un politique, serviteur de la cause de la Libération de la Palestine et du retour des réfugiés. « Aujourd'hui, je suis venu porteur d'un rameau d'olivier et du fusil du combattant de la liberté. Ne laissez pas tomber le rameau d'olivier de ma main », déclare Yasser Arafat à l’ONU en 1974. Le discours est signé Darwich, journaliste militant qui va devenir la plume de l’OLP.
En 1982, l'invasion israélienne du Liban va faire reprendre à Darwich comme à son peuple et à ses amis de l'OLP le chemin de l'exil. Darwich écrit alors un poème-fleuve qu'il publiera en 1983, « Eloge de l'ombre haute », qu'il qualifie lui-même de poème documentaire. « Mais ne se contentant pas de dresser une grande fresque de l'invasion, de la résistance de la capitale libanaise puis des massacres de Sabra et Chatila, Darwich se pose des questions existentielles sur le sens des massacres et sur l'odyssée moderne des Palestiniens qui ont repris la mer »( Subhi Hadidi) :
« Et nous chantons en cachette :
Beyrouth est notre tente.
Beyrouth est notre étoile.
… Fenêtre ouverte sur le plomb de la mer
Une rue et un muwashshah nous emportent.
Beyrouth est la forme de l'ombrage.
Plus belle que son poème, plus simple que les ragots,
Elle nous séduit de mille commencements ouverts et
d'alphabets nouveaux :
Beyrouth est notre tente,
Beyrouth est notre unique étoile
(…)
Beyrouth est témoin de mon cœur.
De ses rues, j'émigre, et de moi,
Suspendu à un poème sans fin.
Je dis : Mon feu ne meurt pas...
Colombes sur ses immeubles,
Paix sur ses décombres...
Je referme la ville ainsi qu'un livre
Et je porte la terre menue, telle un sac de nuages.
Je me réveille et, dans les habits de mon cadavre, je cherche trace de moi.
Et nous rions : Nous sommes encore en vie,
Tout comme le reste des gouvernants.
Merci au journal qui n'a pas annoncé que j'étais tombé là-bas par inadvertance...
J'entrouve les petits chemins devant l'air, ma foulée, les amis de passage
L'hypocrite marchand de pain et l'image nouvelle de la mer.
Merci Beyrouth les Brumes.
Merci Beyrouth les Décombres...
Mon âme s'est brisée. Je jetterai mon cadavre en pâture pour que les invasions me frappent encore,
Que les envahisseurs me livrent au poème... »
(La Qasida de Beyrouth, 1984)
Puis après un bref passage à Tunis puis au Caire, Darwich s'installe à Paris. Dans les recueils qu'il y écrit, il apparaît plus habité par ses questions intérieures, ses interrogations métaphysiques, et le dialogue avec d'autres poètes. Ses poèmes marquent un travail expérimental affirmé.
***
En 1995, Mahmoud Darwich quitte Paris et s'installe à Ramallah, d'où il continue de diriger la revue intellectuelle de la gauche critique arabe, al-Karmil (Le Carmel) publiée à Beyrouth.
Il s'oppose aux accords d'Oslo et incarne une ligne dure (ou lucide) refusant de céder à l'occupant et à ses soutiens internationaux. Elu membre du comité exécutif de l'OLP en 1987, il quitte l'organisation en 1993 pour protester contre les accords d'Oslo, dénonçant l'attitude conciliante de l'Organisation dans les négociations et « préférant une paix mais une paix juste ».
Il meurt le 9 août 2008 à Houston aux Etats-Unis, dans un hôpital, des suites de sa troisième intervention chirurgicale au cœur, à 67 ans (il avait déjà subi deux opérations du cœur en 1984 et 1998).
« Pour un Palestinien, "la politique est existentielle", estimait Mahmoud Darwich. "Mais la poésie est rusée, ajoutait-il. Elle permet de circuler entre plusieurs probabilités. Elle est fondée sur la métaphore, la cadence et le souci de voir derrière les apparences", de voir "la vie, les rêves, les illusions..., le meilleur, le beau (...). Son seul véritable ennemi, c'est la haine." Aussi n'était-ce pas un hasard si le personnage du Christ, "ce Palestinien", l'avait touché par "son discours d'amour et de clémence, par cette idée qu'il est le Verbe". Pour Mahmoud Darwich, la cécité d'Israël, son entreprise d'affaiblissement systématique de l'Autorité palestinienne, l'incurie de cette dernière, le "despotisme universel" des Etats-Unis, les despotes locaux et l'exception dont bénéficie l'Etat juif en matière de droit international, étaient les causes des régressions intégristes "passéistes" de mouvements tels que le Hamas palestinien. Dans le monde arabe, et plus généralement musulman, comme en Occident, "des forces concourent à exacerber le choc des identités", estimait-il. "C'est une période transitoire, mais le présent se noie dans la tragédie". » (Mouna Naïm, dans l'article d'hommage du Monde consacré à Darwich le 11 août 2018).
