Le 18 avril 1904, Jean Jaurès créé l’Humanité. Entretien avec l’historien Alexandre Courban sur les éléments fondateurs d’un journal pas comme les autres, et singulièrement dans son rapport à son lectorat.
La création de l’Humanité se produit dans un contexte historique particulier. Alexandre Courban, historien, auteur de L’Humanité de Jean Jaurès à Marcel Cachin (1904-1939) nous rappelle les enjeux politiques de ces premiers temps et les défis relevés. Ils détermineront une place singulière du journal dans le paysage médiatique, en donnant aux lecteurs un rôle important.
Dans quel contexte et pourquoi le journal l’Humanité est-il fondé le 18 avril 1904 ?
Quand Jean Jaurès se lance dans l’aventure de créer un quotidien national au cœur de l’hiver 1903-1904, la gauche politique française est divisée. D’un côté, le courant des « socialistes parlementaires » regroupés au sein du Parti socialiste français dominé par Jean Jaurès compte 37 parlementaires. De l’autre, les partisans de Jules Guesde, « les socialistes révolutionnaires », organisés au sein du Parti socialiste de France disposent de 12 élus. La marche vers l’unité qui se concrétisera officiellement en 1905 est difficile. Le lancement de l’Humanité participe de la mobilisation des forces politiques et syndicales du mouvement social dans sa diversité dans une perspective de transformation de la société. La parution du journal précède le congrès qui donne naissance au parti socialiste unifié ; ce qui ne sera pas sans conséquence par la suite. De facto, l’Humanité dispose d’une aura dans le peuple de gauche, grâce à Jean Jaurès mais pas seulement.
Comment l’Humanité établit-il très vite un rapport singulier avec son lectorat ?
En lançant un appel aux lecteurs à soutenir le quotidien quand celui-ci traverse sa première crise en 1906, Jean Jaurès contourne d’une certaine manière les organes de direction des organisations. Leur contribution financière est essentielle à plus d’un titre : d’abord, parce que le soutien financier, quoique modeste dans certains cas, est réel ; ensuite, parce qu’il oblige le parti français à prendre position et à envisager des relations avec ce quotidien qui est – au départ – celui du citoyen Jaurès, et non pas celui du mouvement socialiste unifié. Par ailleurs, Jaurès imagine s’appuyer sur le réseau militant pour disposer d’un ensemble de correspondants particuliers à travers la France. Mais cela ne fonctionnera pas vraiment à ce moment-là.
En quoi l’Humanité est-il à la fois un journal différent et un titre bien installé dans le pluralisme de la presse ?
Quand l’Humanité parait pour la première fois en kiosque le 18 avril 1904, la presse quotidienne est dominée par quatre titres (le Petit Journal, le Petit Parisien, le Matin et le Journal) qui dominent le marché avec un tirage dépassant les 900 000 exemplaires jour pour chacun en 1908. Pour mémoire, le tirage de l’Humanité démarre à 130 000 exemplaires, tombe à 40 000 exemplaires à la fin de l’année 1906, puis remonte progressivement à partir de 1907 pour dépasser les 100 000 exemplaires en 1913. L’Humanité s’installe donc lentement dans le paysage de la presse quotidienne nationale. Le journal participe pleinement au pluralisme, permettant au courant politique qui vise visant à la transformation de la société de contribuer au quotidien et de peser sur les débats politiques selon un rythme régulier.
Quels sont, selon vous, les traits marquants mais aussi les évolutions du projet éditorial et rédactionnel de l’Humanité durant ses 120 ans d’existence ?
Vaste question… L’une des caractéristiques du projet de l’Humanité est de transformer ses lecteurs en acteurs. Par exemple, l’Humanité développe durant l’entre-deux-guerres un réseau de correspondants qui permette au journal de rendre compte au plus près de la réalité de « la lutte de classe au jour le jour » pour reprendre une expression de Marx. Ces éléments toujours pour selon Marx sont « la matière historique et renouvelée quotidiennement » dont le mouvement se nourrit. Par la suite, l’Humanité encourage un réseau de correspondants photos ; ce qui permet au quotidien de disposer d’images à la fois rares et inédites, comme « vu de l’intérieur ». Ces propositions sont d’une grande modernité. De mon point de vue, elles s’inscrivent dans l’éducation populaire. C’est-à-dire que l’action et l’analyse sont intimement mêlées dans une perspective émancipatrice. Par ailleurs, l’Humanité accorde – depuis le début – une part importante aux questions culturelles, donnant à lire durant l’entre-deux-guerres des romans inédits, comme A l’Ouest rien de nouveau de Erich Maria Remarque, ou encore suivant avec attention la situation des artistes dans leur diversité, qui sont aussi des travailleurs.
commenter cet article …