Chargé d’études à l’Observatoire des armements et auteur d’un rapport sur le contrôle des ventes de matériel militaire, Tony Fortin décrypte le retard institutionnel français et montre comment chez nos voisins le travail démocratique progresse. Entretien.
Tony Fortin Effectivement, ce débat demeure faible, à l’exception de quelques indignations conjoncturelles dès qu’on constate que des armes sont massivement utilisées pour commettre des massacres ou dans le cadre de conflits dans lesquels la France joue un rôle prépondérant, tels que le Yémen, le Rwanda ou la guerre du Golfe. Dans les années 1970-1980, déjà, les médias dénonçaient les ventes d’armes de la France à l’Afrique du Sud de l’apartheid. Pourtant, ces initiatives peinent à déclencher un véritable travail du Parlement sur le sujet. Pourquoi ? Parce qu’il y a une place prépondérante de l’outil militaire pour maintenir le rang de la France dans le monde, que l’on n’arrive pas à remettre en question.
Il y a aussi le problème de la concentration des pouvoirs entre les mains du président de la République, qui l’autorise à vendre des armes ou déclencher des guerres. Un relatif consensus existe au sein de la classe politique pour maintenir ces outils de puissance. À cela s’ajoute la faiblesse du Parlement en France, qui est sans cesse dévalorisé par l’exécutif, lequel ne lui donne pas les attributs nécessaires à un véritable contrôle.
Les députés n’ont pas accès aux informations qui sont disponibles dans d’autres pays de l’Union européenne, comme les quantités de matériel livré ou les notifications de refus lorsque des exportations ne sont finalement pas autorisées. Et quand les parlementaires posent une question au gouvernement, on leur oppose une fin de non-recevoir, ce qui est inimaginable ailleurs dans l’Union européenne. Il y a vingt ans, les autres pays de l’Union étaient pourtant au même niveau que nous. Ils ont progressé, contrairement à nous.
Tony Fortin Il y a plusieurs aspects, notamment la question de l’emploi dans les sociétés d’armement ; cette idée que, dans une période de crise, il est nécessaire de maintenir l’emploi dans ce secteur, avec des syndicats puissants et des partis politiques sensibles à cette question. Ce qu’on oublie de dire, c’est que les exportations d’armes, c’est juste 1,3 % du total de nos exportations. Or, on pourrait tout à fait faire le choix de reconvertir les sociétés d’armement vers d’autres secteurs et de maintenir l’emploi. C’est une question de choix politique.
De temps en temps, un rapport parlementaire est rédigé et préconise des solutions pour lutter contre cette opacité, mais, lorsque nous sollicitons des députés pour leur mise en œuvre, on fait face à un blocage. Autre exemple, nous avons détecté une prison secrète sur le site de Total au Yémen, et cela fait des semaines que nous demandons en vain l’audition à l’Assemblée nationale de Patrick Pouyanné, le PDG du groupe.
Tony Fortin Oui, même s’il ne faut pas non plus idéaliser ce qui se passe à l’étranger, parce que ce n’est pas un simple changement institutionnel qui va tout résoudre : la politique est aussi construite par chacun de nous, par les mobilisations sociales et parlementaires. Ces vingt dernières années, il y a eu des améliorations dans un certain nombre d’États de l’Union européenne, tels que le Royaume-Uni, les Pays-Bas ou l’Allemagne, sur lesquels notre dernier rapport s’est concentré de manière exhaustive, même si nous aurions pu également nous pencher sur les cas de la Suède et de l’Italie, où il y a eu aussi des progrès. Ces trois pays, qui avaient une transparence quasi nulle au début des années 2000, font maintenant preuve de toute la transparence nécessaire sur les contrats d’armement, les types et les quantités de matériel, les refus d’exportation, etc.
En France, c’est aux citoyens ou aux parlementaires de dénoncer l’État lorsqu’il a livré tel ou tel type d’armement suspect.
Au-delà de l’accès à l’information, il y a également des dispositifs qui permettent d’enclencher une surveillance par les parlementaires. Par exemple, en Allemagne ou aux Pays-Bas, ces derniers sont informés sous quinze jours des nouvelles licences d’exportation d’armements qui sont délivrées par l’État. En cas de licence litigieuse, ils sont en capacité de créer un débat en amont, avant même que le matériel ne soit exporté. Cela a transformé les pratiques politiques, mais, en France, c’est aux citoyens ou aux parlementaires de dénoncer l’État lorsqu’il a livré tel ou tel type d’armement suspect.
Au Royaume-Uni, il existe une commission parlementaire dédiée qui mène des enquêtes sur les ventes d’armes britanniques. Par exemple, le débat sur la guerre au Yémen a eu lieu de manière très approfondie dès 2016. Ces « comités », comme on les appelle outre-Manche, ont conclu à la nécessité de suspendre les ventes d’armes à l’Arabie saoudite. Le débat parlementaire et démocratique est donc porteur de changement. Il y a eu des suspensions de livraison concernant la guerre au Yémen en Suède, en Norvège, en Italie ou en Allemagne, qui sont encore une fois la concrétisation de ces avancées démocratiques.
On peut également souligner le travail réalisé sur les ventes d’armes légères en Allemagne, pays qui a pendant longtemps été le quatrième exportateur mondial de ce type d’armement, et qui a abouti à un accord de gouvernement interdisant les ventes à des pays tiers en dehors de l’Union européenne. On a aussi l’annulation d’un contrat de vente de chars à l’Arabie saoudite en 2013, toujours en Allemagne, ou de chars Leopard à l’Indonésie par les Pays-Bas en 2012.
Il faut mettre en place cette commission d’enquête parlementaire permanente sur les ventes d’armes, qui aurait accès aux données classées secret-défense sur les contrats.
