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Si l’extrême droite était devenue infréquentable après la Seconde Guerre mondiale, l’idée d’une arrivée envisageable du Rassemblement national au pouvoir en 2027 travaille le grand patronat.

Une extrême droite, frappée d’infamie
La droite ultra a toujours eu, au cours de son histoire, des soutiens solides du côté des possédants. On se souvient (peut-être) du parfumeur René Coty, considéré aux lendemains de la Première Guerre mondiale comme l’homme le plus riche de France : il subventionna largement l’extrême droite (L’Action française) et créa même son propre parti, nationaliste, antisémite, xénophobe et anticommuniste : Solidarité française, ligue heureusement dissoute par le Front populaire. On pense aussi au groupe L’Oréal d’Eugène Schueller, qui finança, abrita, propulsa La Cagoule, redoutable groupement d’extrême droite qui peu ou prou encadra (ou conseilla) le petit monde de la collaboration. Après la guerre, André Bettencourt, ex-directeur de la revue collabo La Terre française, associé à la direction de L’Oréal, recycle sans vergogne dans les filiales du groupe nombre de cagoulards, dont un certain Jean Filiol, un des créateurs de la Cagoule et coresponsable du massacre d'Oradour ; le jeune François Mitterrand fut nommé responsable d’une des revues commerciales du groupe.
Mais l’extrême droite, frappée d’infamie pour ses compromissions avec l’occupant (nombre de ses cadres sont fusillés pour haute trahison), sort durablement disqualifiée de la période vichyste ; elle est devenue infréquentable et le monde de l’économie va la tenir (officiellement du moins) à distance.

Une reprise de contact avec les industriels
Ces dernières années, les choses changent. Les industriels, diverses forces économiques sont en train de reprendre contact avec l’extrême droite, le Rassemblement national en l’occurrence, histoire de tâter le terrain, de mesurer le niveau de compétence (ou d’incompétence) de ces gens-là, de voir aussi s’il y a moyen (ou pas) de trouver, demain, des terrains d’entente.
Le premier fait significatif et public (car on va le voir, des liens existent depuis 2017) est la proposition formulée par Geoffroy Roux de Bézieux, en 2019, d’inviter Marion Maréchal à l’université d’été du MEDEF. À ce moment-là, l’initiative fait scandale et n’a pas de suite. Mais l’idée est dans l’air. Ajoutons que ce même Roux de Bézieux, lors d’une matinale de France Info, le 27 mars 2023, interrogé par Salhia Brakhlia sur la progression du RN dans les sondages, et sur le risque de voir Le Pen arriver au pouvoir, répond : « C’est un risque nécessaire. »  
Depuis peu, les relations entre le monde patronal et l’extrême droite empruntent deux canaux.

Le groupe parlementaire du RN, lieu de communication privilégié
Sébastien Chenu, porte-parole du RN et vice-président de l’Assemblée nationale, joue le Monsieur bons offices. Il fait mine par exemple de se soucier du sort des paysans français, prétend vouloir lutter contre l’inflation et profite de l’aubaine pour rencontrer tout le gratin des groupes de pression de l’agroalimentaire, pour nouer des liens avec les cadors de la grande distribution. Car ceux-ci acceptent, et c’est nouveau, de fréquenter ces élus ultras. « Avant 2022, personne ne nous rencontrait. Quelque chose a changé », sourit Chenu.
Les échanges avec les grands patrons sont plus ou moins discrets. Chenu obtient par exemple une photo, très complaisante et très largement diffusée, avec Michel-Edouard Leclerc. On sent bien qu’entre l’agriculteur et le commerçant, Chenu a fait son choix. Et il apprécie ; Leclerc aussi manifestement. Belle prise de guerre en tout cas pour le RN.

La structure patronale, ETHIC
Le deuxième canal, c’est la structure patronale ETHIC (Entreprises de taille humaine, indépendantes et de croissance) qui le met en place. L’organisation est plus modeste que le MEDEF mais rassemble nombre de grandes fortunes ; elle est dirigée par Sophie de Menton qui mène l’opération. Depuis 2017, elle organise des rencontres régulières entre l’état-major RN et des grands patrons. Et laisse entendre que : « Marine, ça n’a plus rien à voir avec son père ! »

« Alors que les liens entre les officiels de l’économie et le FN étaient longtemps restés tabous, on raconte qu’aujourd’hui tous les grands cabinets de lobbying se pressent dans les couloirs du RN. »

On peut identifier trois rencontres de ce type. La première en 2017, donc. Puis le 27 janvier 2022 : Sophie de Menton fait une nouvelle fois se croiser des grandes figures du patronat et Marine Le Pen au Cercle de l’union interalliée, 33, rue du Faubourg-Saint-Honoré. La patronne de ETHIC expliquera en long et en large quelques jours plus tard dans la revue Causeur (31 janvier 2022) comment tout s’est bien passé, combien Marine Le Pen est en train de « muer », combien « Marine aime l’entreprise », combien elle trouve qu’il y a « trop de normes » en France, comment elle réglerait le problème des immigrés, etc. Que du bonheur !
Puis Sophie de Menton remet le couvert le 17 octobre 2022 : elle réunit dans un salon privé du restaurant Fitzgerald, 54, boulevard de La Tour-Maubourg (un lieu « chic haut de gamme », comme dit la pub) dix grands patrons et dix membres de la direction du RN (dont Marine Le Pen et Franck Allisio, député des Bouches-du-Rhône). Sophie de Menton s’ébaubit : « Ils (les RN) font des progrès ! » Et elle le répète à qui veut l’entendre.

Accentuation de l'orientation libérale et propatronale du RN 
Alors que les liens entre les officiels de l’économie et le FN étaient longtemps restés tabous, on raconte qu’aujourd’hui tous les grands cabinets de lobbying se pressent dans les couloirs du RN. « L’hypothèse de notre arrivée au pouvoir a fait sauter des verrous », se félicite Jordan Bardella. Et le journaliste Jean-Rémi Baudot, de France Info, constate : « Le regard des patrons sur le RN évolue petit à petit » (19 juin 2023). Sans parler de la convergence d’idées entre un Bolloré, ses médias et l’ultradroite.
Sur le site de Sciences-Po/CEVIPOF (mars 2022), un chercheur du CNRS, Gilles Ivaldi, décortique le programme économique du RN dans une note intitulée « Marine Le Pen, Zemmour, social-populisme et capitalisme populaire ». Si l’étude est globalement contestable, elle montre cependant comment l’orientation libérale et propatronale de ce parti s’est accentuée entre 2017 et 2022 : abandon de la retraite à 60 ans, abandon de la défense des 35 heures, abandon de la remise en cause de la loi Travail, abandon de la sauvegarde du statut de la fonction publique, abandon de l’augmentation des salaires des fonctionnaires, abandon de la création de postes de fonctionnaires, suppression de l’impôt sur la fortune immobilière, etc. Bref autant de reculs qui semblent accompagner, ponctuer ces rencontres (ces retrouvailles ?) entre l’extrême droite et le capital.
Si le MEDEF s’est fendu d’un communiqué entre les deux tours de la présidentielle de 2022 pour prendre (sans trop forcer le trait) ses distances avec Le Pen, François Asselin, président de la Confédération des PME (CPME) était plus nuancé : « Marine Le Pen n’a jamais été aux affaires.[…] Elle a besoin de crédibiliser son programme et on voit que l’équation est compliquée » (entretien aux Échos, 12 avril 2022).
Bref, comme l’écrit la revue Challenges en avril 2022 : « Chez les patrons, Marine Le Pen n’est plus un repoussoir. »

Cause commune 37 • janvier/février 2024