Un poème inédit de Mahmoud Darwich. Ramallah, publié en janvier 2002 dans Le Monde Diplomatique
ci, aux pentes des collines, face au crépuscule et au canon du temps
Près des jardins aux ombres brisées,
Nous faisons ce que font les prisonniers,
Ce que font les chômeurs :
Nous cultivons l’espoir.
* * *
Un pays qui s’apprête à l’aube. Nous devenons moins intelligents
Car nous épions l’heure de la victoire :
Pas de nuit dans notre nuit illuminée par le pilonnage.
Nos ennemis veillent et nos ennemis allument pour nous la lumière
Dans l’obscurité des caves.
* * *
Ici, nul « moi ».
Ici, Adam se souvient de la poussière de son argile.
* * *
Au bord de la mort, il dit :
Il ne me reste plus de trace à perdre :
Libre je suis tout près de ma liberté. Mon futur est dans ma main.
Bientôt je pénètrerai ma vie,
Je naîtrai libre, sans parents,
Et je choisirai pour mon nom des lettres d’azur...
* * *
Ici, aux montées de la fumée, sur les marches de la maison,
Pas de temps pour le temps.
Nous faisons comme ceux qui s’élèvent vers Dieu :
Nous oublions la douleur.
* * *
Rien ici n’a d’écho homérique.
Les mythes frappent à nos portes, au besoin.
Rien n’a d’écho homérique. Ici, un général
Fouille à la recherche d’un Etat endormi
Sous les ruines d’une Troie à venir.
* * *
Vous qui vous dressez sur les seuils, entrez,
Buvez avec nous le café arabe
Vous ressentiriez que vous êtes hommes comme nous
Vous qui vous dressez sur les seuils des maisons
Sortez de nos matins,
Nous serons rassurés d’être
Des hommes comme vous !
* * *
Quand disparaissent les avions, s’envolent les colombes
Blanches blanches, elles lavent la joue du ciel
Avec des ailes libres, elles reprennent l’éclat et la possession
De l’éther et du jeu. Plus haut, plus haut s’envolent
Les colombes, blanches blanches. Ah si le ciel
Etait réel [m’a dit un homme passant entre deux bombes]
* * *
Les cyprès, derrière les soldats, des minarets protégeant
Le ciel de l’affaissement. Derrière la haie de fer
Des soldats pissent — sous la garde d’un char -
Et le jour automnal achève sa promenade d’or dans
Une rue vaste telle une église après la messe dominicale...
* * *
[A un tueur] Si tu avais contemplé le visage de la victime
Et réfléchi, tu te serais souvenu de ta mère dans la chambre
A gaz, tu te serais libéré de la raison du fusil
Et tu aurais changé d’avis : ce n’est pas ainsi qu’on retrouve une identité.
* * *
Le brouillard est ténèbres, ténèbres denses blanches
Epluchées par l’orange et la femme pleine de promesses.
* * *
Le siège est attente
Attente sur une échelle inclinée au milieu de la tempête.
* * *
Seuls, nous sommes seuls jusqu’à la lie
S’il n’y avait les visites des arcs en ciel.
* * *
Nous avons des frères derrière cette étendue.
Des frères bons. Ils nous aiment. Ils nous regardent et pleurent.
Puis ils se disent en secret :
« Ah ! si ce siège était déclaré... » Ils ne terminent pas leur phrase :
« Ne nous laissez pas seuls, ne nous laissez pas. »
* * *
Nos pertes : entre deux et huit martyrs chaque jour.
Et dix blessés.
Et vingt maisons.
Et cinquante oliviers...
S’y ajoute la faille structurelle qui
Atteindra le poème, la pièce de théâtre et la toile inachevée.
* * *
Une femme a dit au nuage : comme mon bien-aimé
Car mes vêtements sont trempés de son sang.