Tony Fortin Il faut mettre en place cette commission d’enquête parlementaire permanente sur les ventes d’armes, qui aurait accès aux données classées secret-défense sur les contrats. Cela permettrait un suivi régulier et de fond, sinon on va rester sur des indignations sélectives sans pouvoir agir en amont, lorsque les contrats sont négociés et décidés. Les parlementaires ne se substituent pas forcément à l’exécutif ; en restant pragmatique, on sait que ça va être compliqué. Mais le Parlement doit au moins jouer son rôle d’alerte et s’imposer comme une réelle voix indépendante.
Dans un document interne au gouvernement, révélé par l’ONG Disclose, un service de Matignon s’oppose clairement à un contrôle plus démocratique des exportations d’armement et cherche à mettre sous cloche les députés. Un enjeu pourtant brûlant depuis qu'a été révélé que des armes françaises ont été utilisées par l’Arabie saoudite dans la guerre au Yémen, y compris contre des populations civiles.
Qu’importe l’éthique, pourvu qu’il y ait la vente. Les exigences de transparence liées aux exportations d’armes ne semblent pas préoccuper la France, à en croire une note gouvernementale révélée par l’ONG Disclose, cette semaine. Ce document, rédigé par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), service rattaché à Matignon, s’oppose aux propositions du rapport signé par les députés Jacques Maire (LaREM) et Michèle Tabarot (LR). Publié le 17 novembre, il vise à doter le Parlement d’un contrôle plus démocratique des exportations d’armements. L’intérêt est principalement de savoir quel usage est fait par les puissances étrangères de ces achats. Une question particulièrement brûlante en 2019, lorsqu’il a été révélé que des armes françaises ont été utilisées par l’Arabie saoudite dans la guerre au Yémen, y compris contre des populations civiles, selon les rapports de plusieurs ONG. Ce qui contrevient au traité de l’ONU sur le commerce des armes, exigeant notamment qu’elles ne puissent servir à « des attaques dirigées contre des civils ou d’autres crimes de guerre ».
C’est donc pour éviter cela que le rapport de Jacques Maire et Michèle Tabarot propose la création d’une commission parlementaire spécifiquement dédiée à cette question. Mais, pour la SGDSN, le risque serait que « les clients » soient « soumis à une politisation accrue des décisions » qui nuirait aux affaires. Or, c’est bien pour prendre en compte des considérations politiques, à savoir ne pas vendre des armes pour des usages disproportionnés de la force, qu’une exigence de transparence est défendue. « Cette note semble indiquer que le gouvernement fait passer les intérêts financiers liés aux exploitations d’armes avant la protection des vies humaines, comme s’il s’agissait d’un banal commerce », dénoncent 13 ONG, dont Amnesty International.
L’argument facile du secret-défense
Dans cette note, destinée à l’Élysée, Matignon et aux ministères des Armées, des Affaires étrangères et de l’Économie, la SGDSN avance un autre argument pour empêcher le contrôle parlementaire : « Sous couvert d’un objectif d’une plus grande transparence et d’un meilleur dialogue entre les pouvoirs exécutif et législatif, l’objectif semble bien de contraindre la politique du gouvernement en matière d’exportation. » Une phrase limpide, qui laisse penser qu’en cas de contrôle certaines ventes pourraient être annulées… « La main sur le cœur, l’exécutif nous dit qu’il respecte le droit international. Mais pourquoi dans ce cas-là serait-il réticent à ce qu’il y ait un regard extérieur sur ces ventes et pourquoi y opposer des arguments économiques ? » questionne André Chassaigne, chef de file des députés PCF.
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La SGDSN explique même que ce contrôle sur l’usage des armes vendues serait impossible, ces informations étant soumises au secret-défense. « C’est un peu facile pour l’exécutif de se cacher derrière cet argument pour empêcher les parlementaires d’agir. Il faut lever le secret-défense lorsque c’est nécessaire, notamment sur cette question, pour s’assurer que la France respecte les traités qui l’engagent », rétorque le député FI Bastien Lachaud. « On peut comprendre que ce secret existe, mais pourquoi ne pas imaginer que les députés qui siégeraient dans cette commission soient soumis à une obligation de réserve, comme cela arrive dans d’autres domaines ? » abonde André Chassaigne.
L’équilibre des pouvoirs bafoué
Pour empêcher que la proposition aboutisse, la SGDSN propose au gouvernement une stratégie, quitte à bafouer la séparation des pouvoirs : « Il convient de confirmer, avec les principaux responsables de l’Assemblée nationale, qu’ils s’y opposeront », préconise la note. Pour Bastien Lachaud, cette porosité entre l’exécutif et le législatif aurait déjà été à l’œuvre dès l’écriture du rapport parlementaire : « J’ai du mal à penser qu’un député de la majorité comme Jacques Maire ait pu rédiger un rapport, que les députés LaREM l’aient voté, sans qu’il y ait au moins un accord global avec le gouvernement. »
Ce rapport devait-il servir la communication de la Macronie, pour paraître publiquement pour transparence, mais, en sous-main, empêcher qu’elle ne se mette en place ? Une stratégie qui semble se confirmer dans la note de la SGDSN, qui préconise sans vergogne « d’adopter une position ouverte sur les propositions de renforcement de l’information du Parlement ». Tout en les torpillant.
Un président peu regardant avec ses "clients"
Lundi, en marge de la visite controversée du président égyptien Abdel Fattah Al Sissi, Emmanuel Macron déclarait : « Je ne conditionnerai pas notre coopération en matière de défense comme en matière économique à ces désaccords » sur les droits de l’homme. Troisième plus gros vendeur d’armes au monde, la France a pour principaux clients, entre 2010 et 2019, l’Inde, le Qatar, l’Égypte et les Émirats arabes unis.
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