* * *
Si tu n’es pluie, mon amour
Sois arbre
Rassasié de fertilité, sois arbre
Si tu n’es arbre mon amour
Sois pierre
Saturée d’humidité, sois pierre
Si tu n’es pierre mon amour
Sois lune
Dans le songe de l’aimée, sois lune
[Ainsi parla une femme
à son fils lors de son enterrement]
* * *
Ô veilleurs ! N’êtes-vous pas lassés
De guetter la lumière dans notre sel
Et de l’incandescence de la rose dans notre blessure
N’êtes-vous pas lassés Ô veilleurs ?
* * *
Un peu de cet infini absolu bleu
Suffirait
A alléger le fardeau de ce temps-ci
Et à nettoyer la fange de ce lieu
* * *
A l’âme de descendre de sa monture
Et de marcher sur ses pieds de soie
A mes côtés, mais dans la main, tels deux amis
De longue date, qui se partagent le pain ancien
Et le verre de vin antique
Que nous traversions ensemble cette route
Ensuite nos jours emprunteront des directions différentes :
Moi, au-delà de la nature, quant à elle,
Elle choisira de s’accroupir sur un rocher élevé.
* * *
Nous nous sommes assis loin de nos destinées comme des oiseaux
Qui meublent leurs nids dans les creux des statues,
Ou dans les cheminées, ou dans les tentes qui
Furent dressées sur le chemin du prince vers la chasse.
* * *
Sur mes décombres pousse verte l’ombre,
Et le loup somnole sur la peau de ma chèvre
Il rêve comme moi, comme l’ange
Que la vie est ici... non là-bas.
* * *
Dans l’état de siège, le temps devient espace
Pétrifié dans son éternité
Dans l’état de siège, l’espace devient temps
Qui a manqué son hier et son lendemain.
* * *
Ce martyr m’encercle chaque fois que je vis un nouveau jour
Et m’interroge : Où étais-tu ? Ramène aux dictionnaires
Toutes les paroles que tu m’as offertes
Et soulage les dormeurs du bourdonnement de l’écho.
* * *
Le martyr m’éclaire : je n’ai pas cherché au-delà de l’étendue
Les vierges de l’immortalité car j’aime la vie
Sur terre, parmi les pins et les figuiers,
Mais je ne peux y accéder, aussi y ai-je visé
Avec l’ultime chose qui m’appartienne : le sang dans le corps de l’azur.
* * *
Le martyr m’avertit : Ne crois pas leurs youyous
Crois-moi père quand il observe ma photo en pleurant
Comment as-tu échangé nos rôles, mon fils et m’as-tu précédé.
Moi d’abord, moi le premier !
* * *
Le martyr m’encercle : je n’ai changé que ma place et mes meubles frustes.
J’ai posé une gazelle sur mon lit,
Et un croissant lunaire sur mon doigt,
Pour apaiser ma peine.
* * *
Le siège durera afin de nous convaincre de choisir un asservissement qui ne nuit
pas, en toute liberté !!
* * *
Résister signifie : s’assurer de la santé
Du cœur et des testicules, et de ton mal tenace :
Le mal de l’espoir.
* * *
Et dans ce qui reste de l’aube, je marche vers mon extérieur
Et dans ce qui reste de la nuit, j’entends le bruit des pas en mon intention.
* * *
Salut à qui partage avec moi l’attention à
L’ivresse de la lumière, la lumière du papillon, dans
La noirceur de ce tunnel.
* * *
Salut à qui partage avec moi mon verre
Dans l’épaisseur d’une nuit débordant les deux places :
Salut à mon spectre.
* * *
Pour moi mes amis apprêtent toujours une fête
D’adieu, une sépulture apaisante à l’ombre de chênes
Une épitaphe en marbre du temps
Et toujours je les devance lors des funérailles :
Qui est mort...qui ?
* * *
L’écriture, un chiot qui mord le néant
L’écriture blesse sans trace de sang.
* * *
Nos tasses de café. Les oiseaux les arbres verts
A l’ombre bleue, le soleil gambade d’un mur
A l’autre telle une gazelle
L’eau dans les nuages à la forme illimitée dans ce qu’il nous reste
* * *
Du ciel. Et d’autres choses aux souvenirs suspendus
Révèlent que ce matin est puissant splendide,
Et que nous sommes les invités de l’éternité.
Mahmoud Darwich
Ismaël Dupont, 30 mai 2019
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